Etude du professeur R de Matthei: les devoirs des cardinaux
publié dans nouvelles de chrétienté, regards sur le monde le 2 janvier 2017
(Source: Correspondance européenne | N°328)
Église catholique : les devoirs des cardinaux
Dans son discours à la Fondation Lépante, le 5 Décembre, 2016, le cardinal Raymond Leo Burke a dit: «Le poids sur les épaules d’un cardinal est très grand. Nous sommes le Sénat du Pape et ses premiers conseillers et nous devons surtout servir le pape, en lui disant la vérité. Poser des questions, comme nous l’avons fait au Pape, est dans la tradition de l’Eglise, précisément pour éviter les divisions et la confusion. Nous l’avons fait avec un grand respect pour l’Office Pétrinien, sans manquer de respect à la personne du pape. Il y a beaucoup de questions, mais les cinq questions principales que nous avons posées doivent nécessairement avoir une réponse, pour le salut des âmes. Nous prions tous les jours pour avoir une réponse, fidèle à la tradition, dans la ligne apostolique ininterrompue, qui remonte à notre Seigneur Jésus-Christ».
Avec ces mots, le cardinal Burke a rappelé l’importance de la mission des cardinaux, la plus élevée dans l’Eglise catholique, après celle, Suprême, du Souverain Pontife. Ils sont en effet les principaux collaborateurs et les conseillers du Pape dans le gouvernement de l’Église universelle. Leur institution est très ancienne, puisque déjà sous le pape Sylvestre Ier (314-335) on trouve les termes de ‘diaconi cardinales’. Il semble que l’on doive à saint Pierre Damien la définition du Sacré Collège comme «Sénat de l’Église», mis en œuvre par le Code Bénédictin de 1917 (can. 230). Le Sacré Collège a une personnalité juridique qui lui attribue la triple nature d’organe coadjuteur, d’organe suppléant et d’organe électeur du Suprême Pontife.
Il ne faut pas commettre l’erreur d’élever le rôle des cardinaux de celui de conseillers du pape à celui de «co-décideurs». Même s’il s’appuie sur le conseil et sur l’assistance des cardinaux, le pape ne perd jamais la ‘plenitudo potestatis’. Les cardinaux ne participent à son pouvoir que dans l’exercice, dans les limites que définit le Pontife lui-même. Les cardinaux n’ont jamais envers le Pape de pouvoirs délibératifs, mais seulement consultifs. S’il convient au Pontife de se prévaloir de l’assistance du Collège cardinalice, même s’il n’est pas obligé de le faire, les cardinaux ont pour leur part l’obligation morale de conseiller le Pape, de lui poser des questions, et éventuellement de l’admonester, indépendamment de l’accueil que le Pape réserve à leurs paroles. La présentation de la part des quatre cardinaux (Brandmüller, Burke, Caffara et Meisner) de plusieurs dubia au Pape et au cardinal Gerhard Müller, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, leur demandant de clarifier «la grave désorientation et la grande confusion» relatives à l’exhortation apostolique Amoris laetitia, rentre parfaitement dans les devoirs des cardinaux et ne peut être objet d’aucune censure.
Comme l’a affirmé le canoniste Edward Peters, référendaire du Tribunal suprême de la Signature apostolique, les quatre cardinaux «ont fait un usage ‘de manuel’ de leur droit (can. 212 § 3) de poser des questions doctrinales et disciplinaires qui doivent être abordées à ce moment». Ensuite, si le Saint-Père devait omettre de le faire, les cardinaux, collectivement, lui adresseraient une forme de correction fraternelle, dans l’esprit de l’admonestation faite par saint Paul à l’Apôtre Pierre à Antioche (Gal 2, 11). Le canoniste conclut en disant: «la façon dont certains peuvent arriver à la conclusion que les quatre cardinaux sont susceptibles d’être privés de leur office m’échappe. Personne – et les quatre cardinaux en question seraient les derniers à le faire –, ne met en doute l’autorité spéciale dont un Pape jouit sur l’Eglise (can. 331), et ils nourrissent encore moins l’illusion qu’un pape peut être contraint de donner une réponse aux questions avancées par eux. Mon impression est que les quatre cardinaux, pour autant qu’ils accueilleraient volontiers une réponse du Pape, sont probablement heureux d’avoir malgré tout mis sur le tapis des questions vitales en vue d’un jour où il sera possible qu’ils aient enfin une réponse. Cependant, ils pourraient sans aucun doute exercer leur propre office épiscopal de maître de la foi (canon 375) et proposer des réponses fondées sur leur autorité propre. En effet, il s’agit delon moi d’hommes prêts à accepter même la dérision et à souffrir l’incompréhension et une interprétation malveillante de leurs actes et de leurs motivations».
La dignité cardinalice n’est pas purement honorifique, mais elle comporte de graves responsabilités. Les cardinaux ont des privilèges avant tout parce qu’ils ont des devoirs. Les honneurs qui leur sont conférés dérivent précisément du poids des devoirs qui pèsent sur leurs épaules. Parmi ces devoirs, il y a celui de corriger fraternellement le Pape quand il commet des erreurs dans le gouvernement de l’Église, comme c’est arrivé en 1813, lorsque Pie VII a signé le fameux traité de Fontainebleau avec Napoléon, ou en 1934, quand le cardinal doyen Gennaro Granito di Belmonte, admonesta Pie XI, au nom du Sacré Collège, pour l’usage inconsidéré qu’il faisait des finances du Saint-Siège. Le pape n’est infaillible qu’à des conditions déterminées et ses actes de gouvernement ou de magistère peuvent contenir des erreurs que tout fidèle peut relever, à plus forte raison ceux qui sont investis de la charge de plus haut conseiller du Souverain Pontife.
Parmi les canonistes médiévaux qui traitent du Collège des Cardinaux se détache Enrico da Susa, également appelé ‘l’Ostiense’, parce qu’il était cardinal évêque d’Ostie, un auteur qui a fait l’objet d’une étude récente de Don Jürgen Jamin, intitulé La cooperazione dei cardinali alle decisioni pontificie ratione fidei. Il pensiero di Enrico da Susa (Ostiense) [“La coopération des cardinaux aux décisions papales ratione fidei. La pensée de Henri de Susa”] (Marcianum Press, Venise 2015).
Le Professeur Jamin rappelle qu’Enrico de Susa, commentant les décrets pontificaux, se penche sur l’hypothèse d’un Pape tombant dans l’hérésie. Le Professeur Jamin rappelle en particulier le commentaire de l’Ostiense les mots, se référant au pape, «Nec deficiat fides eius» [que ta foi ne défaille pas]. Selon le cardinal évêque d’Ostie: «La foi de Pierre n’est pas sa “foi” exclusive entendue comme acte personnel, mais c’est la foi de l’Église toute entière, dont le porte-parole est le Prince des Apôtres. Le Christ prie alors pour la foi de toute l’Eglise ‘in persona tantum petri’ parce que c’est la foi de l’Eglise, professée par Pierre, qui jamais ne fait défaut ‘et propterea ecclesia non presumitur posse errare’» (op. cit., p. 223).
La pensée de l’Ostiense correspond à celle de tous les grands canonistes médiévaux. Le plus grand spécialiste de ces auteurs, le cardinal Alfonso Maria Stickler souligne que «la prérogative de l’infaillibilité de l’Office n’empêche pas que le pape, en tant que personne, puisse pécher et devenir ainsi personnellement hérétique (…) En cas de persistance et profession publique d’une hérésie certaine, parce que déjà condamnés par l’Eglise, le Pape devient ‘minor quolibet catholico‘ (expression commune des canonistes) et cesse d’être pape (…) Ce fait d’un pape hérétique ne touche donc pas l’infaillibilité Pontificale parce celle-ci ne signifie pas impeccabilité ou inhérence à la personne du pape, mais inhérence à établir en vertu de son office une vérité de foi ou un principe immuable de la vie chrétienne (…) Les canonistes savaient très bien faire la distinction entre la personne du Pape et son office. Si, par conséquent, il déclarent déchu le Pape qui vient de se révéler avec certitude, et obstinément hérétique, ils admettent implicitement que par ce fait personnel, non seulement l’infaillibilité de l’office n’est pas compromise, mais qu’elle est au contraire défendue et affirmée : toute décision papale contre une vérité déjà décidée est automatiquement rendue impossible» (A. M. Stickler, Sulle origini dell’infallibilità papale, “Rivista Storica della Chiesa in Italia” , 28 (1974), pp. 586-587).
Les cardinaux qui élisent le Pape n’ont pas l’autorité de le déposer, mais ils peuvent constater son renoncement au pontificat, en cas de démission volontaire ou d’hérésie obstinée et manifeste. Dans les heures tragiques de l’histoire, ils doivent servir l’Église, jusqu’à l’effusion du sang, comme l’indiquent la couleur rouge des habits qu’ils endossent et la formule d’imposition de la barrette: «rouge comme un signe de la dignité du Cardinalat, ce qui signifie que vous devez être prêts à vous comporter avec courage, jusqu’à l’effusion du sang, pour l’augmentation de la foi chrétienne, pour la paix et la tranquillité du peuple de Dieu et pour la liberté et la diffusion de la Sainte Eglise romaine».
C’est pourquoi nous nous joignons aux prières de Cardinal Burke, en demandant au pape François de donner aux dubia une réponse «fidèle à la Tradition, dans la ligne apostolique ininterrompue, qui remonte à Notre Seigneur Jésus-Christ».
(Roberto de Mattei)