Le colonel Beltrame
publié dans regards sur le monde le 27 mai 2019
(Source: Correspondance européenne | 366)
Livres: qui étiez-vous, colonel Beltrame?
Un an après sa mort héroïque lors de l’attaque terroriste du supermarché de Trèbes, dans l’Aude, la personnalité du colonel Arnaud Beltrame, désormais un peu mieux connue, si elle demeure exemplaire, se révèle aussi, sur plus d’un point, le produit de son époque. Et c’est un signe d’espoir.
Il est toujours risqué, sous prétexte que le public ému attend certains renseignements, certains éclaircissements, d’écrire « à chaud » la biographie d’un inconnu que sa mort a soudain rendu célèbre. Les obstacles abondent, à commencer par la prudence, légitime, de parents et de proches en deuil auxquels l’on demande de livrer à la curiosité, fût-elle bienveillante, de la foule les souvenirs d’une intimité, d’une affection perdues. Beaucoup de choses restent impossibles à dire, et le biographe qui travaille ainsi dans la précipitation, sait bien que, fatalement, il restera à la surface d’une vie et d’un destin, faute d’avoir accès à tous les documents, tous les témoins, et de posséder le recul nécessaire à l’entreprise.
Ces obstacles, Christophe Carichon, qui signe avec Arnaud Beltrame, gendarme de France (Le Rocher. 216 p), la première biographie de l’officier, les connaissait. Il a pourtant relevé le défi, et il a eu raison. Certes, ce portrait n’est qu’une esquisse mais Carichon a le mérite d’avoir recueilli des souvenirs, qui, peut-être, se seraient définitivement perdus. Le mérite, aussi, d’aider à mieux comprendre le parcours et la personnalité d’un homme tour à tour présenté comme un héros chrétien ou un parangon de fraternité maçonnique, ce qui aura paru désagréablement incompatible à bien des gens.
Pour comprendre qui était Arnaud Beltrame, il faut remonter à ses origines. Du côté paternel, des paysans italiens qui, à l’aube du XXe siècle, quittent leur Ligurie pour la Provence où, afin de s’ancrer très vite dans la société française, ils choisissent le métier des armes et servent de génération en génération sur tous les fronts et tous les théâtres d’opération où la France combat. Du côté maternel, des racines bretonnes qui marqueront très fortement le caractère du jeune homme. Ces ancêtres italiens ou bretons sont catholiques, mais, en 1973, année de la naissance d’Arnaud, cela ne signifie plus grand-chose pour ses parents. S’ils le font baptiser, c’est affaire de convenances sociales, de tradition, pas de foi ni de convictions personnelles. L’enfant ne fréquentera pas le catéchisme, ne fera pas sa première communion et grandira sans éducation religieuse, manque dont il ne tardera pas à souffrir.
Il a cependant la chance d’hériter, même déchristianisés, des principes moraux et patriotiques des siens. Il sera loyal, dévoué, courageux, empli d’abnégation, prompt aux grands dévouements. Très tôt, il ne se voit d’avenir que dans l’armée, choisit la gendarmerie, qui lui permet de concilier diverses missions, depuis la protection à hauts risques de l’ambassade de France en Irak jusqu’au commandement d’une compagnie dans le Cotentin, en passant par le prestigieux régiment de la Garde républicaine. Partout, Beltrame effectue un parcours sans faute, remarqué pour son perfectionnisme, et un enthousiasme propre à agacer des gens moins motivés que lui et qui le jugent « un peu fatigant » …
Cette soif de bien faire, de servir, de se dépenser sans compter cachent peut-être un malaise intime. L’officier a vu s’effondrer un premier mariage, un peu vite contracté à l’église, et souffre de cet échec. Sa réussite professionnelle ne compense pas le vide de sa vie privée, l’absence de réponses à une quête spirituelle qui l’a conduit, sur le conseil du second mari de sa mère, à s’engager dans la franc-maçonnerie. La découverte du catholicisme, grâce aux trappistes de l’abbaye de Timadeuc, va complètement changer sa vie, sans tout résoudre.
Arnaud Beltrame ignorait l’incompatibilité entre catholicisme et appartenance aux loges. Il en est étonné mais semble s’y soumettre puisque, lors de sa nouvelle affectation dans l’Aude, il ne tente pas de se rapprocher des francs-maçons locaux. En revanche, il se lie avec les chanoines de la Mère de Dieu, à l’abbaye de Lagrasse, et c’est avec eux que, dans l’attente de l’annulation de son premier mariage, il se prépare à épouser devant Dieu celle qu’il a déjà épousée civilement. Contradictions évidentes entre la vie réelle, les difficultés du quotidien, le poids des engagements passés, et l’incontestable aspiration à un catholicisme assumé dans toute son exigence.
Les attentats du 23 mars 2018, le choix du lieutenant-colonel Beltrame de se substituer à la jeune femme otage, dans l’idée de pouvoir neutraliser le terroriste, donneront à ce parcours un dénouement inattendu et le propulseront vers le ciel des héros.
Vouloir, comme certains le suggèrent, introduire la cause de béatification d’Arnaud Beltrame serait sans doute, sauf découvertes inattendues, inapproprié. Il n’en est pas moins vrai que cet homme, terriblement de son temps par certains aspects, a su, en dépit des obstacles qui parsemèrent sa vie spirituelle, retrouver l’essentiel et entamer une montée vers Dieu dans la foi digne de la plus grande estime.
Ni saint ni martyr, Arnaud Beltrame est, en revanche, un authentique héros. Et jamais la France ni l’Europe n’en ont eu autant besoin. (Anne Bernet)