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Entraide et Tradition

2011-6. Gustave Thibon : dix ans déjà!…

publié dans nouvelles de chrétienté le 18 janvier 2011


 

En souvenir de Gustave Thibon:

Lu sous la plume de l’excellent frèreMaximilien Marie, dans son  « journal du “Mesnil-Marie”

A- Gustave Thibon : dix ans déjà!…
2001 – 19 janvier – 2011

Ce 19 janvier 2011 marque le dixième anniversaire du rappel à Dieu de Gustave Thibon. Dix ans déjà!…

Je peux dire sans exagération que, depuis que j’ai découvert Gustave Thibon – j’avais à peine 15 ans – et plus encore depuis ce 19 janvier 2001 où il est entré dans son éternité, je n’ai pas été un seul jour sans me nourrir de ses écrits, de sa pensée, des leçons que j’ai reçues de lui… Il a été et il demeure toujours, pour tout mon itinéraire personnel – intellectuel et spirituel – ce que l’étoile miraculeuse a été pour les Mages : une divine lumière pour éclairer ma marche dans la nuit de ce monde! Comme je voudrais pouvoir écrire avec une exacte justesse et justice tout ce que je dois à Gustave Thibon : parviendrai-je à le faire un jour? Tout simplement, à l’occasion de ce dixième anniversaire, je me bornerai à écrire, à crier pour toute oreille qui voudra bien l’entendre, et à chanter en direction du Ciel un immense “Merci!”.

En 1993, à la suite de la parution du livre d’entretiens recueillis par Danièle Masson intitulé “Au soir de ma vie” (éd. Plon), Gustave Thibon avait reçu plusieurs personnes, parmi lesquelles des journalistes, et répondu à leurs questions. J’avais alors soigneusement pris note de ses réponses : c’est une partie de cet échange, recopié de mes cahiers personnels, que je vous retranscris ci-dessous.

Frère Maximilien-Marie.

– Quel est pour vous le comble de la misère?

G.T. : Ne plus aimer, ne plus être aimé.

– Où aimeriez-vous vivre?

G.T. : Là où je suis. “C’est d’âme qu’il faut changer, pas de lieu”, disait Sénèque.

– Pour quelles fautes avez-vous le plus d’indulgence?

G.T. : Celles commises par amour… Même si on se trompe sur le niveau et la qualité de cet amour. L’amour humain peut être sacré ou profané, il n’est jamais totalement profane.

– Votre rêve de bonheur?

G.T. : Le bonheur ne se rêve pas. Il est partout à condition de tout accueillir comme don de Dieu.

Votre passage d’Evangile préféré?

G.T. : “Père, pourquoi m’as-tu abandonné!” Ce cri me touche de très près aujourd’hui. Sur la Croix, Dieu désespère de Lui-même, et, si j’ose dire, meurt athée. Je crois avec Chesterton que “notre religion est la bonne car c’est la seule où Dieu à un moment a été athée”. Je suis amoureux de ce Christ en agonie, l’Homme des douleurs, Dieu devenu infiniment faible, Dieu abandonné de Dieu. Si j’avais été religieux, j’aurais choisi le nom de ‘frère X. de Gethsémani’.

Le passage de la femme adultère m’est également très cher. Dieu est à la fois l’exigence infinie et l’indulgence infinie. Il nous pardonnera ce que nous n’osons pas nous pardonner à nous-mêmes. Cet apologue oriental me touche beaucoup : le diable dit à Dieu : “Ce qui m’étonne chez Toi, c’est que les hommes ne font que pécher et Tu leur pardonnes sans cesse, alors que moi, je n’ai péché qu’une fois et Tu ne m’as jamais pardonné!” Et Dieu lui répond : “Mais toi, combien de fois m’as-tu demandé pardon?”

– Comment définissez-vous l’enfer?

G.T. : Comme Simone Weil : “Se croire au paradis par erreur”.

– Et la mort?

G.T. : Comme Gabriel Marcel : “Le dépaysement absolu”… Un saut vertigineux que je m’interdis d’imaginer : il ne faut pas enlever sa virginité, dépuceler d’avance ce retour à la Patrie, puisque notre vie est un exil.

Nous serons stupéfaits quand nous verrons les lignes courbes par lesquelles Dieu a écrit droit, et à quel point le mal et le bien s’enchevêtrent. Je crois à la solidarité du bien et du mal, de l’ivraie et du bon grain. Il y a parfois des vertus qui perdent et des péchés qui sauvent, non par eux-mêmes, mais par rebondissement. Vient un moment où il faut se repentir de sa vertu comme on se repend de son péché.

– Le plus grand mal de notre époque?

G.T. : Exiger du temps qu’il tienne les promesses de l’éternel. Simone Weil a tout dit : “Dieu et l’homme sont comme deux amants qui se sont trompés sur le lieu du rendez-vous : l’homme attend Dieu dans le temps, et Dieu attend l’homme dans l’éternité”.

– La vertu la plus nécessaire aujourd’hui?

G.T. : La réaction contre le conformisme qui se cache sous le masque de la liberté… Ce que Gabriel Marcel appelait “le conformisme de l’aberrant”. Simone Weil disait : “Dieu t’a béni de naître à une époque où on a tout perdu”. Et où, par conséquent, on peut tout retrouver, plus personnellement, moins par pesanteur sociale.

Cette époque qui provoque les guerres les plus sanglantes au nom de la liberté constitue un scandale unique dans l’histoire. Etant donné le degré de moralité théorique du XXème siècle, de telles horreurs ne devraient pas être possibles. Notre temps est, plus que tout autre, le temps du pharisaïsme et de l’hypocrisie : c’est le règne des vérités chrétiennes devenues folles dont parle Chesterton.

– Votre principal sujet d’admiration?

G.T. : La faiblesse de Dieu… Voir à quel point Dieu est désarmé. Il fait dépendre le plus haut du plus bas. Le supérieur dépend de l’inférieur, mais la réciproque n’est pas vraie : “la rose a besoin du fumier, mais le fumier se passe fort bien de la rose”. Dieu a besoin de l’homme mais l’homme se passe fort bien de Dieu. Il s’est rendu esclave des causes secondes.

– Etat présent de votre esprit?

G.T. : Celui d’une veilleuse éclairant des ruines. Cette veilleuse est ma conscience. Je me sens à la fois rejeté par le temps et indigne de l’éternité. Je n’ai pas la grâce de Simone Weil qui priait le Ciel de mourir gâteuse. On vieillit bien tant qu’on ne vieillit pas.

– Votre foi?

G.T. : Du désespoir surmonté. Une foi éprouvée, qui n’est plus une armure mais une blessure. Je parie Dieu. “Il faut aimer Dieu comme s’il n’existait pas”, soutenait Simone Weil. Je sens en moi ce combat entre le croyant en Dieu et le croyant en l’absence de Dieu. Mère Marie-Thérèse, une carmélite d’Avignon, disait : “Ce n’est pas la vertu que Dieu demande, c’est d’être trouvé pauvre”. Et pauvre même de nos certitudes et de nos vertus! Dieu a d’abord été pour moi Puissance et Loi ; puis Lumière et Amour ; enfin Absence et Nuit. C’est peut-être en cela qu’Il ressemble le plus à Lui-même. Il me devient chaque jour de moins en moins étranger et de plus en plus inconnu : je suis devenu un agnostique adorateur.

– Votre mot de la fin?

G.T. : “Seigneur, je remets mon âme entre vos mains!”

J’aime aussi le dernier mot de la dernière lettre que j’ai reçue de mon amie Marie-Noël : “Je tombe de sommeil en Dieu”. Elle avait pourtant perdu le Dieu de son enfance et découvert une nuit sans étoiles. Au bout de ce “combat désespéré pour sauver Dieu”, elle constatait que “Dieu n’est pas un lieu tranquille”.

 

B- Des éléments de sa biographie

Gustave Thibon est décédé dans son mas de Saint-Marcel d’Ardèche il y a sept ans, le 19 janvier 2001. Penseur, philosophe, métaphysicien et poète tout à la fois, il a été et il demeure un guide admirable, et cela parce qu’il a toujours été lui-même guidé par l’admiration : une admiration qui n’obscurcit jamais son discernement, ni n’égara point sa capacité de rendre aux œuvres dont il parlait toute leur signification et toute leur portée.

L’Académie Française l’a récompensé a deux reprises : Gustave Thibon reçut en effet le grand prix de littérature de l’Académie Française, en 1964, et le grand prix de philosophie de l’Académie Française, en 2000. L’Académie a reconnu en lui, l’homme qui, en France, a le mieux récapitulé ces deux millénaires de christianisme, marqués à l’origine par les idées grecques et romaines et, à la fin, par l’esprit réducteur de la science moderne.

 

Gustave Thibon

Les intimes racines ancestrales.

Gustave Thibon est né à Saint-Marcel d’Ardèche le 2 septembre 1903.
Il fut un véritable autodidacte certes, mais – à la vérité – dès son plus jeune âge, il avait reçu de son père (qui écrivait lui-même des vers) un exemple tout particulier et de fortes nourritures intellectuelles. “À sept ans, dira-t-il un jour, je récitais force poèmes de Leconte de Lisle, Hérédia et bien sûr de Mistral et Aubanel, en provençal“. Contraint d’abandonner l’école à l’âge de 13 ans pour assurer la subsistance de sa famille, Gustave Thibon sera néanmoins toute sa vie animé par une intense soif de connaître.

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Les années d’apprentissage.

Sa jeunesse fut aventurière et ses pas le conduisirent d’abord à Londres, puis en Italie, et aussi en Afrique du Nord pendant son service militaire. Il apprit l’anglais, l’italien et il découvrit l’oeuvre de Nietzsche. Les horreurs de la guerre de 1914-1918 le marquèrent profondément et le confirmèrent dans son rejet du patriotisme revanchard et de la démocratie: “Comment pardonner cela à l’humanité? Ce fut la guerre civile dans toute son horreur, la mise à mort d’un monde pour des raisons dont aucune ne tenait debout. Toute cette jeunesse sacrifiée!

À l’âge de 23 ans, il revient au mas familial et se remet à l’étude en même temps qu’au travail de la terre. Il se plonge dans la littérature. Mais il s’attache aussi avec ténacité à l’étude des mathématiques, de l’allemand, du latin et du grec ancien pour satisfaire un appétit de connaissance qui a pris désormais le pas sur le goût de l’aventure. À vingt-cinq ans, Thibon était pratiquement formé. Il n’était toutefois pas encore profondément enraciné dans le catholicisme. Son père en effet l’avait plus élevé dans le spiritualisme de Victor Hugo que dans la pensée et la piété de l’Eglise catholique. Après avoir fréquenté Hegel, Saint Thomas d’Aquin, Nietzsche, Klages, il se tournera vers Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d’Avila et étudiera la langue et la culture espagnole. C’est alors aussi qu’il découvrira Simone Weil. Au contact de tous ces maîtres, il a développé une pensée d’une extraordinaire fécondité, qui n’a été inféodée à aucune mode et qui a échappé à tout encadrement.

En 1934, il publie son premier ouvrage: “La Science du caractère“.

Prêt à risquer pour Dieu tout ce qui n’est pas Dieu“, il a élaboré une réflexion en étroite consonance avec la quête spirituelle de l’humanité contemporaine. “J’aime notre époque, écrivait-il, parce qu’elle nous force à choisir, entre la puissance de l’homme et la faiblesse de Dieu“. Thibon, penseur monarchiste et catholique, souvent présenté comme un “philosophe paysan“, a publié plus d’une vingtaine d’ouvrages qui abordent des sujets aussi divers que la présence de la foi ou la domination de la technique. Son écriture est à la fois poétique, prophétique et mystique.

Il recommence à publier en 1941 : “Le voile et le masque” (1941), “Destin de l’Homme” (1941), “L’échelle de Jacob” (1942), “Retour au réel” (1943), “Ce que Dieu a uni” (1945), “Le pain de chaque jour” (1946), “Nietzsche ou le déclin de l’esprit” (1948), “La crise moderne de l’amour” (1953). Après une pause de près de 17 années, il publiera à nouveau à partir de 1970 : “Notre regard qui manque à la lumière” (1970) , “L’ignorance étoilée” (1974) , “L’équilibre et l’harmonie” (1976), “L’illusion féconde” (1995), “Au soir de ma vie” (1993).

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La rencontre avec Simone Weil.

L’un des événements les plus marquants de sa vie fut sa rencontre avec Simone Weil qu’il accueillit dans son mas vivarois – elle fut chassée de l’université parce que juive – avant qu’elle ne soit contrainte d’aller à Londres (où elle mourut en 1943). Avant de partir, elle lui confia le manuscrit de “La Pesanteur et la grâce“, qu’il publiera en 1947. “Vous êtes français comme on ne l’est plus depuis trois siècles“, lui déclara-t-elle un jour.

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Aux lecteurs qui s’intéressent à la vie des idées, je conseille de méditer lentement les textes de Gustave Thibon. Guidés par ce sage vivarois, à l’érudition étonnante, vous découvrirez toutes les raisons de vous plonger à sa suite, pour un bain de jouvence, dans les textes des penseurs qui ont illustré la grandeur de l’esprit humain. Ce grand lecteur de Virgile, de Marc Aurèle, de Dante, d’Olivier de Serres, de Chateaubriand, de Kierkegaard, de Mistral, de Gabriel Marcel, de Lorca, de Milosz, de Marie-Noël …etc., nous permet de franchir les siècles en nous ouvrant l’esprit, en stimulant notre intelligence… Gustave Thibon, enraciné dans son terroir, nourri par une culture que l’on peut qualifier d’universelle, sut toujours entretenir l’espérance d’un sursaut de civilisation, face aux nuages les plus sombres. En rappelant la lumière de ces “phares” de l’esprit que sont Sénèque et Marc-Aurèle, Thibon rend un immense service à l’homme moderne.

Du jeune philosophe à l’effrayante érudition, au vieux sage de la fin du siècle, en passant par l’irréprochable dialectique scolastique des années 30, la continuité est admirable, même si les accents se sont déplacés. Peut-être, et sans rien perdre – bien au contraire! – de leur vigueur, certaines arêtes se sont-elles adoucies, et quelque chose, qui est tout à la fois plus diaphane et plus souverain, est apparu comme une marque inimitable, où l’infinie pudeur aiguise la faculté d’attention, au point qu’elle ne se distingue plus d’avec l’amour.

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Ecrits posthumes:

Aux ailes de la lettre” a été publié par Françoise Chauvin (aux Éditions du Rocher) dans les dernières semaines de l’année 2006 :
Entre 1932 et 1982, Gustave Thibon a tenu des cahiers dont la teneur était restée inconnue. Françoise Chauvin a su en extraire des morceaux patiemment choisis. Ce faisant, elle reste parfaitement fidèle à Thibon dont la pensée s’est souvent livrée à ses lecteurs sous la forme d’aphorismes. On l’aura compris : ici, pas de “révélations croustillantes”, même si l’ensemble de ce recueil est inédit. Au contraire, nous y retrouvons toutes les exigences du philosophe de Saint-Marcel d’Ardèche, avec son intelligence toujours attentive au réel, soucieuse de ne pas nier le mystère, de ne pas cacher la complexité des choses et de ne jamais, non plus, se livrer tout entière. De quoi parle-t-il alors dans ces cahiers ? Mais comme toujours, de Dieu, de la foi, de l’intelligence et du mystère, de la mort, de la maturité et de la vieillesse, de l’amour aussi bien sûr et du mariage, du temps qui passe laissant sa marque et son empreinte.

Il parle des choses essentielles qui constituent, sinon nos préoccupations quotidiennes, du moins l’inquiétude, parfois cachée, de nos âmes. Nous le retrouvons donc tel qu’en lui-même et nous ouvrant pourtant toujours de nouvelles portes, pour nous pousser à notre tour à la réflexion. À travers les premiers textes choisis par Françoise Chauvin se dessine une sorte d’autoportrait que révèle bien, par exemple, cette affirmation : “Je ne suis pas inconstant, mais divisé. Je reste fidèle aux choses les plus opposées“. C’est une lumière sur l’œuvre même de Thibon, œuvre qui ne s’enferme pas dans des catégories toutes faites et par trop simplistes. Lui qui affirme bien vouloir combattre pour l’Église, mais “en franc-tireur” n’a pas cessé d’ausculter le monde de l’âme, décelant, au fond, qu’ “en somme, l’harmonie est dans le monde corporel et le chaos dans le monde des âmes“. Il n’y a pas un confesseur qui dira le contraire…

C’est pourquoi lire Thibon, confronter son intelligence à la sienne, trouver des accords entre les âmes ou, du moins, des échos, revient finalement à trouver l’occasion d’un retour vers soi-même dans un véritable face-à-face. C’est un risque à prendre. Tous les grands livres ne sont-ils pas des risques à prendre?

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