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Entraide et Tradition

De l’opposition à un supérieur

publié dans magistère du pape François le 8 octobre 2020


L’opposition à un supérieur

(Source: Hugues de Lassus)

 

Lettre de liaison n° 112 (1er octobre 2020)Imprimer

Je  publie cette excellente étude de Mr de Lassus, suite à la publication de l’encyclique de François. Certains pourraient être, en effet, surpris des critiques que Mgr Vigano adresse au document du Pape.

 

Chers amis,

À la lecture des dernières lettres de liaison, quelques lecteurs nous ont fait part de leur désaccord avec le tour d’esprit de ces lettres qui, d’après eux, manifesteraient un manque d’union avec le pape. Il est vrai que les trois dernières lettres ont mis en cause soit un cardinal à propos de la date de la révélation du secret de Fatima ou des enveloppes l’ayant contenu, soit le pape à propos de l’ajout des mystères lumineux au rosaire.
Pourtant, la critique de prélats hauts placés n’est pas une nouveauté dans l’Église. En particulier, nombreux sont ceux qui ne se privent pas de critiquer l’Église et les hommes d’Église d’avant le concile Vatican II. Par exemple, dans l’histoire des conciles éditée par les éditions du Cerf, sous la direction de G. Alberigo, dans le chapitre consacré à Vatican II, il est fait mention du « long et dramatique pontificat de Pacelli ».
Il semble que l’on puisse tout critiquer, sauf le concile Vatican II et les papes depuis Jean XXIII. Il y a dans cette attitude une contradiction interne : si le concile Vatican II est intouchable, pourquoi les conciles précédents ne le sont-ils pas ? Quels sont les critères qui permettent de porter un jugement sévère sur les uns et pas sur les autres ? Il y a là manifestement deux poids et deux mesures.

Aussi, avant de poursuivre l’analyse du secret de Fatima, il est indispensable d’éclaircir ce point, car cette analyse conduit à mettre en cause plusieurs prélats. Il convient donc de vérifier auparavant que c’est bien une attitude catholique, et si oui, dans quelle mesure elle est possible et quelles en sont les limites. Pour cela, il faut commencer par rappeler le respect dû aux personnes consacrées.

Le respect dû aux personnes consacrées

Dans Le dialogue de sainte Catherine de Sienne, texte recueillant les paroles confiées par Dieu Lui-même à la sainte, la question du respect dû aux personnes consacrées est abordée à plusieurs reprises (notamment tome 2, chap. VII, IX et XI). Voici quelques extraits. Il y a beaucoup de répétitions ; mais ces répétitions sont importantes à souligner, car elles montrent la très grande importance que Dieu attache à ce point :

Chap. VII : Si tu me demandes pourquoi le péché de ceux qui persécutent la sainte Église est plus grave que tous les autres, et pour quelle raison les fautes de mes ministres ne diminuent en rien le respect qu’on leur doit rendre, je te répondrai : parce que tout le respect qu’on leur témoigne, ce n’est pas à eux qu’il s’adresse, mais à Moi, par la vertu du Sang dont Je leur ai confié la dispensation. (…)

Chap. IX : Je t’ai dit, ma très chère fille, quelque chose du respect que l’on doit témoigner à mes oints, malgré leurs défauts. Ces marques de révérence qu’on a pour eux ne leur sont pas dues à cause de leur personne, mais à raison de l’autorité qu’ils tiennent de Moi. Leurs défauts ne peuvent en rien affaiblir ou diviser le mystère du Sacrement. Ils ne doivent donc pas diminuer non plus les hommages qu’on leur doit, non pour eux-mêmes encore une fois, mais pour le trésor du Sang dont ils ont la garde. (…)

Chap. XI : Je t’ai exposé la dignité dont Je les ai revêtus, en les choisissant pour en faire mes ministres. À cause de cette autorité et de cette dignité dont Je les ai investis, Je ne veux pas, pour quelque faute que ce soit, que les séculiers portent la main sur eux. En touchant à mes prêtres, ils M’offensent misérablement.
Je veux, au contraire, qu’ils aient pour eux, tout le respect qui leur est dû, non à cause d’eux, comme Je t’ai dit, mais à cause de Moi, à raison de l’autorité que Je leur ai donnée. Ce respect ne doit donc jamais diminuer, alors même que leur vertu serait amoindrie, parce qu’ils sont toujours, de par Moi, les ministres du Soleil, les dispensateurs du corps et du sang de mon Fils et des autres sacrements. Cette dignité appartient aux mauvais comme aux bons. Tous sont investis des mêmes fonctions. (…)

Il est donc clair que nous ne devons absolument jamais manquer de respect envers les personnes consacrées, que ce soit par nos paroles, notre attitude ou nos actes, et ceci aussi scandaleuses que soient les fautes que ces personnes consacrées ont pu commettre. La transgression de ce précepte divin est une faute particulièrement grave qui peut nous valoir une sanction terrible. Ce principe ne souffre aucune exception, même si nous avons été personnellement et directement victime de la faiblesse ou de l’insuffisance d’un clerc.

L’opposition à un supérieur

Mais alors, comment agir lorsque nous nous trouvons devant le cas d’un clerc ayant une conduite indigne ? Car actuellement, des évêques ou cardinaux, comme le cardinal McCarrick ou plus récemment le cardinal Beccui, ont une conduite morale douteuse sinon scandaleuse. Par respect pour le pape, un catholique doit-il garder le silence sur l’exhortation apostolique de François Querida amazonia ? (voir lettre de liaison n° 104)
Plusieurs saints nous ont montré l’exemple en s’opposant ouvertement au pape, à commencer par saint Paul lui-même ! Il se permit de reprendre publiquement saint Pierre qui par un comportement ambigu risquait de remettre en question l’enseignement du concile de Jérusalem sur le salut des païens, lequel abrogeaient les pratiques de la loi mosaïque : « Lorsque Pierre vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il était digne de blâme ! » (Gal. 2, 11). Et saint Paul va jusqu’à condamner quiconque, fût-ce lui-même ou un ange, qui agirait ainsi : « S’il arrivait que nous-même ou un Ange venu du Ciel vous enseigne autre chose que ce que je vous ai enseigné, qu’il soit anathème. » (Gal. 1, 8).

Saint Thomas d’Aquin (1225 – 1274) commente ainsi ce passage de l’épître de saint Paul : « S’il y avait danger pour la foi, les supérieurs devraient être repris par les inférieurs, même en public. Aussi Paul, qui était soumis à Pierre, l’a-t-il repris pour cette raison. » (Somme théologique, IIa IIae, question 33 : La correction fraternelle, article 4 : Les inférieurs sont-ils tenus de corriger leurs supérieurs ?)
Et ailleurs, dans la question sur l’obéissance, le docteur angélique dit : « Il est dit au livre des Actes (6, 29) : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Mais parfois les ordres des supérieurs sont contraires à ceux de Dieu. Donc il ne faut pas leur obéir en tout. » (IIa IIae, question 104 : L’obéissance, article 5 : Les inférieurs doivent-ils obéir en tout à leurs supérieurs ?)

Saint Robert Bellarmin (1542 – 1621) tient exactement le même discours :

Tout comme il est licite de résister à un Pontife qui attaque le corps, il est tout aussi licite de résister au Pontife qui attaque les âmes ou détruit l’ordre civil ou, à plus forte raison, essaie de détruire l’Église. Je dis qu’il est licite de lui résister en ne faisant pas ce qu’il ordonne de faire et en empêchant l’exécution de sa volonté. Il n’est pas licite, cependant, de le juger, de le punir, ou de le déposer, parce que ce sont là des actes relevant d’un supérieur. » (De Romano Pontifice, II, 29)

Et l’histoire de l’Église nous montre plusieurs occasions où il fut nécessaire de résister à l’autorité légitime, abusant de son autorité sur un point ou sur un autre, en matière doctrinale ou disciplinaire :

  • Au IVe siècle, durant la crise arienne, saint Hilaire et saint Athanase résistèrent au pape Libère.
  • Au VIe siècle, le pape Vigile fut remis en place par le diacre Pélage au sujet du monothélisme (doctrine qui reconnaît au Christ deux natures, divine et humaine, mais une seule volonté, la volonté divine).
  • Au VIIe siècle, Boniface IV fut repris par saint Colomban, et Honorius le fut par saint Sophrone de Jérusalem.

Il serait aussi possible de citer les exemples de saint Bruno face au pape Pascal II, de saint Thomas Becket face au pape Alexandre III, ou de sainte Catherine de Sienne face aux papes Grégoire XI et Urbain VI.
Tous ces saints ont-ils manifesté « un esprit non catholique » ? Ont-ils manqué de respect envers le pape ? N’étaient-ils plus « en union avec lui » ? Si c’est le cas, comment ont-ils pu être canonisés ?

Donnons encore un exemple. Dans son Année liturgique, pour la fête de saint Cyrille d’Alexandrie (6 février), dom Guéranger (1805-1875) donne, à propos de l’hérésie nestorienne, un enseignement très utile :

Le Jour de Noël 428, l’archevêque de Constantinople Nestorius, profitant du concours immense des fidèles assemblés pour fêter l’enfantement de la Vierge-mère, laissait tomber du haut de la chaire épiscopale cette parole de blasphème : « Marie n’a point enfanté Dieu ; son fils n’était qu’un homme, instrument de la divinité. » Un frémissement d’horreur parcourut à ces mots la multitude ; interprète de l’indignation générale, le scolastique Eusèbe, simple laïque, se leva du milieu de la foule et protesta contre l’impiété. Bientôt une protestation plus explicite fut rédigée au nom des membres de cette Église désolée, et répandue en nombreux exemplaires, déclarant anathème quiconque oserait dire : « Autre est le Fils unique du Père, autre celui de la Vierge Marie. » Attitude généreuse, qui fut alors la sauvegarde de Byzance, et lui valut l’éloge des conciles et des papes !
Quand le pasteur se change en loup, c’est au troupeau à se défendre tout d’abord. Régulièrement sans doute la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l’ordre de la foi, n’ont point à juger leurs chefs. Mais il est, dans le trésor de la Révélation, des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée.
Le principe ne change pas, qu’il s’agisse de croyance ou de conduite, de morale ou de dogme. Les trahisons pareilles à celle de Nestorius sont rares dans l’Église ; mais il peut arriver que des pasteurs restent silencieux, pour une cause ou pour l’autre, en certaines circonstances où la religion même serait engagée. Les vrais fidèles sont les hommes qui puisent dans leur seul baptême, en de telles conjonctures, l’inspiration d’une ligne de conduite ; non les pusillanimes qui, sous le prétexte spécieux de la soumission aux pouvoirs établis, attendent pour courir à l’ennemi, ou s’opposer à ses entreprises, un programme qui n’est pas nécessaire et qu’on ne doit point leur donner.

Ainsi, autant il est clair que nous ne devons jamais manquer de respect envers les clercs, aussi indigne soit leur conduite, autant nous devons leur résister lorsqu’ils leur arrivent de s’égarer.

Les limites de l’opposition

Malheureusement, nombreux sont ceux qui, lorsqu’ils constatent un désordre dans l’Église, réagissent en perdant tout sens de la mesure. Ils font alors le jeu de ceux qui sont à l’origine du désordre. Il est donc important de voir les choses dans une juste perspective. Comment réagir face à certains enseignements, certaines actions des supérieurs contraires à ceux de Dieu, sans tomber dans l’anathème prononcé par Dieu Lui-même envers quiconque s’élèverait contre un de ses clercs ?
Pour cela, il faut avoir clairement à l’esprit que les critiques du pape, de la hiérarchie ou des institutions ecclésiastiques ne sont acceptables que si certaines conditions sont remplies. Voici les conseils donnés par un grand théologien, carme, mort en 1985, le père Joseph de Sainte Marie, sur la manière de faire face aux carences manifestes des détenteurs de l’autorité hiérarchique dans l’Église. (Le père Joseph étudie le cas du pape ; mais ses considérations valent pour toute personne consacrée, qu’elle soit prêtre, moine, évêque ou cardinal.)

Premier point : il faut distinguer entre la personne elle-même et ses actes (paroles, écrits, …) :

Le problème que pose la défaillance, partielle sans doute, mais pourtant très grave de l’autorité peut être posé en ces termes : comment concilier piété filiale et liberté des enfants de Dieu ? Ou comment concilier les devoirs qu’impose la première envers le Vicaire du Christ et les droits et devoirs que comportent, pour tous les baptisés, leur titre de fils de Dieu dans le Christ ? Par une distinction (…) qui se situe au niveau des actes de la personne investie du pouvoir et chargée de l’institution. (…)

Deuxième point : S’agissant du pape, il faut distinguer entre ce qui est du domaine de son infaillibilité et ce qui ne l’est pas.

Dans le respect dû à la personne du pape, il faut distinguer entre ses paroles et ses actes où l’on reconnaît la voix du successeur de Pierre et ceux où l’on ne reconnaît que les options personnelles d’un Pontife agissant au nom de principes et en fonction d’une pastorale – ou d’un politique qui sont en désaccord manifeste avec ceux de la tradition de l’Église et plus particulièrement avec celle du Saint-Siège.

La doctrine sur l’infaillibilité personnelle du pape a été définie par la constitution Pastor aeternus du concile Vatican I, laquelle a été ainsi résumée par saint Pie X dans son Grand catéchisme :

Le pape est infaillible seulement lorsque, [1] en sa qualité de Pasteur et de Docteur de tous les chrétiens, [2] en vertu de sa suprême autorité apostolique, [3] il définit, [4] pour être tenue par toute l’Église, [5] une doctrine concernant la foi et les mœurs.

Il y a donc cinq conditions pour qu’un enseignement du pape soit infaillible. S’il manque ne serait-ce qu’une condition, l’enseignement jouit certes d’une grande autorité étant donné la personne qui le profère, mais il ne peut être considéré comme infaillible. Le domaine de l’infaillibilité personnelle du pape est donc limité, mais telle est la définition de l’infaillibilité selon la tradition catholique.
De là naît d’ailleurs un danger : celui d’étendre cette infaillibilité au-delà des limites fixées par Pastor aeternus. Toute extension de cette infaillibilité constitue une erreur grave. C’est ce qu’avait remarqué, en 1926, le père Le Floch, supérieur du séminaire français de Rome à l’époque :

L’hérésie qui naît sera la plus dangereuse de toutes ; elle consiste dans l’exagération du respect dû au pape et l’extension illégitime de son infaillibilité.

Quoi qu’il en soit, le domaine réellement infaillible ne pose pas de problème. Mais tout ce qui est en dehors de ce domaine peut en poser un. Voici ce qui dit à ce propos le père Joseph de Sainte Marie :

Ces conditions [de l’infaillibilité] étant bien précises et les cas où elles sont remplies étant rares et étant manifestés habituellement sur le mode solennel, il n’y aura guère de difficultés à ce sujet.
Mais c’est dans tout le domaine de son magistère ordinaire et dans celui du gouvernement quotidien de l’Église que la question peut se poser. En des temps normaux, cela n’arrive qu’exceptionnellement et les théologiens enseignent l’attitude de réserve permise au moins intérieurement.
Mais de nos jours, et c’est là un des signes les plus manifestes du caractère extraordinairement anormal de la situation actuelle de l’Église, c’est très fréquemment que des actes venant du « Saint-Siège » exigent de nous prudence et discernement.

Ainsi, la critique d’une autorité est permise mais dans des limites très précises. Elle est possible par des inférieurs. Jésus n’a-t-il pas dit : « Je Vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et les avez révélés aux petits. » (Mat XI, 25 – Luc X, 21) Mais elle ne peut porter que sur les actes, jamais sur les personnes, et, dans le cas du pape, uniquement hors du domaine de l’infaillibilité, en veillant à faire un jugement prudent, à la lumière de la foi que nous enseigne, entre autres, le catéchisme.

Dans quel esprit émettre une critique

Mais il ne suffit pas de respecter ces limites pour qu’une critique soit permise : il faut aussi le faire avec charité et humilité, en respectant la personne dont on est amené à critiquer l’action. Et tout d’abord, comment juger s’il est pertinent d’émettre une critique ? Le père Joseph de Sainte Marie répond de la façon suivante :

Le principe fondamental est accessible à tous : il faut que ces actes [de l’autorité] soient conformes à la Tradition et à la doctrine de l’Église ainsi qu’aux règles du droit canon, même quand c’est pour en dispenser, selon le pouvoir que le Pape a de le faire.
S’il est des cas où seuls des théologiens solidement formés peuvent se prononcer – car la théologie est une science qui a ses principes et ses normes, et dans laquelle il est imprudent de s’aventurer sans la formation nécessaire, et plus encore sans une humilité et un sens de l’Église à la mesure de la difficulté des questions à étudier – il est, par contre, d’autres cas, et ils sont nombreux, où la connaissance du catéchisme et le bon sens chrétien suffisent

Outre ce critère pour juger de l’opportunité d’une critique, il convient aussi de prendre certaines précautions. En premier lieu, il ne faut jamais mettre sur la place publique ce qui a pu être fait en privé. L’Évangile nous dit :

Si ton frère a péché, va et reprends-le entre toi et lui seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. Mais, s’il ne t’écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que toute l’affaire se règle sur la déclaration de deux ou de trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église. (Mat. XVIII, 15-17)

Saint Thomas ne tient pas un autre discours :

La correction qui est un acte de justice usant de punition n’appartient pas aux inférieurs vis-à-vis de leur supérieur. Mais celle qui est un acte de charité appartient à chacun à l’égard de tous ceux qu’il doit aimer, et chez lesquels il voit quelque chose à corriger. (…)
Mais comme un acte de vertu doit être réglé en tenant compte des circonstances requises, l’acte par lequel un inférieur reprend son supérieur doit également respecter certaines convenances, en sorte que la correction ne soit ni insolente, ni dure, mais douce et respectueuse. C’est ce qui fait dire à saint Paul (1 Tm V, 1) : « Ne reprends pas un vieillard avec rudesse, mais avertis-le comme un père. » Et c’est pourquoi Denys reproche au moine Démophile d’avoir corrigé un prêtre sans respect, en le frappant et en le chassant de l’église.

Et saint Thomas ajoute :

Avertir en secret et avec respect peut être fait même par celui qui n’est pas un égal. Voilà pourquoi saint Paul, écrivant aux Colossiens (4, 17), leur demande de reprendre leur supérieur : « Dites à Archippe : « Prends garde au ministère que tu as reçu du Seigneur, et tâche de bien l’accomplir. » »

Ensuite, il faut agir avec une grande humilité et une grande charité. Saint Thomas fait ce commentaire :

Se croire en tout point meilleur que son supérieur semble bien venir d’un orgueil présomptueux. Mais penser qu’on l’emporte sur un point n’a rien de présomptueux, parce qu’en cette vie personne n’est sans défauts. Et il faut bien remarquer aussi que celui qui avertit charitablement son supérieur ne s’estime pas pour autant meilleur que lui ; mais il rend service à celui qui « court un péril d’autant plus grand qu’il occupe un rang plus élevé », comme le dit saint Augustin dans sa « Règle ».

Si l’on tient compte de ces considérations, il peut alors être licite d’émettre une critique sur des propos du pape ou d’un évêque ; cela peut même constituer un devoir à remplir pour son salut personnel et contribuer, modestement, à la restauration de l’ordre et de l’unité catholiques. Mais si l’on ne tient pas compte de ces préceptes, en particulier si on omet d’agir avec le respect dû aux supérieurs, la critique devient alors non seulement dévastatrice, mais aussi intrinsèquement anticatholique, voire schismatique.

Conclusion

Quels que soient les insuffisances ou défauts de tel ou tel prélat, fût-il pape, le fait demeure qu’à toute époque, le pape est la pierre sur laquelle repose l’Église. Il peut être nécessaire, comme cela le fût du temps de saint Pierre, de résister à Pierre et de critiquer certaines actions pontificales en les référant au Magistère constant qui est infaillible. Il reste néanmoins qu’en tout temps c’est Pierre qui constitue le principe de l’ordre et de l’unité catholiques. Cet ordre et cette unité catholiques ne pourront jamais être restaurés sans Pierre ou contre Pierre.
L’abbé Raymond Dulac dans la conclusion de son livre La collégialité épiscopale au IIe Concile du Vatican fait à ce propos une réflexion qui nous servira de conclusion :

J’adresse les dernières lignes de cet ouvrage à mes condisciples, à nos amis, proches ou lointains. Ils souffrent, nous souffrons des humiliations subies par l’Église notre mère, au cours de ce Concile dénaturé, et après. Mais souffrons dans l’Église ! Ne pensons pas que c’est à nous, et à distance, de la guérir de ses blessures. Souvenons-nous du conseil vraiment catholique donné par Denys d’Alexandrie au schismatique Novatien : « Si, comme tu le prétends, c’est contre ton gré (que tu t’es séparé de l’Église), prouve-le nous en revenant de ton gré»
Et cet autre conseil de notre Yves de Chartres, dont nous osons adapter le sens à notre objet : « S’il arrive que certains se plaignent d’avoir été accablés à l’excès par l’autorité de l’Église elle-même, alors que ce soit d’Elle à Elle qu’ils aillent chercher refuge ; qu’ils demandent le soulagement là-même où ils ont éprouvé l’accablement : inde levamen … unde gravamen. »

Nous voulons, amis, violemment, garder la foi « de toujours » ? Que ce soit aussi la foi SALUTAIRE. Croyons, mais « comme il faut » : sicut oportet. Cette foi n’est pas une simple exactitude. Elle n’est certes rien si elle n’est pas conforme, dans son objet et dans ses motifs, à la Révélation du Verbe de Dieu fait homme. Mais elle n’est rien non plus si elle n’est pas professée dans l’Église, in medio Ecclesiae : dans ce milieu biologique où nous avons été plongés au jour de notre baptême, la foi vitalisant l’eau et l’eau sanctifiant la foi, devenue la pure lumière qui joint l’âme du fidèle à la Lumière de gloire du Seigneur, vivant dans Son Église.

L’église d’Afrique connut, au temps de saint Augustin, une « crise » qui ressemble à la nôtre. Souvenons-nous des paroles que l’évêque d’Hippone adressa, un jour à l’un des chefs de la secte donatiste, Emeritius, présent dans l’assistance : « En dehors de l’Église, il peut tout posséder, Emeritius, hormis le salut. Il peut avoir la dignité (de l’épiscopat), il peut avoir le Sacrement, il peut chanter l’Alleluia, il peut répondre Amen, posséder l’Évangile, avoir et prêcher la foi ; mais nulle part, sinon dans l’Église, il ne pourra trouver le salut. »

Église d’abord !
C’est Elle, elle seule, la Catholica, visible dans son chef visible, l’Évêque de Rome, même un jour défaillant, elle seule qui saura séparer le pur froment et la paille de tous les aggiornamentos.

En union de prière dans le Cœur Immaculé de Marie
Yves de Lassus

PS : Pour ceux qui souhaiteraient approfondir cette question, vous trouverez ci-après la question 33 de la Somme théologique et un long extrait de la lettre citée du père Joseph de Sainte Marie.

 

ANNEXE 1

Somme théologique de saint Thomas d’Aquin
IIa IIae – Question 33 : La correction fraternelle

ARTICLE 4 ─ Les inférieurs sont-ils tenus, en vertu de ce précepte, de corriger leurs supérieurs ?

Objections

  1. Il semble bien qu’on n’y est pas tenu. Il est dit en effet dans l’Exode (19, 13) : « Quiconque touchera la montagne devra être mis à mort.» Et il est raconté (2 S 2, 7) qu’Uzza fut frappé par Dieu pour avoir touché l’arche. Or, par la montagne et par l’arche, il faut entendre ici les supérieurs. Donc ceux-ci ne doivent pas être corrigés par leurs subordonnés.
  2. Sur cette parole de Paul (Ga 2, 11) : « Je lui résistai en face» (à Pierre), la Glose précise : « Comme son égal. » Donc, n’étant pas l’égal de son supérieur, un inférieur ne doit pas le corriger.
  3. S. Grégoire dit : « Que personne n’ose corriger la conduite des saints, s’il ne se sent pas meilleur qu’eux. » Mais nul ne doit avoir une meilleure opinion de soi-même que de son supérieur. Donc les supérieurs ne doivent pas être corrigés.

Cependant

Saint Augustin dit dans sa « Règle » : « N’ayez pas pitié seulement de vous-mêmes, mais encore de votre supérieur, qui court un péril d’autant plus grand qu’il occupe parmi vous un rang plus élevé. » Or, reprendre fraternellement, c’est exercer la miséricorde : on doit donc le faire, même à l’égard des supérieurs.

Conclusion

La correction qui est un acte de justice usant de punition n’appartient pas aux inférieurs vis-à-vis de leur supérieur. Mais celle qui est un acte de charité appartient à chacun à l’égard de tous ceux qu’il doit aimer, et chez lesquels il voit quelque chose à corriger. En effet, l’acte issu d’un habitus ou d’une puissance s’étend à ce qui est contenu dans l’objet de l’un ou de l’autre ; comme la vision embrasse tout ce qui est contenu dans l’objet de la vue.

Mais comme un acte de vertu doit être réglé en tenant compte des circonstances requises, l’acte par lequel un inférieur reprend son supérieur doit également respecter certaines convenances, en sorte que la correction ne soit ni insolente, ni dure, mais douce et respectueuse. C’est ce qui fait dire à S. Paul (1 Tm 5, 1) : « Ne reprends pas un vieillard avec rudesse, mais avertis-le comme un père. » Et c’est pourquoi Denys reproche au moine Démophile d’avoir corrigé un prêtre sans respect, en le frappant et en le chassant de l’église.

Solutions

  1. On peut dire qu’un supérieur est traité indignement quand il est blâmé sans respect, ou lorsqu’il est abaissé. C’est ce qui est signifié ici par l’interdiction divine de toucher la montagne et l’arche.
  2. « Résister en face », c’est-à-dire devant tout le monde, dépasse la mesure de la correction fraternelle ; et Paul n’aurait pas ainsi repris Pierre s’il n’avait été son égal en quelque manière pour la défense de la foi. Mais avertir en secret et avec respect peut être fait même par celui qui n’est pas un égal. Voilà pourquoi saint Paul, écrivant aux Colossiens (4, 17), leur demande de reprendre leur supérieur : « Dites à Archippe : « Prends garde au ministère que tu as reçu du Seigneur, et tâche de bien l’accomplir. » »
    Remarquons toutefois que, s’il y avait danger pour la foi, les supérieurs devraient être repris par les inférieurs, même en public. Aussi Paul, qui était soumis à Pierre, l’a-t-il repris pour cette raison. Et à ce sujet la Glose d’Augustin explique : « Pierre lui-même montre par son exemple à ceux qui ont la prééminence, s’il leur est arrivé de s’écarter du droit chemin, de ne point refuser d’être corrigés, même par leurs inférieurs. »
  1. Se croire en tout point meilleur que son supérieur semble bien venir d’un orgueil présomptueux. Mais penser qu’on l’emporte sur un point n’a rien de présomptueux, parce qu’en cette vie personne n’est sans défauts. – Et il faut bien remarquer aussi que celui qui avertit charitablement son supérieur ne s’estime pas pour autant meilleur que lui ; mais il rend service à celui qui « court un péril d’autant plus grand qu’il occupe un rang plus élevé », comme le dit saint Augustin dans sa « Règle ».

 

ANNEXE 2

Règles du discernement à appliquer aux actes du Saint-Siège
par le père Joseph de Sainte Marie
Extrait d’une lettre publiée dans le n° 173 (juillet 77) du Courrier de Rome,


La vénération due à celui que Dieu a choisi et marqué de son sceau, consacré par son onction, relève de la vertu d' »observance » (L’observance dont il est question ici est l’une des vertus morales qui accompagnent la vertu de justice. Elle a pour objet de rendre aux supérieurs et aux personnes constituées en dignité l’honneur, le respect, les services et l’obéissance qui leur sont dus.) et en outre de la piété filiale religieuse. Mais ces vertus restent elles-mêmes subordonnées à celles qui dépassent toutes les autres, la foi, l’espérance et la charité, et qui fondent la dignité et la sainte liberté des enfants de Dieu, ou plus exactement l’exercice des devoirs et des droits que ce titre comporte. Le problème que pose la défaillance, partielle sans doute, mais pourtant très grave de l’autorité peut donc être posé en ces termes : comment concilier piété filiale et liberté des enfants de Dieu ? ou : comment concilier les devoirs qu’impose la première envers le Vicaire du Christ et les droits et devoirs que comportent, pour tous les baptisés, leur titre de fils de Dieu dans le Christ ?

Par une distinction (…) qui se situe au niveau des actes de la personne investie du pouvoir et chargée de l’institution…

La question à se poser sera celle de savoir si les actes du Souverain Pontife sont tels que l’on puisse reconnaître en eux les actes de Pierre, c’est-à-dire des actes exigeant l’assentiment et l’obéissance dus à l’autorité du Vicaire du Christ, et à quel degré cette autorité y est engagée.

Dans le cas de l’infaillibilité, le Ier Concile du Vatican a énuméré les conditions à remplir pour que le pape puisse l’engager, c’est-à-dire pour qu’il puisse parler et « définir » en vertu du privilège d’infaillibilité dont il jouit personnellement en tant que successeur de Pierre. Ces conditions étant bien précises et les cas où elles sont remplies étant rares et étant manifestés habituellement sur le mode solennel, il n’y aura guère de difficultés à ce sujet.

Mais c’est dans tout le domaine de son magistère ordinaire et dans celui du gouvernement quotidien de l’Église que la question peut se poser. En des temps normaux, cela n’arrive qu’exceptionnellement et les théologiens enseignent l’attitude de réserve permise au moins intérieurement.

Mais de nos jours, et c’est là un des signes les plus manifestes du caractère extraordinairement anormal de la situation actuelle de l’Église, c’est très fréquemment que des actes venant du « Saint-Siège » exigent de nous prudence et discernement. Rappelons que l’expression « Saint-Siège » a un sens canonique et théologique bien précis qui justifie l’emploi que nous en faisons ici. Elle désigne en effet « non seulement le Pontife Romain, mais également les Congrégations, Tribunaux et Offices par lesquels le même Souverain Pontife traite ordinairement les affaires de l’Église universelle » (Code de Droit canonique, canon 7 ep. 246-264). C’est pourquoi les actes de ces organes, surtout lorsqu’ils sont authentiquement approuvés par le Pape, engagent son autorité personnelle de successeur de Pierre.

Dire les conditions qu’ils doivent remplir pour qu’on y reconnaisse un enseignement et un ordre de Pierre serait refaire toute la théologie dogmatique et morale et tout le droit canon. Il n’est donc pas question d’en tenter même une simple esquisse dans cette mise au point. Mais le principe fondamental est accessible à tous : il faut que ces actes soient conformes à la Tradition et à la doctrine de l’Église ainsi qu’aux règles du droit canon, même quand c’est pour en dispenser, selon le pouvoir que le Pape a de le faire.

S’il est des cas où seuls des théologiens solidement formés peuvent se prononcer – car la théologie, rappelons-le, est une science qui a ses principes et ses normes, et dans laquelle il est imprudent de s’aventurer sans la formation nécessaire, et plus encore sans une humilité et un sens de l’Église à la mesure de la difficulté des questions à étudier – il est, par contre, d’autres cas, et ils sont nombreux, où la connaissance du catéchisme et le bon sens chrétien suffisent…

Lorsque, dans une « déclaration commune » avec le primat de l’Église schismatique anglicane, le Pape joint sa voix à celle du docteur Coggan pour exhorter les catholiques en ces termes [c’était en 1977] : « C’est Notre désir que l’on cherche les moyens de la collaboration (dans l’œuvre de l’évangélisation) » (Osservatore Romano du 30 avril 1977), il y a là un désordre profond qu’on ne peut pas ne pas dénoncer :

  • Premièrement, parce que le primat de l’Église anglicane n’est pas en communion avec le pape, non seulement parce qu’il refuse de reconnaître son primat et son infaillibilité, mais encore et en premier lieu parce qu’il n’est ni évêque ni même prêtre (les ordinations de l’Église anglicane étant invalides) ;
  • Deuxièmement, parce qu’il est contradictoire de demander la collaboration dans l’annonce de la foi à des croyants qui ne partagent pas la même foi, comme la déclaration le reconnaît un peu plus loin ;
  • Troisièmement, parce que tout ce texte est marqué du signe de l’équivoque, l’instrument par excellence de la destruction de la foi et de l’Église depuis près de vingt ans ;
  • Quatrièmement, parce que cette déclaration s’inscrit dans un contexte et dans une stratégie de plus en plus visible tendant à une espèce de syncrétisme où 1’Eglise catholique ne serait plus qu’une « dénomination chrétienne » parmi les autres (et sur ce plan, la tournée du docteur Coggan, passant par Rome et Constantinople pour se terminer au « Conseil œcuménique des Églises » à Genève, est plus qu’un signe : un véritable symbole, surtout quand on sait les liens étroits de l’Église anglicane avec la Maçonnerie »).

Les promesses du Christ nous assurent que cette entreprise n’aboutira pas. Mais en attendant, que de mal fait par ces confusions et par l’indifférentisme auquel elles conduisent inévitablement ! Et si l’Église du Christ bâtie sur la pierre inamovible ne peut être détruite, par quelles purifications lui faudra-t-il passer et par quels abaissements pour sortir de cette confusion ?

(Cet exemple) illustre le principe donné plus haut : dans le respect dû à la personne du Pape, il faut distinguer entre ses paroles et ses actes où l’on reconnaît la voix du successeur de Pierre et ceux où l’on ne reconnaît que les options personnelles d’un Pontife agissant au nom de principes et en fonction d’une pastorale – ou d’un politique qui sont en désaccord manifeste avec ceux de la tradition de l’Église et plus particulièrement avec celle du Saint-Siège.

Manifester ces désaccords pour éclairer la conscience chrétienne est la tâche du publiciste catholique, tâche délicate, ô combien ! car il faut en même temps dénoncer les failles manifestes et évidentes de celui qui siège sur le trône de Pierre et maintenir le respect et la vénération filiales dus à sa personne sacrée.

Plus encore que celle de l’écrivain, la dénonciation de ces failles est la tâche des évêques, et très spécialement celle des cardinaux. Car pour eux, en tant que membres éminents du clergé romain et que conseillers attitrés du Pape, c’est à lui-même qu’ils doivent s’adresser pour lui signifier leur désaccord. Mais, hélas ! la dégradation de l’institution cardinalice et la démission de fait d’un très grand nombre de ses membres ne constituent pas l’un des moindres maux dont souffre aujourd’hui l’Église.

Temps difficiles que les nôtres, certes, mais rien n’est de nature à ébranler notre foi, car tout ce qui nous arrive est écrit dans l’Évangile. C’est plus que jamais le temps, non seulement de garder la foi, mais d’abord de « raison garder ». La prière et surtout la prière pour le pape, ultime espoir de l’Église contre les menées de la subversion, reste le premier, le principal moyen à employer pour y parvenir. Le sang-froid et le bon sens y aideront aussi puissamment.

Mais ne risquons-nous pas de nous trouver en opposition à Dieu en attaquant celui qui est son Vicaire ici-bas ? Évitons tout ce qui, en actes ou en paroles, pourrait contribuer à affaiblir davantage encore l’autorité pontificale. Si tel ou tel des actes du Saint-Siège n’est pas ou ne semble pas conforme à la vérité ou au droit de l’Église, disons-le franchement, dans les termes et avec la prudence qui conviennent : une institution comme la papauté n’a rien à craindre de la manifestation de la vérité. Mais n’agissons pas dans un mépris implicite ou explicite de ces actes et de leur auteur, l’on augmenterait le trouble des fidèles, les divisions dans l’Église et l’ébranlement de l’autorité apostolique, sans parler du mal que l’on se ferait à soi-même, car cette pierre-là, qui s’y frotte s’y brise.

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