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Entraide et Tradition

« Amoris laetitia »

publié dans magistère du pape François le 8 juillet 2016


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UNE INTERPRÉTATION AUTORISÉE D’AMORIS LAETITIA

Les articulations doctrinales de l’entretien du cardinal Christoph Schönborn à « La Civiltà Cattolica »

par le Fr Jean-Miguel GARRIGUES, o.p.

Le pape avait chargé l’archevêque de Vienne, qui fut le maître d’œuvre du Catéchisme de l’Église Catholique, de présenter aux médias son exhortation Amoris laetitia au moment de sa parution. Depuis lors, à trois reprises, il l’a désigné publiquement comme l’interprète autorisé de celle-ci. De là l’importance que prend la parution, dans le dernier numéro de La Civiltà Cattolica, revue des Jésuites de Rome et organe officieux du Saint-Siège, d’un nouvel entretien de son directeur, le P. Antonio Spadaro s.j., avec le cardinal dominicain. Sur ma seule compétence de théologien, je voudrais dégager les articulations doctrinales de l’interprétation d’Amoris laetitia que donne le cardinal Schönborn, tout particulièrement en ce qui concerne le chapitre VIII.

 

En premier lieu, quelles sont les solutions qu’Amoris lae­titia écarte ? L’idée d’une norme générale changeant la discipline de l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés, réclamée par bon nombre de catholiques avant les deux synodes. Le cardinal, dans sa présentation à la presse, a dit que le pape la considérait comme « un piège », une impasse. Donc pas de norme, non seulement au niveau d’une norme universelle, mais même au niveau de quelques exceptions typifiées, comme nous avions été quelques théologiens à le suggérer. Le principe que dégage le cardinal c’est que, en procédant par norme, « nous tombons dans de la casuistique abstraite et, plus grave, nous créons (même par mode d’une norme d’exception) un droit à recevoir l’eucharistie en situation objective de péché ». Pourquoi serait-ce plus grave ? Une personne qui vit durablement dans une situation d’irrégularité, c’est-à-dire de « péché objectif », ne peut pas avoir un droit objectif aux sacrements (subjectivement c’est : « Seigneur je ne suis pas digne »). La doctrine n’a pas changé : en tant que telle, une situation irrégulière, comme celle du remariage, ferme l’accès aux sacrements. C’est sur ce point très précisément qu’est sauvegardée la continuité d’Amoris laetitia avec Familiaris consortio et les autres prises de position magistérielles qui ont suivi. L’éventuel accès aux sacrements de certaines personnes en situation d’irrégularité est fondé par Amoris laetitia, non pas sur un droit (même par mode d’exception objective), mais sur une économie miséricordieuse (donc purement gracieuse) en fonction d’un discernement au for interne de la personne. C’est ainsi qu’agissaient ceux des Pères de l’Église qui, en certains cas, ont réadmis « par économie » ces personnes aux sacrements.Sur quoi porte alors le discernement des dispositions de la personne ? Le cardinal est très clair : il porte sur ce qui peut être discerné « dans certains cas » chez des personnes en situation irrégulière (pas seulement des divorcés remariés) : la non-imputabilité (non-culpabilité) ou l’imputabilité imparfaite du sujet en raison de son absence de perception des valeurs concernées et (ou) d’une entrave pour voir comment les mettre en œuvre concrètement, surtout quand d’autres sont impliqués. Il porte en outre et inséparablement sur le désir de conversion du pénitent par rapport à un bien qu’il discerne encore imparfaitement (voire qu’il ne voit pas encore comment choisir concrètement surtout quand il a un partenaire avec qui il partage la responsabilité sur leurs enfants) ou (et) qu’il n’a pas la force encore de choisir. Ce désir de conversion, qui doit s’exprimer en des premiers pas (réels même si petits), fait que nous sommes dans la loi de gradualité de Familiaris consortio bien comprise et non pas dans une morale de situation (rejetée par Veritatis splendor) où chacun fait simplement ce qu’il peut. Pas de loi de gradualité sans dynamisme de conversion vers le bien qui finalise l’agir humain, même s’il ne peut pas être voulu intégralement du premier coup. C’est ici que les sacrements vont pouvoir jouer leur rôle médicinal. La miséricorde du Christ est en vue de notre sanctification. Sinon c’est simplement de la permissivité. Avec le refus d’un droit objectif aux sacrements, nous avons ici l’autre point essentiel de continuité avec le magistère antérieur.

Comment Amoris laetitia développe-t-elle le magistère antérieur ? Elle ne le fait pas en prolongeant de manière linéaire les exigences objectives du lien conjugal, qu’elle estime suffisamment formulées, mais en montrant que leur reconnaissance et leur défense par l’Église n’exclut pas une prise en considération complémentaire de l’acte humain des conjoints comme sujets libres et de ses conditionnements concrets. Elle le fait, fait remarquer le cardinal, à partir d’une longue et authentique tradition de morale théorique (S. Thomas) et pratique (casuistique) sur l’imputabilité du sujet, que Jean-Paul II n’avait pas prise directement en considération en défendant le lien conjugal dans son objectivité, sans pour autant la méconnaître (cf. la loi de gradualité) et encore moins l’exclure. Le cardinal s’explique à l’aide d’un exemple parlant : « Nous sommes en présence d’un développement par adjonction d’une vérité complémentaire selon la connexion des mystères ; comme la primauté formulée à Vatican I a été incontestablement développée par l’adjonction de la collégialité à Vatican II. Amoris laetitia ne développe pas les exigences objectives du lien conjugal, déjà clairement formulées dans Familiaris consortio, mais apporte une considération complémentaire sur les conditionnements actuels des conjoints dans l’exercice de leur liberté (structures de péché, hédonisme, différences d’approches au sein du couple…). La même note musicale, quand elle entre dans un accord harmonique avec d’autres notes, résonne de manière nouvelle sans cesser pour autant d’être elle-même. »

Le cardinal relève que le pape, pour ce développement, « en appelle à la pratique de la grande tradition des directeurs spirituels, dont le rôle a toujours été de discerner en tenant compte tout à la fois des dispositions intérieures et des possibilité réelles de transformer ces situations de vie avec l’aide de la grâce. « Dans certains cas »… sous certaines conditions néanmoins  : au for interne, l’humilité et le désir sincère d’avancer dans la conversion vers un bien encore imparfaitement désiré, et au for externe, on peut aussi le souhaiter, la discrétion de ces communions pour éviter le scandale ou la démoralisation d’autres fidèles qui luttent pour rester fidèles à Dieu dans ce domaine ». Désir de conversion progressive et humilité de celui qui ne revendique pas un droit objectif, nous semblent être le lien qui garantit l’homogénéité de ce développement magistériel. Il applique aux personnes en situation irrégulière un principe de miséricorde sur une non-imputabilité analogue à l’hospitalité eucharistique ponctuelle d’un « frère séparé » chrétien, qui n’est pas prêt à devenir catholique, mais qui croit en la présence réelle et a un désir sincère d’avancer vers l’unité visible de l’Église telle que le Christ l’a voulue.

En résumé : l’intention de l’exhortation. Le passage qui suit me semble bien résumer la manière dont le cardinal pense qu’Amoris laetitia doit être reçue : « l’Église doit résister aux conditionnements négatifs (« structures de péché ») de certaines sociétés en maintenant les exigences du mariage et en encourageant des jeunes couples fervents à en témoigner courageusement, comme le magistère l’a fait et continue de le faire ; mais le Pape a voulu rappeler que cela n’exclut pas qu’elle prenne en considération avec miséricorde les difficultés que ces conditionnements font concrètement peser sur l’engagement et sur le maintien des plus faibles dans le lien conjugal indissoluble. Le Christ nous appelle tous à la sainteté et nous donne les grâces pour cela, ce qui peut exiger une vertu héroïque, comme c’est le cas aujourd’hui en certains lieux pour les couples chrétiens ; mais il est aussi le Bon Pasteur qui porte dans ses bras la brebis boiteuse. L’Église, inséparablement mater et magistra, ne peut pas se contenter de montrer la route du mariage dans sa beauté naturelle et surnaturelle, elle se doit aussi d’aider maternellement l’homme et la femme qui sont à la peine. Son aide, dans sa pastorale et même dans ses sacrements, consiste aussi à soutenir les plus faibles en discernant et en renforçant patiemment en eux un désir du bien souvent réel mais encore entravé dans son plein exercice effectif par les conditionnements actuels de la connaissance et de l’exercice pratique de l’acte moral. »

Quelles conséquences pour les confesseurs ? Si je devais pour ma part tenter de dégager pour les prêtres les critères de ce discernement au for interne, je dirais ce qui suit :

– Si le confesseur habituel ou le père spirituel discerne chez la personne en situation irrégulière une entrave dans la perception des valeurs concernées et (ou) une incapacité à voir comment les mettre en œuvre concrètement, surtout quand d’autres sont impliqués, mais aussi le désir sincère de mieux reconnaître le bien auquel le Seigneur l’appelle et le désir d’y répondre davantage personnellement, en commençant déjà à faire des premiers pas en ce sens, je pense qu’il faut donner l’absolution. Il faut lui expliquer que cette réintégration sacramentelle ne correspond pas à un droit, car l’obstacle objectif subsiste, mais à une miséricorde du Seigneur par rapport à son état subjectif en vue de l’aider à avancer vers l’adhésion plénière de l’intelligence et de la volonté. En signe de cela, il faut lui rappeler dans quel état d’humilité il doit s’approcher de la communion et avec quelle discrétion il doit discerner où la recevoir de manière à ne pas scandaliser ou démoraliser (le scandale au sens biblique) d’autres fidèles qui peinent et luttent pour garder la fidélité dans leur lien conjugal.

– Si en revanche le confesseur discerne que le pénitent demande l’accès aux sacrements avant tout pour recevoir de l’Église une confirmation religieuse et sociale de son remariage civil ou un apaisement de sa conscience lui évitant des efforts ultérieurs de conversion et de réparation, je pense qu’il faut ne pas donner l’absolution et rester dans la pastorale en vigueur jusqu’à maintenant : écouter miséricordieusement la confession des péchés avoués par le pénitent, l’aider à discerner ce que Dieu attend de lui dans l’avenir, prier avec lui pour que le Seigneur lui donne les grâces correspondantes et lui donner une simple bénédiction.

Une version française développée de l’entretien a La Civiltà Catholica paraît ces jours-ci sous le titre Entretien sur Amoris laetitia, avec Antonio Spadaro s.j., aux éditionsParole et Silence, 18 e.

Entretien sur Amoris Laetitia avec Antonio Spadaro, de Christoph Schönborn.

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