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La vertu d’obéissance selon saint Thomas

La vertu d’obéissance selon saint Thomas

publié dans somme de saint thomas le 25 avril 2010


La vertu d’obéissance selon saint Thomas
R. P. M.-M. Labourdette, o. p.
Revue Thomiste,
octobre-décembre 1957, pp. 626-656

 

Dans l’organisation synthétique de la Secunda Pars, l’obéissance est présentée comme une « partie » de la déférence, vertu de respect envers les supérieurs, elle-même simple annexe de la justice. N’est-ce pas une idée un peu courte ? N’y aurait-il pas même, dans cette place apparemment bien secondaire, une méconnaissance grave d’une attitude vertueuse que la
prédication évangélique et la tradition chrétienne ont mise au premier plan ? Il n’est pas nécessaire d’avoir une longue familiarité avec l’Évangile pour se rendre compte que l’un des enseignements majeurs du Seigneur est de faire la volonté du Père qui est dans les cieux et que l’exemple de sa vie met en particulier relief précisément son obéissance : c’est le précepte
de son Père qu’il accomplit en mourant sur la Croix. Et saint Paul, achevant le parallèle des deux Adam, résume leur opposition : Comme par la désobéissance d’un seul tous ont été constitués pécheurs, ainsi, par l’obéissance d’un seul, tous seront constitués justes (1).
Il est bien vrai que l’obéissance est une très grande vertu, l’une des plus importantes de la vie chrétienne. Et c’est bien ainsi que saint Thomas l’a comprise. Mais il ne suffit pas pour s’en assurer d’étudier isolément les deux brèves questions qu’il lui a explicitement consacrées (2). La Somme de théologie n’est pas une succession de monographies. Il est essentiel
de commencer par replacer ces textes aussi denses que rapides dans leur vrai cadre et dans la lumière des principes qui les commandent : ils prennent alors des proportions d’une extraordinaire grandeur.
Cela demande sans doute une investigation un peu longue, mais dont il n’est guère possible de faire l’économie, car on ne saurait trop réagir contre la tendance à lire si matériellement saint Thomas qu’on se contente d’extraire comme se suffisant à elle-même telle ou telle partie où une question se trouve explicitement traitée, alors que la loi d’une synthèse comme la Somme est que la moindre de ses parties y dépend essentiellement de
l’ensemble.

I. — Situation et sens général de l’obéissance

Cette première recherche n’a pour but que de rassembler les principes  indispensables à une juste intelligence des questions 104 et 105 de la Secunda-Secundæ. L’étude du contexte prochain, auquel saint Thomas lui-même nous invite, nous conduira à des perspectives plus larges.

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1 Rom. v, 19.
2 IIa-IIæ qq. 104-105.

A. Place du traité de l’obéissance

« Obedientia procedit ex reverentia, quæ exhibet cultum et honorem superiori. Et quantum ad hoc, sub diversis virtutibus continetur : licet secundum se considerata, prout respicit rationem præcepti, sit una specialis virtus. In quantum ergo procedit ex reverentia prælatorum, continetur quodammodo sub observantia. In quantum vero procedit ex
reverentia parentum, sub pietate. In quantum vero procedit ex reverentia Dei, sub religione : et pertinet ad devotionem, quæ est principalis actus religionis. Unde secundum hoc laudabilius est obedire Deo quam sacrificium offerre.
(3 )— L’obéissance procède de la déférence qui rend culte et honneur au supérieur. Et quant à cela, elle est subordonnée à des
vertus diverses bien que, considérée en elle-même, en tant qu’elle s’attache à la raison de précepte, elle soit une seule vertu spéciale. Donc, en tant qu’elle procède de la déférence envers les supérieurs, elle est comme subordonnée au respect. En tant qu’elle procède de la déférence envers les parents, à la piété. En tant qu’elle procède de la déférence envers Dieu,
à la religion, et elle ressortit à la dévotion, acte principal de la vertu de religion. Aussi, de ce point de vue, est-il plus louable d’obéir à Dieu que de lui offrir un sacrifice. »

Déférence, piété filiale, religion, ce sont les vertus que saint Thomas vient d’analyser, à partir de la question 81. Cette considération forme un traité tellement homogène qu’il est indispensable d’en rappeler les lignes générales, car, si l’étude de l’obéissance en constitue pour ainsi dire le dernier chapitre, ce n’est certes pas que cette vertu y soit la dernière en
grandeur ou en importance, c’est au contraire parce qu’elle a la même ampleur que toutes les autres ensemble. Si l’analyse a suivi jusqu’ici un ordre décroissant, allant de la religion à la piété et de la piété à la déférence, avec l’obéissance elle remonte, comme pour clore un cycle,
jusqu’au principe dont elle est partie. Vertu spéciale et bien distincte, l’obéissance fait face à tout le groupe de ce qu’on a justement appelé les « vertus de vénération », se rattachant, selon les cas, plus particulièrement à l’une d’elles, dont elle reçoit alors plus directement son animation : in quantum procedit ex reverentia prælatorum, ou bien ex reverentia parentum, ou bien ex reverentia Dei. Aussi importe-t-il particulièrement, pour déterminer en toutes ses implications la pensée de saint Thomas, de saisir d’abord la structure profonde de ce traité : on n’aurait une idée
complète d’aucune de ces vertus, si on se contentait des seules questions qui lui sont consacrées. Cela ne vient pas seulement de ce qu’elles se ressemblent en leur type formel, mais surtout de ce qu’elles se dégagent successivement l’une de l’autre, comme une participation de la précédente. Chacune de ces participations s’éclaire de tout ce qui a été dit de la
vertu supérieure, et elle l’éclaire à son tour, pour autant qu’elle présente plus distinctement, parce que mieux isolée, une note caractéristique qui se trouvait éminemment, mais fondue avec d’autres, dans la vertu plus haute. Il serait donc vrai de dire, soit que le traité de la religion ne se termine, dans la Somme, qu’avec l’étude de l’obéissance, soit, tout aussi bien, que l’étude de l’obéissance y commence avec celle de la religion, à laquelle saint Thomas prend explicitement soin de la ramener, en la rattachant à l’« acte principal » de dévotion.

 

L’élément commun de ce groupe de vertus, qui sont des formes de justice, est qu’elles sont fondées sur l’inégalité des conditions entre deux personnes, dont l’une, l’inférieure, s’efforce d’ajuster ce qu’elle fait sur les exigences de ce qu’elle doit. Leur situation est telle que, si on ne considère que la rigueur de la dette, il faut dire qu’il y a ici plus que justice. On s’y trouve plus « obligé » à autrui que par la libre convention d’un contrat ou par le tort qu’on

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3 Ibid. q. 104, a. 3, ad 1um. [La traduction française ne figure pas dans la Revue thomiste. Celle qui est ajoutée à la fin des citations de la Somme théologique est tirée de l’édition de la Revue des Jeunes.]

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a pu faire à un égal. On est même si obligé qu’aucune prestation (en vocabulaire thomiste :aucune operatio, par opposition aux passiones) ne pourra éteindre la dette ; on restera toujours, dans la ligne de ce rapport, un inférieur, un obligé.

 

La première conséquence de ce fait est que ces vertus, comme telles, ne sont pas réciproques. La justice commutative doit trouver chez autrui une justice commutative à mon égard ; les vertus de vénération sont essentiellement des vertus d’inférieur et, sous leur forme propre, ne peuvent se trouver que chez lui. Il serait évidemment absurde d’attribuer à
Dieu religion, piété, déférence, obéissance (sinon, comme le remarquera saint Thomas pour l’humilité, « selon la nature assumée »).

D’où vient donc cette situation ? De ce que celui à qui nous sommes ainsi liés et redevables est à quelque degré, plus ou moins profondément mais vraiment, notre principe :
c’est un être de qui nous tenons cela même que nous avons et de qui nous continuons de dépendre en ce en quoi il nous est supérieur. Jamais nous ne pourrons traiter avec lui d’égal à égal. Il restera, entre ce que nous devons et ce que nous faisons, une marge non supprimable, strictement inappréciable en quantité, parce qu’elle exprime une différence
d’ordre et qu’elle est par suite irréductible à l’idée de stricte égalisation.
Cette qualité de principe, c’est à Dieu qu’elle convient tout d’abord, de façon éminente et parfaite. De lui nous avons strictement tout reçu et nous dépendons de lui à chaque instant totalement. Dans cette domination, saint Thomas distinguera deux aspects, sous chacun desquels nous vénérons Dieu comme notre principe : l’action créatrice qui nous donne l’être
et le conserve, le gouvernement divin qui nous dirige et nous conduit à notre fin. Par là, Dieu est Principe absolument et à tous les points de vue et c’est comme tel qu’il est pour nous objet de religion.

Mais il y a aussi des créatures qui participent, à leur manière et à un certain degré, à cette qualité d’être pour nous un principe. Ce sont d’abord nos parents (auxquels il faudra joindre la patrie, dont le nom même évoque aussitôt l’idée de paternité). Nous leur devons le
bienfait fondamental, impossible à rendre, de notre venue à l’existence, non par création, mais par génération ; nous leur devons aussi notre éveil à la vie humaine, tout un patrimoine matériel et culturel, notre formation en laquelle ils ont eu à nous gouverner. Ils sont pour nous objet de piété filiale.

En deçà des parents enfin, d’autres hommes peuvent participer par rapport à nous à la primauté divine ; non plus comme principes d’être, mais comme principes de direction et de gouvernement, nous orientant vers les fins de la vie humaine : c’est le cas de tous ceux qui sont actuellement nos supérieurs, qui ont sur nous une autorité proprement dite. Et ce caractère s’étend même, comme en dégradé et avec d’infinies nuances, à tous ceux que
signale une certaine éminence humaine, les rendant au moins aptes à nous aider et à nous diriger. C’est à quoi répond l’attitude vertueuse que saint Thomas appelle « observantia » et qui est un respect, une déférence 4.

Mais voici une conséquence capitale. La justice commutative éteint sa dette envers autrui en égalisant objectivement ce qu’elle rend à ce qu’elle doit. Les sentiments que je nourris

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4 Cf. ibid., q. 102, a. 1. — Dans l’ad 1um : « Religio per quamdam supereminentiam pietas dicitur, et tamen pietas proprie dicta a religione distinguitur ; ita etiam pietas per quamdam excellentiam potest dici
observantia, et tamen observantia proprie dicta a pietate distinguitur. — On donne à la religion le nom de piété dans un sens suréminent, ce qui n’empêche pas la piété proprement dite de se distinguer de la religion ;
de même, et dans le même sens, la piété peut s’appeler respect, sans que pour autant le respect proprement dit se confonde avec elle. »

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envers mon créancier peuvent intéresser d’autres vertus, ils n’intéressent pas directement la justice. Pour les vertus de vénération au contraire, il y aura certes toujours une prestation objective à offrir, dont l’omission attenterait à l’intégrité de la redevance ; mais l’insuffisance de ces prestations, qui laissent intacte la « primauté » d’autrui, fait que nous lui devons aussi et même d’abord autre chose une attitude intérieure, un certain ordre de sentiments. Notre dette s’intériorise, le point d’application de notre activité vertueuse aussi ; et c’est ce qu’exprime le nom général de vertus de vénération. La prestation objective ne suffira jamais :
nous devons en outre certaines attitudes d’âme. Il s’ensuit que ces vertus ont un contenu psychologique beaucoup plus riche que la justice proprement dite. Dans celle-ci, l’application à la redevance objective domine ; mais les vertus de vénération sont en outre et beaucoup plus culture de sentiments intérieurs, par le côté où ils sont dus. Elles développent ces sentiments, les élèvent jusqu’à la qualité parfaite où ils seront animateurs des attitudes et des activités dirigées par la vertu.
Le plus fondamental, sinon forcément le plus puissant, est la révérence. Elle s’adresse essentiellement à la supériorité, à la grandeur ; elle est une certaine manière de reconnaître ou plutôt (car elle est de l’ordre de l’affection) de « sentir » cette grandeur de l’autre, d’apprécier ce qui nous sépare de lui. Elle est le sens de la distance et elle inclut par le fait
même une certaine crainte – qui ne trouvera d’ailleurs sa perfection humaine et chrétienne que par ces vertus et par un don du Saint-Esprit, le don de crainte. En face de Dieu, la révérence est le sentiment de la créature comme telle ; et, dans la mesure où il est cultivé comme dû à Dieu, comme un premier et fondamental hommage, il est l’âme de la vertu de religion. Mais cette révérence se retrouvera, à des degrés proportionnés, dans chacune des vertus de vénération. Nous vénérons en Dieu la Majesté incommunicable du Créateur ; nous vénérons en nos parents la paternité, participation de la Majesté divine ; nous vénérons dans
les supérieurs l’autorité, elle-même toujours participée du souverain domaine de Dieu ; et, en toute autre personne, qui nous est « supérieure » au sens large, par ce qu’on appelle l’ « autorité morale », nous respectons la grandeur, toujours participée de Dieu, elle aussi.
Ces sentiments et ces attitudes de révérence sont aussitôt caractéristiques des vertus de vénération, parce qu’il est facile de voir qu’ils sont dus à l’être supérieur en face duquel nous nous trouvons ; ils entrent aisément dans une justice. Mais ils ne sont pas seuls. La grandeur et la souveraineté de l’être qui est notre « principe » n’est pas seulement écrasante pour nous,
« séparante », elle est aussi, par un autre côté, profondément attirante. C’est une des plus profondes lois de l’être qu’il retourne au principe dont il vient, qu’il tende à lui, s’attache à lui. Notre attitude envers ceux qui sont de quelque façon principe de notre être, de notre vie, de notre gouvernement, ne sera pas ce qu’elle doit être, si elle n’inclut pas l’affection,
une certaine forme d’amour. Certes l’amour n’est pas la justice et il se développe sur un tout autre type ; mais déjà au seul point de vue de cette justice qu’est une vertu de vénération il faut dire que l’amour, de Dieu, de nos parents, de nos supérieurs, à chaque fois fort diversifié et proportionné à son objet, fait partie des sentiments que nous leur devons. Il est
d’ailleurs spontanément et naturellement suscité en même temps que la révérence, il fait corps avec elle et entre dans l’hommage que nous rendons. Il contribue à la richesse psychologique de l’attitude vertueuse. De ces divers sentiments, il arrivera forcément que l’un ou l’autre prédomine et colore l’attitude d’ensemble : religion plus spontanée, plus affectueuse chez l’un, plus grave, plus « craintive » chez l’autre ; mais tous doivent y être.
Dans un ensemble aussi complexe, où se situe et comment se présente l’obéissance ?
Ce qui fonde la distinction des vertus de vénération, c’est à chaque fois l’excellence propre de celui à qui la vénération s’adresse ; cette excellence se diversifie selon les degrés caractéristiques de participation à la primauté divine. Mais la révérence et l’hommage, le « culte », qui la traduit, ne sont pas la seule obligation que nous impose cette sorte de justice
envers un supérieur. Dieu créateur, principe d’être, appelle l’adoration ; Dieu provident et nous gouvernant appelle la soumission ; la religion est à la fois révérence et service. Parce que les parents participent à l’excellence divine sous ces deux aspects, la piété filiale inclut les deux attitudes. Les supérieurs ne sont principe que dans l’ordre du gouvernement : nous
« vénérons » en eux l’autorité, qui ne peut être participée que de Dieu ; mais ici apparaît plus nettement le fruit immédiat et caractéristique de cette vénération : l’obéissance.

L’obéissance est distincte de la déférence et de n’importe quelle vertu de vénération ; elle ne regarde pas directement l’excellence propre du supérieur comme tel, mais son précepte. Or, tandis que l’excellence se diversifie en ses différentes participations, le précepte ne se diversifie pas selon l’excellence des personnes qui le portent : il suffit qu’il y ait en elles une autorité véritable. Aussi saint Thomas disait-il que la même (5) vertu d’obéissance s’adresse et  aux supérieurs, et aux parents et à Dieu, tout en « procédant » chaque fois de la révérence appropriée à la qualité de l’auteur du précepte : ex reverentia prælatorum, ex reverentia parentum, ex reverentia Dei. Saint Thomas aurait aussi bien pu analyser l’obéissance à propos de la religion et dans son prolongement ; s’il en renvoie l’étude à la fin du traité général des vertus de vénération et à propos de ceux qui sont simplement nos supérieurs, c’est à la fois pour n’avoir pas à se répéter et surtout parce que l’obéissance s’y trouve mieux isolée, plus discernable en ses caractères propres. Mais il ne faut pas oublier qu’elle regarde tous ceux
qui participent à l’autorité divine et qu’elle est d’abord due à Dieu lui-même. À chaque fois, la même vertu d’obéissance va s’articuler à la vertu de vénération correspondante, celle qui convient à ce supérieur-là : déférence, piété, religion ; elle en sera animée, en prendra la couleur, la richesse psychologique ; elle y trouvera son « climat ».

B. Les divers aspects de l’obéissance

La place que saint Thomas fait ainsi à l’obéissance est décisive pour saisir la perspective dans laquelle il en élaborera la notion. Il est d’autant plus nécessaire de préciser ce point de vue que souvent la catéchèse spirituelle de l’obéissance s’est faite dans la ligne de l’état religieux ; par suite l’idée qui s’en est répandue, du moins à un certain niveau de vulgarisation,
n’a pas toujours gardé son véritable équilibre, parce qu’elle se trouvait infléchie dès l’abord vers une de ses réalisations particulières. Cette idée n’a pas manqué de susciter des réactions ; mais celles-ci n’ont pas toujours échappé au danger commun des réactions unilatérales et paraissent avoir conduit à la méconnaissance profonde d’une vertu qui n’est pas seulement essentielle à la vie chrétienne, mais que la loi naturelle suffit à imposer.

Si saint Thomas étudie l’obéissance dans le traité de la justice, c’est qu’à ses yeux l’obéissance n’est pas, premièrement et de soi, une vertu de « discipline personnelle », une vertu de renoncement et d’ascèse ; son but premier, commun à ses diverses réalisations, n’est

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(5 )Id., q. 104, a. 2, ad 4um : « Reverentia directe respicit personam excellentem : et ideo secundum diversam rationem excellentiæ diversas species habet. Obedientia vero respicit præceptum personæ excellentis ; et ideo est unius rationis. Sed quia propter reverentiam personæ obedientia debetur ejus præcepto, consequens est quod obedientia omnis sit eadem specie, ex diversis tamen specie causis procedens. — La déférence vise directement la personne qui nous surpasse, c’est pourquoi elle a diverses espèces selon les diverses raisons de supériorité. Au contraire, l’obéissance envisage le précepte de cette personne supérieure, et c’est pourquoi elle n’a qu’une seule raison d’être. Mais parce que l’obéissance au précepte s’impose à cause de la déférence due à la personne, il en résulte que toute obéissance est d’une seule espèce, bien que procédant de motifs spécifiquement
différents. »
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pas de « briser la volonté propre » et d’y faire renoncer ; l’obéissance est d’abord une vertu du type général de la justice, une redevance à autrui, au même sens que les vertus de vénération.
Elle a pour rôle d’insérer l’individu dans la collaboration à un ordre qui le dépasse. Et la signification première de cet ordre, qui, comme tout ordre, est commun à un ensemble plus ou moins universel, n’est pas que les volontés particulières soient contrariées, encore qu’elles le soient souvent, elle est que l’œuvre commune soit faite, soit bien faite, sous la direction de
l’autorité, de telle sorte que le groupe réalise son bien commun et permette par le fait même à chacun de ses membres de mieux atteindre sa propre fin.

Sous cet aspect primordial, qui n’exprime pas encore toute sa richesse, mais donne sa note fondamentale, l’obéissance est une vertu de bien commun.
Elle sera aussi davantage, mais par surcroît et comme par conséquence. L’insertion dans l’ordre commun demande à chacun un dépassement de soi qui ne saurait aller sans sacrifices ; à ce point de vue, l’obéissance sera parfois facile, parce qu’on voulait déjà ce qui est commandé (6) ; mais souvent l’individu en sera contrarié dans ce à quoi il tient le plus : la
disposition de son activité libre. C’est par là que l’obéissance, vertu de bien commun, se trouve être en même temps la vertu sans doute la plus exigeante de renoncement personnel, en tout cas du renoncement le plus intime ; elle possède à ce titre une incomparable valeur d’ascèse. Il est vrai que l’obstacle dont elle délivre par ce renoncement était en fait une
limite, qui s’opposait à l’insertion dans l’œuvre commune, dans l’ordre divin ; et c’est d’abord pour cela qu’on veut la disparition de cet obstacle, avant même de la vouloir pour sa propre libération intérieure ; mais il y a là une valeur de perfection spirituelle qu’une morale de la perfection humaine et chrétienne ne peut méconnaître. Car si ces données sont déjà vraies et importantes au plan de la simple vie humaine, telle que la requiert la loi naturelle, elles prennent, dans le christianisme, une portée beaucoup
plus grande et plus profonde. La vie chrétienne ne supprime aucunement les exigences morales naturelles, elle les assume et les transfigure, leur ajoute des exigences nouvelles plus hautes, proportionnées à la vocation surnaturelle. Aussi saint Thomas enseigne-t-il qu’il y a, dans le prolongement de ces vertus divines que sont les vertus théologales et par leur animation, des vertus morales infuses, intrinsèquement surnaturelles (7). Ce n’est pas ici le lieu d’en retracer la théologie générale, de montrer leurs rapports avec les vertus naturelles ; il importe seulement de rappeler que cette christianisation radicale de l’attitude vertueuse a pour loi
commune l’imitation du Christ, la vie à son image. Cela n’est pas propre à l’obéissance ; mais il y a, pour l’obéissance aussi, cette conséquence que non seulement ses mesures morales sont plus hautes, découlant des lumières de la foi et du dynamisme de la charité, mais que, de fait, concrètement, elle a désormais un modèle, et mieux qu’un modèle, un
centre d’attraction qui, en diffusant la grâce chrétienne, lui donne l’inclination à le reproduire, à revivre son propre mystère. L’imitation du Christ n’est pas pour nos vertus une loi arbitrairement posée du dehors, venant simplement ajouter une obligation nouvelle à des…..(6)
L’obéissance ne sera pas forcément moins bonne dans ce cas, car ce n’est pas précisément dans le renoncement comme tel que consiste son mérite. On pense assez spontanément que l’obéissance est meilleure quand elle coûte, et il est sûr qu’alors son authenticité est plus manifeste.

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(6)Cf. IIa-IIæ, q. 104, a. 2, ad 3um : « Sed hoc intelligendum est secundum id quod exterius apparet. Secundum tamen Dei judicium, qui corda rimatur, potest contingere quod etiam in prosperis obedientia aliquid de suo habens non propter hoc sit minus laudabilis, si scilicet propria voluntas obedientis non minus devote tendat ad impletionem præcepti. — Mais cela doit se comprendre selon ce qui apparaît au-dehors. Selon le jugement de Dieu, qui scrute les cœurs, il peut arriver qu’une obéissance qui rencontre son intérêt n’en soit pas moins louable, si celui qui obéit par sa
volonté propre n’en met pas moins toute sa générosité à accomplir le précepte. »

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7 Cf. Ia-IIæ, q. 63, a. 3 et 4.

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obligations déjà existantes ; elle est dans l’inclination même de notre grâce et de nos vertus, dans l’orientation de leur croissance, un peu comme la perfection de l’homme mûr se trouve dans l’orientation de la vie montante chez l’enfant. Dans ses analyses de la Secunda Secundæ, saint Thomas n’explicite pas cette dimension de l’activité vertueuse chrétienne, parce qu’elle ne peut être rendue manifeste que par l’étude du Christ et de sa vie, de sa grâce capitale, de ses vertus, du mystère de ses sacrements et de l’agrégation à son Corps mystique ; mais ce sont des principes dont sa théologie des vertus infuses avait suffi à nous avertir et qui
prendront tout leur rayonnement dans la Tertia Pars. Commune à nos diverses vertus chrétiennes, cette imitation du Christ ne peut servir à déterminer la spécificité d’aucune d’entre elles : celle-ci ne peut se prendre que de la matière morale de cette vertu sous la régulation morale propre qui est la sienne. Elle n’en est pas moins essentielle à la bonté de la
vie chrétienne, comme la conformité à la raison est essentielle aux diverses vertus humaines.

L’obéissance ne perdra nullement, en régime chrétien, sa signification fondamentale ; elle reste à sa manière une justice, une vertu de collaboration au bien commun sous la direction d’une autorité qui vient de Dieu. Éclairée par la foi, elle verra mieux encore qu’elle nous fait
entrer dans le plan divin, dans l’accomplissement des desseins de Dieu. Mais la valeur de renoncement et d’ascèse qu’elle possède comme par surcroît va se trouver soulignée et magnifiée par l’inclination à imiter le Christ factus obediens usque ad mortem. Elle sera, sous l’animation de la charité, un moyen particulièrement efficace de configuration à la Passion du Christ.
Cette idée permet de comprendre la signification de l’obéissance dans le cas particulier de l’état religieux. Dans cette obéissance, c’est sa valeur d’ascèse et d’assimilation au sacrifice du Christ qui va se trouver mise au premier plan et délibérément recherchée ; on en fera systématiquement, sur le conseil du Seigneur, un instrument de libération spirituelle au
service de la charité. Au lieu de se contenter d’obéir quand le devoir s’en présente, comme tout le monde y est tenu, le religieux fait, par vœu, de l’obéissance, la condition fondamentale de sa vie de tous les jours, de tous les instants. L’obéissance n’y perd aucunement sa nature, son ordination primordiale au bien commun, qui reste, si on peut dire, sa loi
structurale ; mais c’est désormais l’ordination au bien commun d’une école de perfection.
Mais c’est là un cas particulier, dont il faut se garder d’attribuer les exigences et les caractères propres à la vertu d’obéissance en elle-même. Il importait de le signaler, pour distinguer et situer à leur vraie place des notions trop souvent confondues. On n’évitera ces
confusions qu’en étudiant d’abord, comme le fait saint Thomas dans la Secunda Secundæ, l’obéissance en sa nature, en sa structure morale universelle, telle que la requiert déjà la loi naturelle. Mais cette étude même impose le rappel d’un nouvel ordre de principes : qui dit obéissance dit autorité, dépendance d’une autorité. La conception qu’on se fait de l’autorité ne peut manquer d’influer sur la théologie de l’obéissance.

C. Le fondement de l’obéissance : l’autorité

Présenter en toutes ses nuances la théologie de l’autorité selon saint Thomas nous ferait sortir du cadre de cet article. Il ne peut être question que d’en résumer les grandes lignes, d’en fixer les points essentiels, indispensables à une théologie de l’obéissance. Nous trouvons
d’ailleurs un point de départ suffisant dans ce que saint Thomas nous a dit des vertus de vénération.

L’autorité première de qui toute autre découle, c’est Dieu, comme de lui procèdent toute paternité, toute supériorité. Parmi toutes les vertus morales, l’obéissance partagera avec la religion (et les vertus proches de la religion, en leur esprit, sinon en leur type formel, comme
par exemple l’humilité) cette excellence de toujours dire un rapport à Dieu. Ce rapport n’est tout à fait explicite que dans le cas de l’obéissance articulée à la religion et procédant immédiatement ex reverentia Dei ; mais en toute obéissance il est implicitement présent. De là vient l’importance que prend forcément l’obéissance dans toute morale théocentrique ou à
dominante religieuse, et singulièrement dans la morale chrétienne, axée en outre sur l’imitation du Christ, obéissant à son Père « jusqu’à la mort ». Ainsi se dégage déjà cette première idée directrice, qui est d’ailleurs d’enseignement catholique : toute autorité vient de Dieu, est une participation à l’autorité divine.

La première et fondamentale dépendance de toute créature se prend donc par rapport à Dieu. Mais Dieu a créé un univers ordonné, hiérarchisé, dont c’est la loi que les êtres inférieurs atteignent leur fin par l’influence et l’intermédiaire des êtres qui leur sont supérieurs. Dès le premier article de la question 104, pour situer dans son contexte général le cas propre de l’obéissance humaine, saint Thomas soulignera l’analogie de l’ordre universel des êtres, déjà réalisé dans l’univers sous le gouvernement divin.

L’ordre humain n’en est pas moins un ordre particulier, présentant ses problèmes propres, que la seule analogie du cosmos ne suffit pas à résoudre. Nous y trouvons en effet d’une part, cette dépendance
foncière de toute créature par rapport à Dieu, qui suffit à fonder l’obéissance comme prolongement de la religion et à son plan ; d’autre part, un être libre, que « Dieu a remis entre les mains de son conseil » pour qu’il accomplisse librement ce retour à Dieu que les êtres inférieurs accomplissent aveuglément, par nécessité de nature. Dans cet ordre humain, y aura-t-il donc d’autres autorités que celle de Dieu ? Sur quoi peuvent-elles se fonder ?
On pourrait être tenté de chercher le fondement de toute autorité humaine dans une institution positive de Dieu en une manière de « délégation » juridique. Dieu peut évidemment décider et établir que tels hommes seront soumis à tels autres, chargés de les diriger pour leur plus grand bien. C’est dans cette voie qu’aura toujours tendance à s’engager une théologie volontariste. Et cela commande une conception de l’obéissance qui, pour être assez répandue, n’en est pas moins contestable ; car, là où cette « délégation » ne se serait pas précisée en une institution positive elle-même divine, où une telle autorité trouvera-t-elle aussi bien ses titres que ses limites ? On risque de livrer des hommes à la volonté, c’est-àdire
au bon plaisir d’un autre.

Saint Thomas s’est orienté très consciemment dans un tout autre sens. Il entend trouver à l’obéissance humaine (c’est-à-dire obéissance à des hommes) un fondement de droit naturel. Où le chercher ? Deux voies sont possibles.

On s’appliquerait, dans un sens qui peut se recommander d’Aristote et de sa pensée sur l’esclavage, mais qui n’est guère christianisable, à manifester la nécessité où se trouvent certains hommes, et même beaucoup, d’être dirigés, à raison d’une certaine infériorité de nature (8). Incapables de faire face à leur vraie fin humaine, ils sont par nature voués à obéir, à n’atteindre une activité vraiment humaine que sous la mouvance d’un autre homme, en
obéissant. Certes, un chrétien ne suivra pas Aristote dans de telles formulations ; il dira que si certains hommes sont voués à obéir ou à servir, c’est pour leur bien propre et non pour  celui des maîtres, et que c’est là une de ces dispositions insondables de la Providence qui s’est accommodée à l’infirmité humaine. Et il est vrai que, dans des cas individuels,
probablement nombreux, cette idée a une vérité pratique, encore qu’à moins d’infirmité

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(8) Voir M. Defourny, Aristote, Études sur la Politique, 1932, pp. 27 ss.
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congénitale on ne doive jamais se résigner à laisser des hommes dans cet état infantile et qu’il faille toujours viser à les élever à la vie humaine vraiment personnelle. Mais de toute façon, on n’aura pas manifesté le vrai fondement du devoir d’obéir à des hommes, que la nature après tout n’a pas marqués au front du signe des maîtres ; on n’aura pas exclu la
possibilité pour n’importe qui de remarquer qu’il en vaut bien un autre et n’a donc aucune raison de lui obéir. Et on aura malheureusement rattaché l’idée d’obéissance à celle de faiblesse et de « minorité », sinon d’infantilisme, ce qui ne manquera pas de soulever, pour sa
notion même, les plus faux problèmes.

Pour saint Thomas, le véritable fondement de l’autorité humaine est dans la nature sociale de l’homme. Ce n’est aucunement la soustraire au courant de participation à l’autorité divine et la faire dépendre d’une institution humaine, c’est au contraire la fonder sur la nature, et donc sur Dieu. Tout homme est pris dans un ensemble, dans un groupe, où se réalise en
commun un certain bien humain. La convergence des activités particulières vers ce bien commun suppose nécessairement, précisément parce que l’homme est libre, une direction unifiante : c’est la tâche d’une autorité, sans laquelle un groupe social est décapité et se dissout. Le mode de désignation de cette autorité est une tout autre question, qui dépendra d’abord du type de société dont il s’agit : il est réglé par la nature dans le groupe familial, où
les parents, singulièrement le père, participent à l’autorité divine parce qu’ils participent déjà à la qualité plus fondamentale de principe d’être ; dans la communauté politique, qui est beaucoup plus « œuvre de raison » et qui par suite peut prendre des formes diverses, cette désignation suppose certaines conventions qui peuvent changer. Mais, quel que soit le mode
de désignation et de transmission, l’autorité, parce qu’elle est exigée par la nature de l’homme et du groupe social, tient sa valeur et sa légitimité profonde du droit naturel et donc de Dieu, dont le droit naturel ne fait qu’exprimer la Loi éternelle ; elle est participée de l’autorité divine.
Nous rejoignons bien ainsi le premier principe : Toute autorité vient de Dieu, est participée de l’autorité divine. Mais nous en ajoutons aussitôt un second, dont l’importance sera capitale aussi : Toute autorité humaine porte directement sur un groupe, vise essentiellement un bien commun. C’est précisément ce bien commun qui en fixera naturellement l’extension
et par le fait même les limites. L’autorité appellera dès lors toujours l’exercice, non de la seule volonté et du bon plaisir, mais d’une prudence, de ce que saint Thomas appelle, du nom d’une réalisation typique, la prudence royale, prudence de gouvernement d’un ensemble (9).

II. — Nature et caractères de l’obéissance

A. La vertu d’obéissance en elle-même

1. Sa raison d’être (10)

Saint Thomas commence par se demander si un homme doit obéissance à un autre. La réponse ne va pas de soi. Si Dieu a remis l’homme entre les mains de son conseil, de quel droit l’homme aliénerait-il la disposition de sa vie entre les mains d’un autre ? Ce serait d’ailleurs prendre pour règle d’action une volonté essentiellement faillible. Et de toute

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9 Cf. IIa-IIæ, q. 50, a. 1 et 2.
10 Ibid., q. 104, a. 1.

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façon, n’y a-t-il pas une bonté morale plus grande à agir spontanément, par initiative personnelle, que sur ordre et par une obligation venue du dehors ?

Mais avant de discuter ces difficultés de toujours, il faut, pour manifester la légitimité et la valeur de l’obéissance, prendre les choses de plus haut, et considérer l’ensemble du plan divin. Dieu a tout fait dans l’ordre ; l’ordre divin doit se retrouver aussi bien dans les choses humaines que dans la nature ; il implique forcément groupement et hiérarchie. Le rôle de
cette hiérarchie est d’assurer la montée de tous les êtres vers leur fin, chacun sous l’influence de ceux qui le dépassent. Mais ce qui, dans la nature, s’exécute aveuglément, par des influences d’ordre physique, est assuré parmi les hommes par l’obéissance. Bien loin de porter atteinte à la dignité de l’homme, à son caractère d’être raisonnable et libre,
l’obéissance est le privilège de cette dignité, son immédiate expression dans l’universelle harmonie des créatures : dans cette harmonie, il entre précisément comme homme ; car ce qui, pour les autres êtres, est influence physique les poussant aveuglément à leurs actes et à leur fin, devient pour lui précepte, s’adressant à son intelligence et à sa volonté.
Et de même que le fait d’entrer, sous l’influence d’êtres supérieurs, dans un ordre universel, conduit chaque être de la nature à se dépasser, à sortir de sa petite réalisation pour concourir à un bien commun infiniment plus grand que lui, de même le fait d’entrer par l’obéissance dans un ordre commun permet à chaque individu humain de se dépasser en une
activité plus haute et plus efficace de bien que s’il agissait tout seul.
Le facteur caractéristique de cet ordre humain est le précepte. Avant de l’analyser plus précisément, entendons par là une ordination impérative qui s’adresse à une intelligence et à une volonté. Le précepte n’agit pas du dehors, par contrainte ou influence physique, il s’adresse à une conscience. Il lui est essentiel d’être donné à quelqu’un qui en comprend la
teneur et qui prendra librement sur soi de l’accomplir. Il reste donc parfaitement vrai que Dieu a remis l’homme entre les mains de son conseil ; bien loin de s’opposer à l’obéissance, c’est cette prérogative qui la rend possible.

Ces notions encore élémentaires montrent dès le début que l’idéal de l’obéissance ne sera jamais d’assimiler en leur mode, d’une part, le concours des hommes à l’œuvre commune sous la direction d’une autorité, d’autre part la convergence des créatures non libres à l’ordre universel sous l’influence efficiente des êtres qui les dépassent. Cet idéal ne saurait être de
revenir à un type de soumission animale ou même inanimée, mais au contraire d’être et de rester pleinement humaine. Jamais l’obéissance ne dispensera de la prudence personnelle, non seulement, comme il va de soi, pour les actes qui ne sont pas commandés, mais très précisément pour l’accomplissement même de l’obéissance 11. Celle-ci est une vertu d’homme
libre, et ne peut trouver qu’à ce plan sa perfection ; elle se dégrade en passant au plan du dressage, ou déjà même à celui de l’influence subie de la part d’une personnalité plus forte.

Ordination rationnelle impérative, le précepte suppose chez son auteur une supériorité, une autorité légitime. Un égal peut montrer la voie, donner un conseil ; seul un supérieur proprement dit peut commander. L’obéissance exige qu’il y ait reconnaissance de cette autorité. Se soumettre à quelqu’un parce qu’on subit son ascendant, ce n’est pas obéir ; cela
ressemble plutôt à l’influence physique qui produit l’ordre de la nature, ce n’est pas pleinement humain. Se conformer aux directives reçues uniquement parce qu’on en reconnaît la sagesse, ce n’est pas non plus encore de l’obéissance, c’est du bon sens et de la prudence : il y manque le précepte, fondé sur une autorité légitime. Là seulement se trouve

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11 Cf. infra p. 14, n. 19
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le vrai motif de l’obéissance, et c’est par là que toute obéissance en définitive remonte à Dieu. Et nous saisissons une fois de plus pourquoi l’obéissance exige de se rattacher à une des vertus de vénération (12).

Reconnaître une autorité, cela demande d’abord une attitude du
type de la révérence, proportionnée à l’excellence propre de ce supérieur, mais due en justice. L’obéissance doit trouver à sa racine tout un climat, de déférence, de piété filiale ou de religion, vertus dont nous savons que, ne pouvant payer strictement leur dette objective, elles imprègnent leurs attitudes de sentiments intérieurs révérence et respect d’une part,
affection et attachement de l’autre. Tout cela dicte une attitude indispensable à l’obéissant, mais évidemment aussi au supérieur. Le subordonné n’est jamais quitte de cette redevance ;
mais le supérieur a de son côté le devoir de ne pas rendre trop difficile, sinon pratiquement impossible autrement que par héroïsme, un tel climat, en mettant trop d’obstacles, soit au respect, soit à l’amour.
 

2. L’objet précis de l’obéissance (13)

Il y a un sens où l’obéissance est une vertu générale, qui ne se distingue pas des autres : c’est celui où toute vertu, quels qu’en soient la matière et le motif propres, nous fait accomplir la loi morale et donc « obéit » à ses prescriptions. Un acte de tempérance, de force ou de religion, obéit au dictamen prudentiel qui lui intime les exigences naturelles et
chrétiennes de la loi morale. Cela entre dans la structure de l’acte, mais ce n’en est pas le motif ni l’objet ; je ne pose pas cet acte précisément parce qu’il est commandé, mais parce qu’il est bon, d’une bonté spécifique de tempérance, de force ou de religion. Mais je puis aussi vouloir l’accomplir parce qu’il est commandé et dans l’intention précise de me conformer à la prescription. Je dégage alors pour elle-même une raison spéciale de bien
moral qui, sans se substituer aux autres, s’en distingue et s’y ajoute, qui pourra même, dans certains cas, être la première et fondamentale moralité d’un acte que rien ne m’imposait en dehors d’un précepte portant sur lui. J’ai alors un objet spécial, un motif et une intention bien précis, ce qui requiert une vertu spéciale. C’est en ce sens que nous parlons ici de
l’obéissance. Il importe donc de bien préciser cet objet, en montrant du même coup comment l’obéissance se distingue de vertus qui peuvent lui ressembler et qui lui seront
souvent unies, mais ne se confondent nullement avec elle.
La personne humaine, faisant partie d’un groupe, doit concourir à son bien commun sous la direction de celui qui en a la charge. L’obéissance sera proprement la disposition par laquelle cette personne répond vertueusement à la direction de l’autorité. Elle ne regarde pas
directement le bien commun pour y ordonner tout le reste, comme fait la justice légale (14); elle regarde directement le supérieur, non comme personne privée, ni non plus précisément comme investi d’une dignité (vertu de vénération), mais proprement dans son office de
direction vers le bien commun. Aussi a-t-elle pour objet ce qui traduit et exprime cette direction : le précepte.

Le mot précepte n’a pas ici son sens strictement juridique, qui peut inclure une certaine solennité, la détermination de telle ou telle circonstance qui le fait valable, la distinction de ses formes loi, décret, « précepte formel », etc. Saint Thomas le prend au sens moral, pré-

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12 IIa-IIæ, q. 104, a. 2, ad 4um : « Propter reverentiam personæ obedientia debetur ejus præcepto. — L’obéissance
au précepte s’impose à cause de la déférence due à la personne. »
13 IIa-IIæ, q. 104, a. 2.
14 Cf. id., q. 58, a. 5 et 6.
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juridique, comme signifiant toute expression de la direction intimée par le supérieur comme tel (15).
Non seulement cette expression peut prendre des formes diverses (invitation, prière, exhortation, etc.), mais elle peut rester si implicite qu’on parlera, avec saint Thomas, de « précepte tacite ». Il appartiendra même à la perfection de l’obéissance, ajoute-t-il, de prévenir l’expression du précepte, dès que l’on comprend l’intention du supérieur : « Voluntas
enim superioris, quocumque modo innotescat, est quoddam tacitum præceptum ; et tanto videtur obedientia promptior quanto præceptum expressum obediendo prævenit, voluntate tamen superioris intellecta
— Car la volonté du supérieur, de quelque façon qu’elle se manifeste, est
comme un précepte tacite ; et l’obéissance se montre d’autant plus empressée qu’elle devance l’expression du précepte, dès qu’elle a compris la volonté du supérieur. » (16)

Le précepte se définit-il donc par « la volonté du supérieur » ? Non ; c’est là une formule raccourcie, qui ne peut être exactement comprise que dans le contexte de l’enseignement de saint Thomas sur l’« imperium » et sur la loi. Il est clair que le supérieur ne peut pas commander tout ce qu’il veut ; il commande en tant qu’ordonnateur, pour procurer le bien commun dont il a la charge. La « volonté » du supérieur, cela veut dire son « ordonnance »,
l’intimation d’une directive raisonnable et raisonnée en vue du bien commun. Aucun supérieur, si absolu soit-il, n’a le droit d’imposer un pur caprice ; il faut toujours qu’il puisse rendre raison de ses prescriptions par la vue du bien dont il a la charge. Rendre raison : non pas certes, du moins forcément, à ses subordonnés, mais d’abord à soi-même, aux supérieurs
plus élevés s’il en a, et toujours en définitive à Dieu, car il lui rendra ses comptes. Quant à Dieu lui-même, il serait évidemment blasphématoire de penser qu’il prescrive autrement que dans sa sagesse.
Ce n’est cependant pas parce qu’on saisit que le supérieur a raison qu’on lui obéit, c’est très précisément parce qu’il a autorité. Il n’est pas nécessaire que quelqu’un soit supérieur pour que, si on voit qu’il a raison, on doive suivre son avis : la prudence et le simple bon sens
suffisent alors à y obliger. En ce sens, il peut très bien arriver qu’un supérieur ait l’obligation morale, en prudence, de se ranger à l’avis du plus humble de ses subordonnés, s’il voit que ce subordonné a raison. L’obéissance suppose tout autre chose que la saisie du caractère sage et
raisonnable de la directive donnée : elle suppose que celui qui la donne exerce une autorité légitime, qu’il tient en définitive de Dieu, et c’est précisément pour cela qu’on lui obéit. Ce n’est pas, dans cette ligne précise, devant sa sagesse ou sa prudence qu’on s’incline (il peut arriver qu’on soit ou mieux doué ou mieux placé que lui), c’est devant la participation en lui
de l’autorité divine. De là vient qu’on doit obéir même quand on ne voit pas que le supérieur a raison. Cette doctrine ne saurait aller sans poser bien des problèmes, qu’il importe d’examiner selon les principes généraux de saint Thomas.

3. Obéissance et jugement

Le précepte ne s’adresse pas aux seules puissances d’exécution ou à la seule volonté ; c’est l’intelligence qui le reçoit ; il intéresse forcément le jugement. Obéir, ce ne peut être exécuter machinalement, c’est régler humainement, librement, sa conduite d’après la directive du supérieur. Or il est essentiel à une activité libre d’être guidée et animée par l’intelligence

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15 Id., q. 104, a. 2, ad 2um : « Obedientia non est virtus theologica. Non enim per se objectum ejus est Deus, sed præceptum superioris cujuscumque, vel expressum, vel interpretativum, scilicet simplex verbum prælati, ejus indicans voluntatem, cui obedit promptus obediens. — L’obéissance n’est pas une vertu théologale. En effet son objet essentiel n’est pas Dieu, mais le précepte du supérieur, exprès ou discernable : une simple parole du supérieur signifiant sa volonté, à laquelle l’“obéissant-volontiers” se conforme spontanément. »

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16 Ibid., a. 2.
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de son auteur, par son jugement, non par celui d’un autre. Il faudra donc que l’obéissant fasse sienne, pour ce qui est de sa conduite, l’idée directrice du supérieur. Il en fera librement l’idée directrice de sa propre activité, en y mettant non seulement sa volonté, mais son intelligence, son savoir-faire. À ce point de vue, la perfection de l’obéissance ne sera certes pas de s’aveugler, de ne pas chercher à comprendre ; il importe au contraire de comprendre ce que le supérieur veut de nous.

La difficulté vient de ce qu’on ne juge pas de tout comme on veut ; on n’en a pas le droit ; il y a une morale de l’intelligence. Le jugement, dans son ensemble, dépend d’abord de quelque chose sur quoi le supérieur ne peut rien : la lumière objective de la vérité. Les supérieurs ne font pas la vérité. On ne peut pas faire dire à quelqu’un qu’une chose est blanche, s’il la voit noire. Ceci nous conduit à rappeler la distinction fondamentale en
thomisme entre le jugement spéculatif et le jugement pratique.
Il y a des jugements par lesquels nous nous prononçons sur ce qui est, tel que nous le voyons, ou sur ce qui est conforme à la nature des choses : ce sont les jugements spéculatifs. Ils peuvent porter aussi bien sur des objets de connaissance pratique et sur les règles de l’action. Ils restent spéculatifs en ceci que leur vérité propre se prend de la conformité à ce qui est ; ce n’est pas l’intelligence qui mesure, c’est l’objet.
Mais il y a beaucoup d’autres jugements, qui ne se prononcent pas sur la vérité des choses ; leur rôle est de présider à des réalisations, pour conformer la réalisation au jugement, non l’inverse ; ils animent l’action pour la faire vraie par adéquation à son idée directrice : telle est la loi aussi bien de l’art que de la prudence (17). Ce jugement n’est pas mesuré par l’action, c’est lui qui la mesure. Et, pour nous en tenir au domaine moral, c’est lui qui régit l’exercice de ma liberté. Vais-je faire ceci ou cela ? Vais-je le faire ainsi ou autrement ? Cela peut n’avoir qu’un lien très contingent avec quelque vérité universelle que ce soit ; c’est même cette contingence qui assure mon libre arbitre. Il dépend bien de moi de m’arrêter à un jugement plutôt qu’à l’autre pour en faire l’idée directrice de mon action.
C’est ce qu’on appelle le jugement pratique.
Cette distinction permet de situer exactement le point d’application du précepte, de préciser les rapports de l’obéissance avec la prudence personnelle et en particulier avec la docilité. Par définition, le précepte, me prescrivant un acte à faire, une conduite à tenir, ne

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17 Ia-IIæ, q. 57, a. 5, ad 3um : « Verum intellectus practici aliter accipitur quam verum intellectus speculativi, ut dicitur in VI Ethicorum. Nam verum intellectus speculativi accipitur per conformitatem intellectus ad rem. Et
quia intellectus non potest infallibiliter conformari rebus in contingentibus, sed solum in necessariis, ideo nullus habitus speculativus contingentium est intellectualis virtus, sed solum est circa necessaria. – Verum autem intellectus practici accipitur per conformitatem ad appetitum rectum : quæ quidem conformitas in necessariis locum non habet, quæ voluntate humana non fiunt ; sed solum in contingentibus quæ possunt a nobis fieri, sive sint agibilia interiora, sive factibilia exteriora. Et ideo circa sola contingentia ponitur virtus intellectus practici : circa factibilia quidem, ars ; circa agibilia vero, prudentia.
— Le vrai de l’intellect pratique se prend autrement que celui de l’intellect spéculatif, dit l’Éthique. Le vrai de l’intellect spéculatif dépend de la conformité de l’intelligence avec la réalité. Et comme cette conformité ne peut avoir lieu d’une manière infaillible dans les choses contingentes, mais seulement dans les choses nécessaires, il s’ensuit qu’un habitus spéculatif n’est jamais une vertu intellectuelle en matière contingente, elle ne l’est qu’en matière nécessaire. – Mais le vrai de l’intellect pratique dépend de la conformité avec l’appétit rectifié. Et c’est là une conformité qui n’a pas de place dans les choses nécessaires, puisqu’elles ne sont pas le fait de la volonté humaine. Cette conformité n’a lieu que dans les choses contingentes qui peuvent être faites par nous, soit qu’il s’agisse de la conduite à tenir nous-mêmes, soit qu’il s’agisse d’objets extérieurs à fabriquer. Et voilà comment il n’y a de
vertu de l’intellect pratique qu’en matière contingente ; en matière de fabrication, c’est l’art ; en matière de conduite, la prudence. »

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peut porter sur ce qui ne dépend pas de moi, il se présente comme une règle à suivre dans l’usage de ma liberté. C’est dire qu’il m’atteint directement au plan du jugement pratique. Le jugement spéculatif, comme tel, ne saurait dépendre des supérieurs, du moins de supérieurs purement humains, et offrir une matière à l’obéissance proprement dite. Certes, même pour
lui, « l’autorité » joue un grand rôle, du fait que l’homme est un « être enseigné » ; mais c’est l’autorité au sens beaucoup plus général d’« autorité morale » et de compétence, celle par exemple d’un témoin « autorisé », d’un savant « indiscuté », etc. Si je pense que, dans les
créatures, l’existence est réellement distincte de l’essence, si je pense qu’il est intrinsèquement mauvais de mentir, aucun supérieur humain ne pourra jamais me donner l’ordre de penser le contraire, ou, si par hasard il le donne, cet ordre est nul et non avenu, indépendamment même de la question de savoir si l’obéissance peut porter sur des actes
purement intérieurs. Mais le jugement pratique lui-même, qui commande la disposition de ma liberté, est-il entièrement soumis au supérieur ? Il l’est, dans l’ordre et les limites précises de son autorité, ce qui revient à dire qu’il n’est jamais soumis totalement à un homme (18). Saint Thomas
présentera plus loin la notion importante d’abus de pouvoir, qui trace les limites du précepte valable ; c’est déjà cette idée qui s’offre ici, et dans un contexte qui l’éclaire.
Un supérieur humain en effet n’est jamais seul à me tracer mon devoir. L’usage de ma liberté, et donc la détermination de mes jugements pratiques dépend aussi d’autres obligations, dont certaines sont antérieures et plus profondes, et en tout cas le précepte n’intervient que comme l’une de ces obligations. J’ai une conscience, en vertu de laquelle je suis responsable de tout ce que je fais librement, même obéir (19). C’est une idée saugrenue que
le précepte du supérieur me couvrirait au point que toute la responsabilité retomberait sur lui ; il me reste toujours inaliénablement la responsabilité d’avoir obéi, dès lors que je l’ai fait en homme (20). Par exemple, je comprends que mentir est un péché ; non seulement personne
ne peut me commander de penser le contraire, ce qui est de l’ordre du jugement spéculatif, mais personne ne peut me prescrire de dire un mensonge, ce qui est de l’ordre du jugement pratique. Ne disons pas que je « me soustrais à l’obéissance », ou même que j’oppose alors à l’obéissance des vertus plus hautes, car il n’est même plus question d’obéissance à cet ordre là.
Tout simplement, j’obéis à une autorité supérieure à toute autre, à Dieu lui-même, dont la loi non écrite, que je porte dans ma conscience, me signifie l’ordination. Dans un tel cas,

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18 IIa-IIæ, q. 104, a. 5, ad 2um : « Deo subjicitur homo simpliciter quantum ad omnia, et interiora et exteriora ; et ideo in omnibus ei obedire tenetur. Subditi autem non subjiciuntur suis superioribus quantum ad omnia, sed
quantum ad aliqua determinate.
— L’homme est soumis à Dieu de façon absolue, pour tout : intérieurement et extérieurement. Or les sujets ne sont pas soumis à leurs supérieurs en toutes choses mais seulement dans un
domaine déterminé. »

19 « Homines servi vel quicumque subditi ita aguntur ab aliis per præceptum quod tamen agunt seipsos per liberum arbitrium. Et ideo requiritur in eis quædam rectitudo regiminis per quam seipsos dirigant in
obediendo principantibus —
Mais quand des hommes sont esclaves ou sujets, ils sont soumis à la motion des autres par voie de commandement, de telle sorte qu’ils se meuvent cependant eux-mêmes par leur libre arbitre.
C’est pourquoi une certaine rectitude de gouvernement doit se trouver en eux, par laquelle ils puissent se diriger eux-mêmes dans l’obéissance qu’ils accordent à leurs princes » IIa-IIæ, q. 50, a. 2.

20 De Veritate, q. 17, a. 5, ad 4um : « Subditus non habet judicare de præcepto prælati, sed de impletione præcepti quæ ad ipsum spectat. Unusquisque enim tenetur actus suos examinare ad scientiam quam a Deo
habet, sive sit naturalis, sive acquisita, sive infusa : omnis enim homo debet secundum rationem agere. —
L’inférieur n’a pas à juger du précepte de son supérieur, mais il a à juger de l’accomplissement du précepte pour la partie qui le concerne. En effet, chacun est tenu d’examiner ses actes à la lumière de la science qu’il
tient de Dieu, que cette science soit innée, acquise ou infuse : tout homme doit en effet agir selon sa raison. »
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le précepte humain n’est plus qu’un abus de pouvoir, il est sans valeur, ni valeur d’obligation, ni valeur d’excuse (21).

 Est-ce à dire qu’on pourra toujours recourir à cette « objection de conscience », dès qu’on se sent en désaccord avec les présupposés spéculatifs du précepte reçu ?

Une telle conclusion reviendrait à détruire radicalement toute idée d’obéissance et à prétendre qu’on ne s’incline pas devant la directive du supérieur parce qu’il a autorité, mais seulement parce qu’on voit
qu’il a raison ; cela n’est plus de l’obéissance. Tant que le précepte reste dans le domaine où ce supérieur a autorité et n’est pas annulé par le précepte d’un supérieur plus élevé, je suis tenu d’obéir, c’est-à-dire de faire mienne pratiquement sa directive comme jugement pratique réglant mon action, alors même que spéculativement je continue à penser (ce qui
peut être mon droit et sera parfois mon devoir) qu’il y avait beaucoup mieux à faire. Encore y aura-t-il deux manières d’obéir dans un tel cas. L’une, toute matérielle, de pur exécutant, aboutit à faire ressortir tous les inconvénients de l’ordre donné : c’est là saboter l’obéissance.
L’autre, intelligente et seule vertueuse, consiste au contraire à faire tous ses efforts pour pallier le plus possible les inconvénients, sans vouloir faire toucher du doigt au supérieur qu’il avait tort ; sans m’aveugler sur son erreur, si elle est pour moi évidente, j’entre cependant assez dans ses vues pour m’ingénier à les faire, malgré tout, réussir le mieux possible.
 

4. Obéissance et docilité

Si le cas dont nous venons de parler est loin d’être chimérique et se pose en fait assez souvent à la conscience morale, c’est cependant un cas limite ; il présente l’avantage de manifester en leur distinction des notions souvent confondues ; mais il ne saurait servir à décrire l’attitude normale de l’obéissant, dans le concours des diverses vertus qu’il doit mettre en œuvre. Si la docilité peut être séparée de l’obéissance, c’est à raison de circonstances particulières ; elle est normalement requise à sa perfection. Il n’est pas si habituel que ce qui m’oppose à l’appréciation, même spéculative, du supérieur, ce soit une véritable « évidence ». Il est sage, il est même simplement prudent, de savoir me demander si cette « évidence » est autre chose qu’un entêtement, et, si je n’en suis pas sûr, de m’incliner non seulement devant le précepte, mais devant ses raisons. Cette disposition s’appelle la docilité.
La docilité n’est pas l’obéissance ; elle appartient à la vertu de prudence (22). Elle implique une bonne volonté, mais elle est une disposition de l’intelligence par rapport à l’enseignement reçu, aux conseils, etc. Elle n’a pas pour objet le précepte, lequel tient sa force de la seule autorité légitime et ne cesse pas d’obliger, sauf abus de pouvoir, même s’il est clair que le supérieur l’a porté sans beaucoup de lumières, ou légèrement. La docilité
regarde chez autrui une certaine éminence de savoir ou de vertu, ou, plus modestement, une « compétence », celle d’un maître capable d’instruire, d’un directeur capable de bien conseiller, à raison de quoi on lui accorde, en cela du moins, sa confiance.
Il est bien évident que l’autorité proprement dite, juridiquement établie, et l’autorité morale, la compétence, peuvent et en principe doivent être unies. Le supérieur légitime,

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21 Ia-IIæ, q. 33, a. 7, ad 5um : « Prælato non est obediendum contra præceptum divinum (…) Sed si prælatus expresse præciperet contra hunc ordinem a Domino institutum, et ipse peccaret præcipiens et ei obediens,
quasi contra præceptum Dei agens. Unde non esset ei obediendum.
— On ne doit pas obéir à un supérieur contre un précepte divin (…) Car si un prélat portait un précepte allant contre cet ordre qui a été établi par Dieu, et lui-même qui a commandé, et celui qui obéirait, tous deux pécheraient comme agissant contre le précepte du Seigneur : dans ce cas, il ne faudrait pas obéir à ce prélat. »

22 Cf. IIa-IIæ, q. 49, a. 3.
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dans la ligne de la charge qui lui a été confiée, doit être a priori présumé compétent (23). La confiance en sa capacité fait partie de l’attitude qu’exige de nous la première justice que nous lui devons : la déférence, vertu de vénération. Certes, selon l’adage, « la présomption doit céder à la vérité » ; mais, surtout dans ce cas, elle ne doit céder qu’à la vérité. Tant que
la confiance n’a pas été déçue par une incapacité ou des erreurs manifestes, elle est due. C’est à cela que font appel les considérations souvent développées pour justifier l’obéissance ou la persuader dans des cas plus difficiles : le supérieur est, par sa fonction, mieux à même d’avoir tous les éléments d’appréciation, il les pèse avec d’autant plus de sérieux que sa
responsabilité est engagée envers l’ensemble du groupe auquel il préside, etc. De telles raisons ont leur poids et on ne les méconnaîtrait pas sans légèreté. Encore importe-t-il de ne pas confondre le crédit que valent à un supérieur ses capacités, sa sagesse, et l’autorité proprement dite dont il est investi de par sa fonction. C’est à ce crédit, à cette sagesse, que s’adresse la docilité ; elle admet par suite beaucoup plus de nuances que l’obéissance, et ce ne sera pas sans conséquences pour une attitude vertueuse
intégrale. L’obéissance ne se diversifie pas selon les types d’excellence des supérieurs ; elle aura cependant des styles assez différents selon la diversité des vertus de vénération dont elle procède. L’obéissance animée de piété filiale que l’enfant doit à ses parents inclut une docilité d’autant plus entière qu’il est encore moins à même de juger et de se diriger tout seul. Quand il a grandi, s’il reste à l’intérieur de la communauté familiale, n’ayant pas encore
lui-même fondé un foyer, il garde toujours le devoir d’obéir en tout ce qui concerne le bien commun de la famille, mais évidemment d’une façon différente et avec une docilité plus clairvoyante.
C’est que la docilité est à la racine de cet acte, dont la place est si grande dans la vie humaine : le croire. Or croire n’est pas un terme pour l’intelligence, c’est un acheminement vers le savoir. Addiscentem oportet credere, adage aristotélicien que saint Thomas répète souvent. Si la docilité est le premier pas, elle doit s’accompagner progressivement d’une
saine critique. Sans doute pourrait-on dire, en règle générale, que l’obéissance est d’autant mieux séparable de la docilité que l’autorité à laquelle elle s’adresse est plus limitée et plus « extérieure », plus dégagée de toute fonction d’enseignement ou de magistère, et
inversement (24).

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23 Et c’est pourquoi on doit normalement s’en tenir à son jugement. Cf. Ia-IIæ, q. 13, a. 5, ad 3um : « An aliquid sit possibile, subditus non debet suo judicio definire, sed in unoquoque judicio superioris stare. — Il ne revient
pas au subordonné de juger si une chose est possible ; mais il doit s’en remettre chaque fois au jugement de son
supérieur. »

24 On ne peut écrire le mot magistère sans évoquer le cas de l’obéissance à l’Église. Il n’est pas question de l’étudier pour lui-même et avec l’ampleur qu’il demanderait, dans cet exposé général sur l’obéissance. Qu’il
nous suffise de noter quelques-uns de ses caractères, dans la ligne des réflexions de ce paragraphe. Tout d’abord, les vertus de vénération dans lesquelles cette obéissance s’enracine sont beaucoup plus
immédiatement la religion et la piété filiale, car l’Église est très réellement notre Mère, au plan de la vie surnaturelle ; et c’est au nom du Christ, dont ils sont les vicaires, que les détenteurs actuels des pouvoirs
hiérarchiques nous commandent. Parce que cette autorité est incomparable par rapport aux autorités humaines, elle appelle déjà, à ce seul titre, en même temps qu’une entière obéissance, une docilité beaucoup
plus grande. Mais ce n’est pas la seule raison. L’Église est constituée par Dieu maîtresse de vérité dans l’ordre de la foi ; sans doute n’est-elle pas le motif de notre foi, mais elle nous en transmet et nous en propose l’objet ;
il lui appartient de nous en enseigner les déterminations objectives, avec une autorité que garantit le charisme de l’infaillibilité. Parce que la foi reste libre, elle donne prise à une obéissance proprement dite ; encore qu’elle
soit en elle-même tout autre chose qu’une simple obéissance ; parce que la parole de Dieu à laquelle elle adhère nous exprime la vérité même de Dieu, la foi inclut au premier chef des jugements spéculatifs, même par le côté
où elle tombe sous le précepte. Par ailleurs, on le sait, l’assistance du Saint-Esprit ne se limite pas aux cas…….

5. Le risque de l’obéissance

Si les analyses précédentes sont exactes, on ne peut jamais obéir quand le précepte implique un péché évident et engagerait dans une complicité avec le supérieur ; mais en dehors de là, si on est dans le domaine où son autorité s’exerce, on doit toujours lui obéir en général en s’inclinant avec docilité devant ses raisons, connues ou secrètes ; parfois en ayant
le droit, peut-être le devoir, de continuer à penser que ses raisons sont mauvaises et qu’il se trompe. Dans ce dernier cas, on fera loyalement tout ce qui est possible et convenable dans les limites de la déférence, pour lui faire comprendre son erreur ; mais si l’ordre est maintenu, on est tenu de s’y conformer.
On ne saurait se dissimuler qu’une telle exigence comporte bien des risques, à tout le moins celui d’un regrettable gaspillage de forces, dont une orientation plus judicieuse tirerait bien meilleur parti. Et l’objection que saint Thomas se faisait au début du premier article revient alors dans toute sa force : prendre pour règle le précepte de supérieurs humains, n’est-ce pas s’aligner sur une volonté essentiellement faillible ? Comment une telle
attitude peut-elle se justifier ? Comment surtout pourra-t-on songer à lui donner l’ampleur qu’elle prend dans l’état religieux ?

La justification universelle de l’obéissance, nous dit saint Thomas, est en ce qu’elle a cette bonté morale propre de nous conformer à l’ordre divin. Le supérieur n’est qu’un intermédiaire : à travers lui, c’est toujours Dieu que nous rejoignons, c’est la volonté divine.
N’entendons pas, comme on semble le faire parfois, que le précepte du supérieur serait « parole de Dieu », en ce sens que Dieu ne prescrirait certainement pas autre chose s’il commandait directement ; ce serait évidemment faire remonter jusqu’à Dieu la responsabilité de
bien des sottises… Le supérieur élabore ses directives et son précepte comme il peut, avec les lumières qu’il a, qui sont peut-être grandes, mais qui peuvent aussi être courtes ; il se peut que ce soit souvent, non pas même avec ses lumières, mais avec sa passion, son impulsivité, son étroitesse ou son entêtement à aller contre l’évidence ; il n’est pas exclu que
ce soit même parfois avec malveillance et dans des desseins peu avouables, avec habileté de grande ou de petite politique, etc. Son précepte n’est certes pas alors ce que Dieu voudrait qu’il commande ; mais de volonté conséquente, au moins permissive, il veut sans aucun doute que ce soit cet ordre-là qui nous arrive (25) ; et si cet ordre ne contient objectivement ni
abus de pouvoir ni péché manifeste, c’est se conformer à la volonté de Dieu que d’obéir, majeurs des définitions dogmatiques ou de la prédication unanime du Magistère ordinaire, elle s’étend à tout l’exercice du pouvoir de juridiction en ses fonctions de magistère et de gouvernement. De là vient que toute décision de l’Église, qu’elle soit d’ordre doctrinal ou prudentiel, demande toujours de notre part, avec l’obéissance à ce qui est prescrit, une très particulière docilité de l’esprit non seulement une obéissance
extérieure et une attitude respectueuse, mais un assentiment intérieur, qui ne peut être normalement refusé sans péché. Certes, cet assentiment est proportionné, en son degré d’adhésion, au degré d’engagement de
l’autorité de l’Église ; l’erreur n’est pas impossible ni même, a priori, la prévarication, car, si l’Église est sans péché, elle comprend ici-bas des membres actuellement pécheurs, soit dans le peuple fidèle, soit dans la
Hiérarchie. Mais moins que par rapport à toute autorité purement humaine, l’erreur ici ne peut se présumer, parce que, face à l’enseignement de la foi et à la direction qui nous conduit au salut, nous sommes toujours icibas,
des enfants, des apprentis, nous sommes « à l’école », – ce qui est d’ailleurs, pour saint Thomas, la signification générale de l’état de foi (IIa-IIæ, q. 2, a. 4). Autant dire que c’est essentiellement aussi un état de
docilité.

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25) Saint Thomas a expliqué, dans la Ia-IIæ, (q. 19, a. 10), en analysant la moralité, que notre conformité à la volonté divine ne peut pas toujours se réaliser matériellement sur l’objet même qui est voulu, in volito ; mais
elle doit toujours se réaliser formellement en ceci : que nous voulions ce que, tout considéré, à notre place, l’ordre divin nous demande de vouloir. Il résume ici d’un mot cet enseignement : « Etsi non teneatur homo
velle quod Deus vult, semper tamen tenetur velle quod Deus vult eum velle
» Ia-IIæ, q. 104, a. 4, ad 3um.

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c’est se révolter contre elle que de désobéir. Le péché du supérieur ne souille en rien notre obéissance, pas plus que celui du persécuteur ne ternit la gloire du martyr.
C’est en ce sens que bien des saints ont parlé d’une « obéissance aveugle » ; en elle-même, et en vocabulaire spéculatif, cette expression serait un non-sens : le précepte ne peut, par définition, s’adresser qu’à une intelligence qui doit évidemment s’efforcer de le comprendre pour l’accomplir au mieux. Mais en vocabulaire spirituel et pratique, cela veut dire tout autre chose : obéissance qui ferme les yeux sur les intermédiaires humains, sur leurs défauts et même leurs qualités, pour ne considérer, par la foi, que la volonté divine, à laquelle l’autorité légitime très certainement nous unit. En réalité cette obéissance est si peu aveugle qu’un supérieur ne trouvera pas de résistance plus indomptable que celle du véritable obéissant, le jour où il lui commanderait un péché et tenterait d’en faire son complice.

B. Grandeur de l’obéissance

On peut comparer les vertus à des points de vue fort divers. Le premier et le plus fondamental est celui de l’objet. Dans cette ligne, il est clair que l’obéissance n’est pas purement et simplement la plus grande des vertus. Elle est inférieure, non seulement aux vertus théologales, mais, comme toute vertu de l’appétit, à la prudence. Elle se situe cependant au sommet des vertus de la volonté, parce qu’elle se rattache à la religion, dont
elle reçoit son excellence quand elle s’articule à elle : elle est alors sous la mouvance directe de l’acte de dévotion et dépasse en grandeur les autres œuvres de religion : laudabilius est obedire Deo quam sacrificium offerre (26).
Mais, à d’autres points de vue, une vertu, inférieure par son objet, peut manifester, à raison de ce qu’elle implique, une excellence particulière. Un moyen ne s’apprécie pas seulement sur sa qualité objective, mais aussi sur son adaptation pratique à la fin qu’on poursuit. Or la fin de toute la vie vertueuse est l’union à Dieu, union qui, dans l’ordre actuel
des choses, est essentiellement surnaturelle. Cette union est ici-bas l’œuvre propre des vertus théologales, principalement de la charité, reine et animatrice de toutes les vertus. Il sera tout à fait légitime d’apprécier les vertus morales, indépendamment de la dignité propre de leur objet, d’après leur lien, leur affinité avec la charité. La justice commutative, par
exemple, est objectivement plus haute que la chasteté ; elle n’a cependant qu’une valeur relativement faible de libération intérieure, de purification ; la chasteté au contraire, particulièrement liée à l’affectivité, libère l’âme d’un des obstacles les plus graves au règne de la charité ; et c’est pourquoi la chasteté parfaite est un conseil évangélique, dont la portée est soulignée par les remarques de saint Paul sur la « division du cœur » dans le mariage. On
dira donc que, sous un aspect second, à ce point de vue précis, la chasteté dépasse la justice commutative, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit en elle-même plus nécessaire, ni objectivement plus digne, ni, encore moins, qu’elle suffirait à la remplacer.
C’est précisément ce second aspect que saint Thomas s’attache à mettre en valeur dans l’obéissance. Indépendamment de la dignité objective qui la rattache à la religion, l’obéissance présente deux grands titres qui lui assurent, dans d’autres lignes, une véritable priorité. Le premier est sa valeur exceptionnelle d’ascèse et de libération. Sans être d’abord
et comme de première visée une vertu de renoncement, l’obéissance n’en inclut pas moins, comme de surcroît, un renoncement plus profond, plus libérateur, que la chasteté parfaite

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26 IIa-IIæ, q. 104, a. 3, ad 1um.
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ou la pratique de la pauvreté volontaire 27. Le second titre est son affinité très spéciale avec la charité : elle la rejoint dans la conformité au vouloir divin. Se dépouiller des limites et des entraves de sa volonté particulière, de l’attachement à ses vues et à ses projets, ne saurait être un but choisi pour lui-même ; c’est une voie d’ascèse qui n’a de sens que par sa contrepartie
positive, par la fin qu’elle permet d’atteindre. Une ascèse aussi profonde qui ne déboucherait pas sur une mystique resterait terriblement négative. L’obéissance a d’abord ce fruit positif, déjà très haut : la disponibilité pour le don à l’œuvre commune sous la direction du supérieur ; mais, plus profondément encore, pour une âme vraiment religieuse, elle conduit
à l’union à la volonté divine. C’est là sa portée « mystique », surtout quand elle a été délibérément choisie comme moyen privilégié d’ascèse et de perfection. Psychologiquement et subjectivement, elle débouche alors directement dans la charité, dans cette attitude propre à la véritable amitié, qui est de vouloir faire en tout la volonté de l’ami : Idem velle,
idem nolle, maxime proprium est amicitiæ. Charité et obéissance se trouvent dès lors indissociablement liées (28). Si nous ajoutons qu’en sa réalisation chrétienne et dans l’ordre actuel de rédemption, l’obéissance est sans doute celle de nos vertus morales qui accomplit le plus expressément en nous l’image du Christ, son lien avec la charité apparaît encore plus
étroit 29 : elle est à la fois disposition à la charité parfaite et son fruit. Si vous m’aimez, gardez mes commandements.
Et cela nous conduit à revenir sur le cas particulier de la vie religieuse, dans la mesure où il est éclairant pour la théologie générale de l’obéissance. En parlant des risques de l’obéissance, nous pouvions nous demander si la vie religieuse, en les multipliant, n’allait pas à l’encontre de son véritable but. Il fallait avoir souligné la valeur positive de l’obéissance pour répondre à cette question. La vie religieuse est constituée dans l’Église comme une
« école de perfection de la charité », (status perfectionis acquirendæ), sous la direction de l’Ordre épiscopal (30). C’est par sa valeur de libération et sa proximité de la charité que

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(27) Id., a. 3 : « Per se loquendo, laudabilior est obedientiæ virtus quæ propter Deum contemnit propriam voluntatem quam aliæ virtutes morales, quæ propter Deum aliqua alia bona contemnunt. — C’est pourquoi,
par elle-même, l’obéissance est la plus louable des vertus : pour Dieu elle méprise la volonté propre, alors que par les autres vertus morales on méprise certains autres biens en vue de Dieu. »

28 Ibidem : « Si quis etiam martyrium sustineret, vel omnia sua pauperibus erogaret, nisi hæc ordinaret ad impletionem divinæ voluntatis, quod recte ad obedientiam pertinet, meritoria esse non possent ; sicut nec si
fierent sine caritate, quæ sine obedientia esse non potest. Dicitur enim I Jo. ii, 4, quod qui dicit se nosse Deum et mandata ejus non custodit mendax est ; qui autem servat verba ejus, vere in hoc caritas Dei perfecta est. Et hoc
ideo est quia amicitia facit idem velle et nolle. — Car si quelqu’un endurait le martyre, ou distribuait tous ses biens aux pauvres – à moins qu’il n’ordonne ces œuvres à l’accomplissement de la volonté divine, ce qui concerne directement l’obéissance – de telles œuvres ne pourraient être méritoires, tout comme si on les faisait sans la charité, qui ne peut exister sans l’obéissance. Il est écrit en effet (I Jo. ii, 4-5) : “Celui qui prétend
connaître Dieu et ne garde pas ses commandements est un menteur ; quant à celui qui observe ses paroles, l’amour de Dieu a vraiment trouvé en lui son accomplissement.” Et cela parce que l’amitié procure aux amis identité des vouloir et des refus. »

29 Cf. III, q. 47, a. 2. – Ibid., ad 3um : « Eadem ratione Christus passus est ex caritate et obedientia, quia et præcepta caritatis non nisi ex obedientia implevit et obediens fuit ex dilectione ad Patrem præcipientem. —
Que le Christ ait souffert par charité et par obéissance, c’est pour une seule et même raison : il a accompli les préceptes de la charité par obéissance, et il a été obéissant par amour pour le Père qui lui donnait ces
préceptes. » Dans C. Gent. IV, c. 55, ad 13am : « Christus igitur, dum actum caritatis perfectissime implevit, Deo maxime obediens fuit. — C’est au moment et dans la mesure où Jésus-Christ a accompli un acte de charité
très parfait qu’il a été souverainement obéissant à Dieu. »

30 IIa-IIæ, q. 186, a. 5, ad 3um : « Subjectio religiosorum principaliter attenditur ad episcopos, qui comparantur ad eos sicut perfectores ad perfectos (…) Unde ab episcoporum obedientia nec eremitæ nec etiam prælati religionum excusantur. Et si a dioecesanis episcopis totaliter vel ex parte sunt exempti, obligantur tamen ad

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l’obéissance est le plus grand des trois conseils évangéliques ; elle est délibérément choisie comme une voie d’ascèse ; c’est pourquoi on ne se contentera pas de l’obéissance commune à tout chrétien, on en fait la condition fondamentale et caractéristique de toute la vie.
Il faut pour cela, car il n’y a pas d’obéissance sans supérieur légitime, que soit constitué un groupe, une communauté, pour laquelle la recherche de la perfection de la charité par les conseils évangéliques constitue le bien commun, c’est-à-dire le bien que non seulement chaque individu recherche à titre personnel pour répondre à la vocation qu’il en a reçue,
mais le bien en vue duquel le groupe comme tel est socialement organisé. C’est à l’autorité chargée de ce bien commun-là que s’adressera une obéissance qui embrasse toute la vie. Et cela même est fort instructif sur la nature de l’obéissance en général.
À la différence de toute autre société humaine, une communauté religieuse n’atteint pas sa fin si l’obéissance y sert seulement à faire la cohésion du groupe et à rendre son action particulièrement efficace sous la direction du supérieur. Si l’obéissance est requise dans une armée, c’est pour en assurer la force et la tenue, l’action concertée où se traduiront, avec le
minimum d’obstacles, les directives supérieures. Pour une communauté religieuse, cela est vrai aussi, toutes proportions gardées, au plan de l’œuvre particulière de charité qui la définit en sa différenciation des autres « religions » : apostolat, éducation, soin des malades, etc.
Mais ici ce rôle n’est aucunement suffisant. Avant de réussir telle ou telle œuvre, ce qui demande en effet la soumission à la direction unifiante de l’autorité, une communauté religieuse doit toujours d’abord (par priorité de nature, sinon de temps) réussir cette première réalisation d’être vraiment une école de perfection, dont l’un des moyens essentiels et le plus fondamental est la pratique quotidienne de l’obéissance. C’est une exigence de son bien commun que l’obéissance y soit assez en vigueur pour être, à la disposition de chacun, un instrument de détachement personnel et d’union à Dieu. Dans une société quelconque, l’autorité commande pour faire réaliser l’œuvre commune ; le bien commun qui la fonde en
trace aussi les limites ; commander uniquement pour « faire obéir » y prendra aussitôt le sens d’une brimade, d’un abus de pouvoir. Au contraire, parce que la pratique de l’obéissance fait partie du bien commun de la société religieuse, un supérieur y aura parfaitement le droit,
parfois peut-être le devoir, d’utiliser son autorité pour faire pratiquer l’obéissance. Son précepte a alors une finalité immédiate d’ascèse ; il n’en est pas moins porté à raison du bien commun, d’une des finalités essentielles à une école de perfection fondée sur l’observation
des conseils évangéliques. Bien entendu, cela ne l’autorise jamais au caprice et à l’arbitraire et ne peut se comprendre que dans le cadre d’une règle, comme saint Thomas nous le rappellera plus loin ; mais précisément la règle comprend cela, parce qu’on n’est pas entré dans la vie religieuse seulement et premièrement pour réussir une œuvre avec tous les moyens qu’un groupe peut offrir pour cette réussite, mais d’abord pour tendre à la perfection par les conseils évangéliques et y trouver l’épanouissement de la charité (31).

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obediendum Summo Pontifici, non solum in his quæ sunt commnia aliis, sed etiam in his quæ specialiter pertinent ad disciplinam religionis. — La sujétion des religieux les soumet principalement aux évêques, qui
jouent à leur égard le rôle d’agents de perfection vis-à-vis de sujets à perfectionner, (…) Donc nul religieux, sans excepter les ermites et les supérieurs réguliers, n’est complètement exempté de l’obéissance aux évêques. S’ils se trouvent soustraits, en tout ou en partie, à l’autorité des évêques diocésains, ils demeurent tenus d’obéir au souverain pontife, non seulement dans ce qui est commun à tous, mais encore dans ce qui regarde la discipline religieuse elle-même. »

31 L’obéissance religieuse présente un autre caractère notable, qui en fait un cas particulièrement fort à l’intérieur de l’obéissance à l’Église : elle est beaucoup moins dissociable de la docilité, du moins dans sa ligne
propre. Cette dissociation n’y est cependant pas impossible, elle s’imposera peut-être assez souvent pour des œuvres particulières qui demandent un savoir-faire ou une compétence spécialisée : l’autorité sur un monastère
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Et c’est par là que sont compensés les risques de l’obéissance. Il est, hélas ! possible, peutêtre fréquent, que la sottise d’un supérieur gaspille des forces dont l’utilisation judicieuse aurait pu assurer une bien meilleure réussite de l’œuvre à laquelle le groupe est voué ; il est d’ailleurs bien évident que, si c’est la rançon, sans doute inévitable, de tout régime
d’obéissance à des hommes, il n’est nullement requis de s’y résigner paresseusement et qu’il sera parfaitement légitime selon les cas d’utiliser les voies de droit prévues par l’Église pour y mettre ordre ; du moins la vie religieuse garde-t-elle toujours son sens et sa valeur, et l’obéissance son fruit propre de renoncement et d’union à Dieu.(32)

C. La juste mesure de l’obéissance. Ses limites

 La question des limites de l’obéissance ne saurait se poser par rapport aux préceptes de Dieu ; elle se pose inévitablement dès qu’il s’agit d’obéir à des hommes, même au nom de Dieu. L’analyse de la portée du précepte nous l’a déjà fait pressentir. Saint Thomas s’en explique davantage dans l’article 5 : faut-il obéir aux supérieurs en tout ?

Pour l’essentiel, sa réponse peut se résumer en cette assertion, où se reconnaît sa manière tout objective : les limites de l’obéissance viennent toujours de celles de l’autorité.
L’obéissance a pour objet propre le précepte émanant d’une autorité légitime ; c’est parce que toute autorité humaine sur des hommes a des limites que l’obéissance en aura aussi.
Chaque fois que quelqu’un pourra et peut-être devra ne pas obéir, c’est qu’il n’y a pas de précepte pour lui ; ce qui ressemble au précepte, dans la mesure où il veut en avoir la force d’obligation, est tout simplement un abus de pouvoir. Cette notion est évidemment capitale.
L’abus de pouvoir est toujours en définitive l’usurpation par un supérieur d’une autorité qu’il n’a pas. Saint Thomas en distingue deux grandes formes, dont la seconde plus particulièrement gardera, dans le langage courant, le nom d’abus de pouvoir : celle où le supérieur entreprendrait sur un domaine qui ne lui est pas soumis.
Dans l’ordre où un supérieur exerce une autorité légitime, l’usurpation ne peut venir que d’un côté : en ce qu’il empiéterait indûment sur les dispositions d’un supérieur plus élevé, auquel il est lui-même tenu d’obéir. Il n’y a là aucune difficulté de principe. Ce cas pose ne suppose ni ne confère la compétence dans les domaines scientifique, artistique, culinaire, etc. Mais pour tout ce qui touche à la vie religieuse en son ordination à la perfection de la charité telle que la règle l’organise, la docilité doit accompagner l’obéissance, parce qu’un religieux, quelles que soient ses capacités personnelles, est, par son état même, toujours « à l’école », toujours en apprentissage, et les supérieurs doivent y jouer le rôle
de maîtres. Les supérieurs ne sont pas quittes de leurs obligations s’ils ne font que maintenir l’ordre extérieur ou la prospérité matérielle ; le bien commun dont ils ont la charge est celui d’une école de perfection. « Status religionis est quædam disciplina vel exercitium tendendi in perfectionem. Quicumque autem instruuntur vel exercitantur ut perveniant ad aliquem finem, oportet quod directionem alicujus sequantur, secundum cujus
arbitrium instruantur vel exercitentur, quasi discipuli sub magistro. Et ideo oportet quod religiosi in his quæ pertinent ad religiosam vitam alicujus instructioni et imperio subdantur. (…) Imperio autem et instructioni alterius subjicitur homo per obedientiam. Et ideo obedientia requiritur ad religionis perfectionem. —
L’état religieux représente un régime de vie organisé en vue de former et d’exercer à la perfection. Celui qui est formé et exercé en vue d’atteindre une fin, doit suivre la direction d’un maître, sous la conduite duquel, tel un disciple, il s’instruit et s’entraîne. Il faut donc que les religieux, en ce qui regarde la vie religieuse, soient soumis à la direction et au commandement de quelqu’un. (…) Or c’est l’obéissance qui soumet un homme au commandement et à la direction d’un autre. C’est pourquoi l’obéissance est requise à la perfection de la vie
religieuse » IIa-IIæ, q. 186, a. 5. Il ne s’agit pas bien entendu, du « for interne » et de la perfection intérieure, mais très précisément de ces « œuvres de perfection » que recommandent les conseils évangéliques, dont l’état religieux fait profession d’organiser dans l’Église une pratique extérieurement constatable.

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32 IIa-IIæ, q. 104, a. 3, ad 3um : « Et sic, per obedientiam et alia bona potest damnum unius boni recompensari.
— C’est ainsi que, par l’obéissance, d’autres biens peuvent compenser la perte d’un seul. »
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néanmoins la question délicate et instructive des « supérieurs intermédiaires ». Tout supérieur, même subordonné, a la responsabilité personnelle d’un bien commun. Il ne saurait donc être considéré ou se considérer lui-même comme un pur exécutant. Il a, comme tout
homme, la responsabilité d’obéir ; mais il a en outre celle d’obéir en vue du bien commun dont il a la charge. Cela ne peut se comprendre sans un certain pouvoir d’interprétation et d’adaptation, qui ne peut aller sans quelque latitude et d’autant plus que, sans être suprême,
il est plus élevé. On dit ainsi qu’à l’armée, l’obéissance d’un général ne saurait être celle d’un caporal. Le supérieur intermédiaire aura souvent, même juridiquement, un pouvoir déterminé de dispense ; de toute façon, il a toujours, moralement, un devoir de « dispensation »
prudente et sage.
Il y a une forme plus nette d’abus de pouvoir : celle où le supérieur humain, quel qu’il soit, pénètre dans un domaine qui ne lui est pas soumis. Qu’est-ce qui ne lui est pas soumis ? Exactement ce qui reste en dehors du bien commun dont il a la charge. Spécifiée par ce bien commun, son autorité est par le fait même limitée par lui. Or une personne humaine ne fait jamais partie d’une communauté d’hommes « secundum se totam 33 » ; et
elle ne peut être ordonnée à son bien commun qu’au sens et dans la mesure où elle en fait partie. « Tenetur subditus suo superiori obedire secundum rationem superioritatis, sicut miles duci exercitus in his quæ pertinent ad bellum, servus domino in his quæ pertinent ad servilia
opera exercenda, etc. 34 — Le sujet est tenu d’obéir à son supérieur en tenant compte de la supériorité qui lui est propre ; ainsi le soldat au chef de l’armée en ce qui concerne la guerre ; le serviteur à son maître en ce qui concerne le service à exécuter ; le fils à son père en ce qui
concerne la conduite de sa vie et l’organisation domestique, et ainsi du reste. » Et, dans l’ordre même de ce bien commun, le supérieur est tenu par ses exigences objectives, exprimées par la loi. Aussi, même pour la vie religieuse, ne saurait-il y avoir vœu d’obéissance que selon une règle, jamais selon l’arbitraire d’un homme.
Devant un abus de pouvoir, il ne saurait évidemment y avoir aucun devoir d’obéissance. L’ordre reçu n’a que l’apparence du précepte. À considérer les choses en soi, il n’appelle pas la soumission, mais la résistance. Celle-ci ne sera cependant pas toujours vertueuse. Elle s’impose sans aucun doute, si l’acte commandé implique un péché ou doit léser gravement le bien commun. Elle ne s’impose nullement si l’acte commandé, sans être un péché, n’a d’inconvénients que pour moi-même. Je ne puis « obéir », à proprement parler, à ce qui n’est
pas un précepte ; je puis cependant être tenu de m’y conformer, par l’exigence de vertus plus hautes, en particulier l’amour du bien commun et la volonté d’éviter une occasion de scandale à de plus faibles, qui ne comprendraient pas ma résistance et risqueraient de s’en prévaloir pour désobéir eux-mêmes à de vrais préceptes. C’est en effet un des éléments
primordiaux du bien commun d’une société que l’autorité y soit communément respectée et suivie, sauf prévarication ; le contraire est un mal de portée beaucoup plus grave pour l’ensemble que des inconvénients particuliers pour ma personne ou pour un petit groupe.
Socrate refusait une évasion possible et juste, pour ne pas affaiblir l’autorité des lois ; à plus forte raison la conscience chrétienne sera-t-elle attentive à cette priorité du bien de tous ou tout simplement de l’amour et de la paix. La véritable obéissance n’est pas ombrageuse et processive, appliquée au calcul minutieux de ses droits et de ses devoirs. Elle a entendu la
parole du Seigneur : Si quelqu’un veut te citer en justice et prendre ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau (Matth. v, 40).

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33 Ia-IIæ, q. 21, a. 4.
34 IIa-IIæ, q. 104, a. 5.

III. — Les manquements à l’obéissance

On sait que, dans la perspective de saint Thomas, le bien que visent les vertus morales est constitué entre deux vices opposés, mais de telle sorte que l’un d’entre eux est comme la négation ouverte de la vertu, alors que l’autre en est la contrefaçon et en prend les apparences. La force ressemble à l’excès qu’est la témérité ; elle n’a rien de commun avec le
défaut, qui est la crainte ; la tempérance au contraire ressemble plus au défaut de convoitise qu’est l’insensibilité qu’aux excès de la gourmandise et de la luxure. C’est dans le même cadre que nous sont présentés les manquements à l’obéissance. Saint Thomas avait remarqué (q. 104, a. 2, ad 2um) qu’on peut manquer à l’obéissance, soit de cette façon manifeste qui consiste à désobéir (péché par défaut), soit de cette façon plus subtile qui
consiste à « trop obéir », ou plutôt à obéir « indiscrètement », sans le discernement de l’autorité légitime ou de l’acte à accomplir (péché par excès) 35. Dans la question 105, il ne parlera que du premier, et encore seulement pour en apprécier la gravité. C’est que toutes les notions essentielles ont déjà été données et qu’il avait caractérisé, en cours de route, à plusieurs reprises, l’obéissance indiscrète. Si rapides soient-elles, ces notations sont précieuses pour une juste notion de l’obéissance.

A. Les contrefaçons de l’obéissance

Il est essentiel à l’obéissance de plonger ses racines dans l’une ou l’autre des vertus de vénération ; elle y trouve son vrai climat et une animation qui lui est nécessaire. L’obéissance indiscrète, surtout si elle est devenue habituelle et vicieuse, implique aussi toujours une attitude indiscrète et faussée de vénération ; elle en tire soit sa gravité, soit son excuse.
Quand la déférence est consciemment exagérée par des calculs d’intérêt ou d’ambition, elle devient obséquiosité et flatterie, l’obéissance se fait servilité. Vice parfois assez apparent, souvent subtil, cette servilité a les conséquences les plus désastreuses pour l’autorité ellemême
et par suite pour le bien commun. Entouré de louanges et de mensonges, le supérieur risque fort d’être entraîné à faire de ses louangeurs des complices, à quoi il est peu probable qu’ils se refusent.

Tel n’est cependant pas le cas de toute obéissance indiscrète. Celle-ci peut n’être que l’empressement brouillon d’un zèle mal éclairé. Saint Thomas disait bien qu’il est de la perfection de l’obéissance de « prévenir le précepte du supérieur » ; mais il ajoutait, à bon escient : voluntate tamen superioris intellecta.
Il arrive aussi – et c’est alors une excuse – que la déférence soit exagérée, non par malice ou calcul, non plus même par empressement inconsidéré, mais par faiblesse, et par faiblesse encore plus psychologique que morale. Il y a des êtres trop faibles devant la vie personnelle et ses responsabilités, pour qui l’obéissance est un « refuge ». S’ils obéissent, ce n’est pas par
renoncement et par victoire sur leur indépendance, c’est parce qu’ils seraient bien embarrassés d’avoir à prendre eux-mêmes leurs décisions. Ils ont en même temps un immense besoin d’admirer, précisément pour s’appuyer à plus fort qu’eux. Il ne leur suffit pas que le supérieur soit légitime (seul vrai motif de l’obéissance vertueuse), il faut qu’il ait a priori
toutes les qualités et qu’on puisse le suivre aveuglément, parce qu’il doit être impensable qu’il fasse un jour mauvais usage de son autorité. Et certes, ces êtres-là, surtout s’ils sont

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35 Cf. Id., a. 2, ad 2um.
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scrupuleux, font bien d’obéir, même à leur façon ; et si l’autorité sait, comme elle doit, être éducative, elle peut servir à les élever à une vie plus personnelle. Mais il serait fâcheux de les donner pour modèles ou de définir l’obéissance par ce qui n’est que leur faiblesse. La véritable obéissance est une vertu virile, la plus exigeante maîtrise de soi, non pas un
abandon ou un refuge, mais l’un des plus durs combats qu’un homme puisse avoir à livrer.

B. La désobéissance

 En elle-même, la désobéissance consiste dans la transgression du précepte porté par un supérieur légitime. Mais, subjectivement, surtout quand elle se développe en vice, elle a aussi son contexte, son climat, dans une attitude contraire à la déférence, ou à la piété, ou à la religion. Même sans aller jusqu’au mépris 36, qui est par lui-même fort grave, elle cultive
une certaine mésestime, une attitude affective d’insubordination, qui se traduira par des critiques, des railleries. Elle est alimentée par l’orgueil. Il est inutile d’en souligner la gravité pour le bien commun.
Cependant, ici encore, paradoxalement, cette attitude peut être une excuse. Elle ne manifeste pas nécessairement une personnalité plus forte et plus consciente de ses responsabilités que la confiance aveugle, source d’obéissance indiscrète. Elle est aussi, chez beaucoup, faiblesse psychologique. Il est bien connu que certains raidissements sont de purs
réflexes de défense ; on se raidit contre l’influence, parce qu’on s’y sent trop exposé. Certains auront une jalousie maladive d’une indépendance qu’ils voient trop facilement compromise : à l’inverse des premiers, c’est la désobéissance qui est leur « refuge ». Et ils abandonneront d’autant plus facilement cette indépendance devant des meneurs qu’ils pensent l’avoir
défendue contre le supérieur légitime. Il est relativement bien rare que ce soit pour se prendre en mains tout seul que quelqu’un se soustraie à l’obéissance ; c’est trop souvent pour se livrer à une influence.
Déjà au seul plan de la vie humaine, l’obéissance véritable se dresse entre ces deux extrêmes comme un sommet de vertu. Obéir au supérieur légitime, mais rien qu’à lui, parce que son autorité, qui n’est pas influence, mais institution de droit, vient de Dieu, c’est le véritable équilibre des forces personnelles, de l’intelligence et du vouloir. C’est la véritable indépendance, celle pour qui une conduite n’est jamais subie, fût-ce par l’entraînement du
troupeau, mais voulue, lucidement acceptée en tout ce qu’elle a de légitime, repoussée en tout ce qu’elle comporterait d’infra-humain.
Cette attitude, la vie chrétienne la transfigure. Et ce sera le triomphe de la charité que la volonté de Dieu, quel que soit le précepte qui nous la transmet, non seulement n’est plus contrariante, mais rencontre l’élan d’une volonté qui se porte à l’accomplir comme à ce qu’elle aime avant tout. Servire Deo regnare est : vouloir ce que Dieu veut, c’est participer à
son règne, c’est régner avec lui.

Saint-Maximin, 15 octobre 1957
fr. M.-M. Labourdette, o. p

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36 Id., q. 105, a. 2 : « Inobedientia qua contemnitur præceptum hominis levior est peccato quo contemnitur ipse præcipiens, quia ex reverentia præcipientis procedere debet reverentia præcepti. — Quant à la désobéissance qui méprise un précepte humain, le péché est moins grave que celui de mépriser l’auteur du précepte, parce que le respect envers le précepte doit procéder du respect envers son auteur. »

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