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Entraide et Tradition

Le sacerdoce catholique. Onzième conférence

publié dans la doctrine catholique le 3 décembre 2010


Onzième Conférence.

L’amour de Dieu

Domus caritatis. (1)

L’œuvre salvifique de Dieu étant ce qu’elle est, nous devons y répondre par le plus grand des amours.

C’est ce que nous enseigne les saints.
Et plus particulièrement saint Grignon de Montfort et saint Bernard.
Nous allons méditer leurs pensées sur leurs textes

Et tout d’abord sur le texte de saint Grignon de Montfort, son chapitre 13 de son livre « l’amour de la Sagesse éternelle » intitulé :

Abrégé des douleurs inexplicables que la Sagesse incarnée a voulu souffrir pour notre amour.

[1. La raison la plus puissante d’aimer la Sagesse]
154. Entre toutes les raisons qui nous peuvent exciter à aimer Jésus-Christ, la Sagesse incarnée, la plus puissante à mon avis [ce] sont les douleurs qu’il a voulu souffrir pour nous témoigner son amour.

« Il y a, dit saint Bernard, un motif qui l’emporte par- dessus tous, que me pique plus sensiblement et me presse d’aimer Jésus-Christ, c’est, ô bon Jésus, le calice d’amertume que vous avez bu pour nous, et l’oeuvre de notre rédemption qui vous rend aimable à nos coeurs; car ce souverain bienfait et ce témoignage incomparable de votre amour acquiert aisément le nôtre: il nous attire plus doucement, il nous demande plus justement, il nous presse plus étroitement et il nous touche plus puissamment: Hoc est quod nostram devotionem et blandius allicit et justius exigit etarctius stringit et afficit vehementius. » Et la raison qu’il en donne en peu de mots: « Multum quippe laboravit sustinens: parce que ce cher Sauveur a beaucoup travaillé et beaucoup souffert pour venir à bout de nous racheter. Oh! combien de peines et d’angoisses il a essuyées! »

[2. Les circonstances de la Passion de la Sagesse]

155. Mais ce qui nous fera voir clairement cet amour infini de la Sagesse pour nous, [ce] sont les circonstances qui se rencontrent en ses souffrances, dont [a] la première est l’excellence de sa personne qui, étant infinie, élève infiniment tout ce qu’elle a souffert en sa passion. Si Dieu eût envoyé un séraphin ou un ange du dernier ordre pour se faire homme et mourir pour nous, c’eût été, sans doute, une chose très admirable et digne de nos reconnaissances éternelles; mais le Créateur du ciel et de la terre, le Fils unique de Dieu, la Sagesse éternelle, étant venue elle-même donner sa vie, auprès de laquelle les vies de tous les anges et de tous les hommes et de toues les créatures ensemble sont infiniment moins considérables que la vie d’un seul moucheron comparé à celle de tous les monarques du monde, quel excès de charité nous fait-il voir en ce mystère, et quel doit être notre étonnement et notre reconnaissance!

Ainsi, pour Saint Grignon de Montfort, c’est la qualité de la victime, Dieu lui-même, qui manifeste l’immensité de l’amour divin pour nous et notre rachat. Saint Bernard, lui aussi, pour nous parler de l’amour divin en ce mystère de la Rédemption, nous demande de nous arrêter quelques instanst sur la « qualité de Dieu » : « Qui est Dieu ? »

156. [b] La seconde circonstance est la qualité des personnes pour lesquelles il souffre. Ce sont des hommes, de viles créatures et ses ennemis, dont il n’avait rien à craindre ni rien à espérer. Il s’est trouvé quelquefois des amis qui sont morts pour leurs amis; mais trouvera-t-on jamais autre que le Fils de Dieu qui soit mort pour son ennemi?
Commendat charitatem suam [Deus] in nobis; quoniam cum adhuc peccatores essemus secundum tempus Christus pro nobis mortuus est. [Rm 5,8-9]. Jésus-Christ a fait paraître l’amour qu’il nous porte en mourant pour nous, lors même qui nous étions encore pécheurs et par conséquent ses ennemis.
C’est également la pensée de saint Bernard. Il demande de mesurer qui nous sommes face à Dieu.
157. [c] La troisième circonstance, c’est la multitude, la grièveté et la durée de ses souffrances. La multitude de ses douleurs est si grande qu’il est appelé: vir dolorum, l’homme de toutes les douleurs, dans lequel, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, il n’y a pas une partie sans blessure: a planta pedis usque ad verticem, non est in eo sanitas. [Is 1,6]
Ce cher ami de nos âmes a souffert en toutes choses: dans l’extérieur et dans l’intérieur, dans le corps et dans l’âme.
Là, sur ce sujet, Saint Grignon de Montfort s’inspire manifestement de la pensée de saint Thomas. En effet saint Thomas fait la description des souffrances du Christ dans la question 46 de la III.
158. Il a souffert en ses biens, car sans parler de la pauvreté de sa naissance, de sa fuite et de sa demeure en Egypte et de toute sa vie, il fut en sa Passion dépouillé de ses habits par les soldats qui les partagèrent entre eux, et puis attaché tout nu au gibet, sans qu’on lui laissât un pauvre haillon pour le couvrir.
159. En son honneur et en sa réputation, pour avoir été chargé d’opprobres, et appelé blasphémateur, séditieux, ivrogne, gourmand et endiablé.
En [sa] sagesse, parce qu’il fut tenu pour [un] ivrogne et un imposteur et traité comme un fol et un insensé.
En sa puissance: réputé comme un enchanteur et un magicien, qui faisait de faux miracles par l’intelligence qu’il avait avec le diable.
En ses disciples dont l’un le vendit et le trahit, le premier d’entre eux le renia, et les autres l’abandonnèrent.
160. Il souffrit de toutes sortes de personnes: des rois, des gouverneurs, des juges, des courtisans, des soldats, des pontifes, des prêtres, des ecclésiastiques et des séculiers, des Juifs et des Gentils, des hommes et des femmes, et généralement de tous; sa sainte Mère même lui fut un terrible surcroît d’afflictions, la voyant présente à sa mort, noyée dans un océan de tristesses au pied de la croix.
161. Notre cher Sauveur a de plus enduré en tous les membres de son corps: sa tête fut couronnée d’épines, ses cheveux et sa barbe arrachés, ses joues souffletées, son visage couvert de crachats, son col et ses bras étreints de cordes, ses épaules accablées et écorchées par le poids de la croix, ses pieds et ses mains percés de clous, son côté et son coeur ouverts d’une lance, et tout son corps déchiré sans pitié de plus de cinq mille coups de fouets, en sorte qu’on lui voyait les os à demi décharnés.
Tous ses sens furent encore noyés en cette mer de douleurs: ses yeux, en voyant les grimaces et les moqueries de ses ennemis et les larmes de la désolation de ses amis; ses oreilles, en entendant les injures, les faux témoignages, les calomnies et les horribles blasphèmes que ces bouches maudites vomissaient contre lui; son odorat, par l’infection des crachats qu’on lui vomit au visage; son goût, par une très ardente soif en laquelle on ne lui donna que du fiel et du vinaigre; et les sens du toucher, par les excessives douleurs que lui firent les fouets, les épines et les clous.
162. Sa très sainte âme fut très grièvement tourmentée des péchés de tous les hommes, comme [d’]autant d’outrages faits à son Père qu’il aimait infiniment, et comme la source de la damnation de tant d’âmes qui, malgré sa mort et Passion, seraient damnées; et elle avait compassion, non seulement de tous les hommes en général, mais de chacun en particulier, qu’elle connaissait distinctement.
Ce qui augmenta tous ses tourments, ce fut leur durée, qui commença depuis le premier instant de sa conception et dura jusqu’à sa mort; parce que, par la lumière infinie de sa sagesse, il voyait distinctement et avait toujours présents tous les maux qu’il devait endurer.
Ajoutons à tous ses tourments le plus cruel et le plus épouvantable de tous, qui fut son abandon sur la croix, lorsqu’il s’écria: « Deus [meus], Deus meus, ut quid dereliquisti me: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous quitté, pourquoi m’avez-vous abandonné? »

C’est bien ce que décrit aussi saint Thomas dans la question 46 de la III pars toute consacrée à la Passion du Christ.
Voyez.

QUESTION 46: LA PASSION DU CHRIST
1. Était-il nécessaire que le Christ souffrit pour délivrer les hommes? – 2. Y avait-il une autre manière possible de délivrer les hommes? – 3. Cette manière était-elle la plus appropriée? – 4. Convenait-il que le Christ souffre sur la croix? – 5. Le caractère universel de sa passion. – 6. La douleur qu’il a endurée dans sa passion fut-elle la plus grande? – 7. Toute son âme a-t-elle souffert? – 8. Sa passion a-t-elle empêché la joie de la jouissance béatifique? – 9. Le temps de sa passion. – 10. Le lieu de sa passion. – 11. Convenait-il qu’il soit crucifié avec des bandits? – 12. La passion du Christ doit-elle être attribuée à la divinité?

ARTICLE 1: Était-il nécessaire que le Christ souffrît pour délivrer les hommes?
Objections:
1. Le genre humain ne pouvait être libéré que par Dieu, selon Isaïe (45,21): « N’est-ce pas moi, le Seigneur? Il n’y a pas d’autre Dieu que moi. Un Dieu juste et sauveur, il n’y en a pas excepté moi. » Or Dieu ne subit aucune nécessité, car cela serait contraire à sa toute-puissance. Donc il n’était pas nécessaire que le Christ souffrît.
2. Le nécessaire s’oppose au volontaire. Or le Christ a souffert par sa propre volonté (Is 53, 7): « Il a souffert parce que lui-même l’a voulu. » Sa souffrance n’était donc pas nécessaire.
3. Il est dit dans le Psaume (25, 10): « Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. » Mais il ne semble pas nécessaire qu’il souffre, ni du côté de la miséricorde divine, qui distribue gratuitement ses dons, si bien qu’elle remet gratuitement les dettes sans exiger aucune satisfaction; ni non plus du côté de la justice divine, selon laquelle l’homme avait mérité la damnation éternelle.
4. La nature angélique est supérieure à la nature humaine, comme le montre Denys. Mais le Christ n’a pas souffert pour restaurer la nature angélique, qui avait péché. Il n’était donc pas nécessaire non plus qu’il souffrît pour le salut du genre humain.
Cependant: il y a cette parole de S. Jean (3, 16): « De même que Moïse à élevé le serpent dans le déserts il faut que le Fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle. » Ce qui s’entend de l’élévation du Christ en croix. Il apparaît donc que le Christ devait souffrir.
Conclusion:
Selon l’enseignement d’Aristote,  » nécessaire  » se dit en plusieurs sens.
I. Au sens de ce qui, par sa nature, ne peut pas être autrement. En ce sens, il est évident que la souffrance du Christ n’était pas nécessaire, ni de la part de Dieu, ni de la part de l’homme.
II. Au sens où quelque chose est nécessaire du fait d’une cause extérieure. Si c’est une cause extérieure ou motrice, elle produit une nécessité de contrainte, par exemple si quelqu’un ne peut marcher à cause de la violence de celui qui le retient. Mais si la cause extérieure qui introduit la nécessité est une cause finale, l’acte sera dit nécessaire en raison de la fin, par exemple dans le cas où une fin ne peut être aucunement réalisée, ou ne peut l’être de façon appropriée, si telle autre fin n’est pas présupposée.
Donc la souffrance du Christ n’a pas été nécessaire d’une nécessité de contrainte, ni de la part de Dieu qui a décidé cette souffrance, ni de la part du Christ qui a souffert volontairement. Mais elle a été nécessaire en raison de la fin, ce qu’on peut comprendre à trois points de vue.

1° Par rapport à nous, qui avons été délivrés par la passion, selon la parole de S. Jean (3, 15): « Il faut que le Fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle. »

2° Par rapport au Christ lui-même: par l’abaissement de sa passion, il a mérité la gloire de l’exaltation, comme il le dit en S. Luc (24, 26): « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît tout cela pour entrer dans la gloire? « 

3° Par rapport à Dieu: il fallait accomplir ce qu’il avait décidé touchant la passion du Christ prophétisée dans l’Écriture et préfigurée dans l’ancienne loi: « Le Fils de l’homme s’en va selon ce qui a été décidé », dit-il en S. Luc (22, 22); et encore (Lc 24, 44. 46): « C’est là ce que je vous disais étant encore avec vous: il fallait que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, les prophètes et les psaumes… Car il était écrit que le Christ devait souffrir, et ressusciter d’entre les morts le troisième jour. »

Solutions:
1. Cet argument procède de la nécessité de contrainte du côté de Dieu.
2. Celui-ci procède de la nécessité de contrainte du côté de l’humanité du Christ.
3. Que l’homme soit délivré par la passion du Christ, cela convenait et à la justice et à la miséricorde de celui-ci. A sa justice parce que le Christ par sa passion a satisfait pour le péché du genre humain, et ainsi l’homme a été délivré par la justice du Christ. Mais cela convenait aussi à la miséricorde parce que, l’homme ne pouvant par lui-même satisfaire pour le péché de toute la nature humaine, comme nous l’avons déjà dit Dieu lui a donné son Fils pour opérer cette satisfaction; S. Paul le dit (Rm 3, 24): « Vous avez été justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est dans le Christ Jésus, lui que Dieu a destiné à servir d’expiation par la foi en son sang. » Et cela venait d’une miséricorde plus abondante que s’il avait remis les péchés sans satisfaction: « Dieu qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts du fait de nos péchés, nous a vivifiés dans le Christ  » (Ep 2, 4).
4. Le péché de l’ange n’était pas réparable comme celui de l’homme, nous l’avons montré dans la première Partie.

ARTICLE 2: Y avait-il une autre manière possible de délivrer les hommes?

Objections:
1. Le Seigneur a dit (Jn 12, 24)  » Si le grain de froment tombé en terre ne meurt pas, il reste seul; mais s’il meurt il porte beaucoup de fruit. » Et S. Augustin explique: « C’est lui-même qu’il désignait comme le grain. » Donc, s’il n’avait pas subi la mort, il n’aurait pas pu produire le fruit de notre libération.
2. Le Seigneur a dit à son Père (Mt 26, 42)  » Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite. » La coupe dont il parle est celle de sa passion. Donc la passion du Christ ne pouvait être esquivée, comme dit S. Hilaire: « Si le calice ne peut pas passer loin de lui sans qu’il le boive, c’est parce que nous ne pouvons être rachetés que par sa passion. »
3. La justice de Dieu exigeait que l’homme soit délivré du péché par la satisfaction que procurait la passion du Christ. Mais le Christ ne pouvait transgresser sa propre justice, car S. Paul dit (2 Tm 2, 13): « Si nous devenons infidèles, lui demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même ». Or il se renierait s’il reniait sa justice, puisqu’il est lui-même la justice. Il semble donc qu’il aurait été impossible que l’homme ait été libéré autrement que par la passion du Christ.
4. La foi ne peut comporter d’erreur. Mais les anciens pères ont cru que le Christ souffrirait. Il semble donc avoir été impossible que le Christ ne souffre pas.
Cependant: voici ce qu’écrit S. Augustin: « Ce moyen que Dieu a daigné choisir pour nous libérer: par le médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus Christ, nous affirmons qu’il est bon et conforme à la dignité divine, et même nous montrerons que Dieu pouvait employer un autre moyen, car tous les êtres sont également soumis à sa puissance. »
Conclusion:
Possible et impossible peuvent s’entendre de deux façons différentes: ou bien simplement et absolument, ou bien en tenant compte d’une condition. A parler simplement et absolument, il était possible que Dieu délivre l’homme par un autre moyen que la passion du Christ  » parce que rien n’est impossible à Dieu  » (Lc 1, 37).
Mais si l’on se place dans une condition donnée, cela était impossible. En effet, il est impossible que la prescience de Dieu se trompe ou que sa volonté ou son plan soit annulé. Or, si l’on tient comme établi que la passion du Christ a été connue et préordonnée par Dieu, il n’était pas possible en même temps que le Christ ne souffre pas, ou que l’homme soit libéré autrement que par sa passion. Et l’argument est le même pour tout ce qui est su et ordonné préalablement par Dieu, comme on l’a vu dans la première Partie.
Solutions:
1. A cet endroit, le Seigneur parle en supposant la prescience et la préordination divine; dans cette hypothèse, le fruit du salut de l’humanité ne pouvait être obtenu que par la passion du Christ.
2. Même réponse. » Si cette coupe ne peut passer sans que je la boive », c’est parce que tu l’as ainsi disposé. Aussi le Seigneur ajoute-t-il  » Que ta volonté se fasse. »
3. La justice de Dieu dépend elle-même de la volonté divine, qui exige du genre humain satisfaction pour le péché. Car si Dieu avait voulu libérer l’homme du péché sans aucune satisfaction, il n’aurait pas agi contre la justice. Un juge ne peut sans léser la justice remettre une faute ou une peine, car il est là pour punir la faute commise contre un autre, soit un tiers, soit tout l’État, soit le chef qui lui commande. Mais Dieu n’a pas de chef, il est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers. C’est pourquoi, s’il remet le péché, qui a raison de faute en ce qu’il est commis contre lui, il ne fait de tort à personne, pas plus qu’un homme ordinaire qui remet, sans exiger de satisfaction, une offense commise contre lui; il agit alors avec miséricorde, non d’une manière injuste. Et c’est pourquoi David demandait miséricorde en disant (Ps 51, 6): « Contre toi seul j’ai péché  » comme pour dire: Tu peux me pardonner sans injustice.
4. La foi de l’homme, et aussi les Saintes Écritures qui l’établissent s’appuient sur la prescience et la préordination divines. Aussi la nécessité qui découle des assertions de la foi est-elle de même nature que la nécessité qui provient de la prescience et de la volonté divines.

ARTICLE 3: Cette manière de délivrer les hommes était-elle la plus appropriée?
Objections:
1. La nature, dans son activité, imite les oeuvres divines, car elle est mue et réglée par Dieu. Mais la nature n’emploie pas deux moyens là où elle peut agir par un seul. Puisque Dieu aurait pu délivrer l’homme par sa seule volonté, il ne semble pas normal d’y ajouter la passion du Christ pour le même but.
2. Ce qui se fait selon la nature se fait mieux que par la violence, parce que, dit Aristote,  » la violence est une brisure ou une chute de ce qui est conforme à la nature ». Mais la passion du Christ entraîne sa mort violente. Donc le Christ aurait délivré l’homme de façon plus appropriée par une mort naturelle que par la souffrance.
3. Il semble tout à fait approprié que celui qui retient un butin par la violence et l’injustice en soit dépouillé par une puissance supérieure. Car, selon Isaïe (52, 3): « Vous avez été vendus pour rien, vous serez rachetés sans argent. » Mais le démon n’avait aucun droit sur l’homme, il l’avait trompé par le mensonge et le maintenait en esclavage par une sorte de violence. Il semble donc qu’il aurait été tout à fait approprié, pour le Christ, de dépouiller le diable par sa seule puissance, et sans endurer la passion.
Cependant: S. Augustin écrit: « Pour guérir notre misère, il n’y avait pas de moyen plus adapté  » que la passion du Christ.
Conclusion:
Un moyen est d’autant plus adapté à une fin qu’il procure à cette fin un plus grand nombre d’avantages. Or, du fait que l’homme a été délivré par la passion du Christ, celle-ci, outre la libération du péché, lui a procuré beaucoup d’avantages pour son salut.
Par elle, l’homme connaît combien Dieu l’aime et par là il est provoqué à l’aimer, et c’est en cet amour que consiste la perfection du salut de l’homme. Aussi S. Paul dit-il (Rm 5, 8): « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous. »
Par la passion, le Christ nous a donné l’exemple de l’obéissance, de l’humilité, de la constance, de la justice et des autres vertus nécessaires au salut de l’homme. Comme dit S. Pierre (1 P 2, 21): « Le Christ a souffert pour nous, nous laissant un modèle afin que nous suivions ses traces. »
Le Christ, par sa passion, n’a pas seulement délivré l’homme du péché; il lui a en outre mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude, comme nous le dirons plus loin.
4° Du fait de la Passion, l’homme comprend qu’il est obligé de se garder pur de tout péché lorsqu’il pense qu’il a été racheté du péché par le sang du Christ
, selon S. Paul (1 Co 6, 20): « Vous avez été rachetés assez cher ! Glorifiez donc Dieu dans votre corps. »
5° La Passion a conféré à l’homme une plus haute dignité: vaincu et trompé par le diable, l’homme devait le vaincre à son tour, ayant mérité la mort, il devait aussi, en mourant, la dominer elle-même, et S. Paul nous dit (1 Co 15, 57): « Rendons grâce à Dieu qui nous a donné la victoire par Jésus Christ. »
Et pour toutes ces raisons, il valait mieux que nous soyons délivrés par la passion du Christ plutôt que par la seule volonté de Dieu.
Solutions:
1. La nature elle-même, pour mieux accomplir son oeuvre, utilise parfois plusieurs moyens, par exemple elle nous donne deux yeux pour voir. Et on pourrait citer d’autres exemples.
2. S. Jean Chrysostome répond ainsi à cette objection: « Le Christ est venu afin de consommer non sa propre mort, puisqu’il est la vie, mais celle des hommes. Il ne déposa pas son corps par une mort qui aurait été naturelle, mais il accepte celle que lui infligeaient les hommes. Si son corps avait été malade, et que le Verbe s’en soit séparé à la vue de tous, il n’aurait pas été convenable que celui qui avait guéri le corps des autres ait son corps épuisé par la maladie. Mais s’il était mort sans aucune maladie, et qu’il ait caché son corps quelque part pour se montrer ensuite, on ne l’aurait pas cru lorsqu’il aurait affirmé qu’il était ressuscité. Comment la victoire du Christ sur la mort aurait-elle éclaté, si en supportant la mort devant tous, il n’avait pas prouvé qu’elle était anéantie par l’incorruption de son corps?  »
3. Le diable avait attaqué l’homme injustement; cependant il était juste que l’homme, en raison de son péché, soit abandonné par Dieu à la servitude du diable. C’est pourquoi il convenait que l’homme soit libéré en justice, grâce à la satisfaction payée pour lui par le Christ dans sa passion.
Il convenait aussi, pour vaincre l’orgueil du diable  » qui fuit la justice et recherche la puissance », que le Christ  » vainque le démon et libère l’homme, non par la seule puissance de la divinité, mais aussi par la justice et l’humilité de sa passion », remarque S. Augustin.

ARTICLE 4: Convenait-il que le Christ souffre sur la croix?
Objections:
1. La réalité doit répondre à la figure. Mais dans tous les sacrifices de l’Ancien Testament qui ont préfiguré le Christ, les animaux étaient mis à mort par le glaive, puis brûlés. Il semble donc que le Christ ne devait pas mourir sur la croix, mais plutôt par le glaive et par le feu.
2. Selon S. Jean Damascène le Christ ne devait pas accepter des  » souffrances dégradantes ». Mais la mort de la croix paraît avoir été souverainement dégradante et ignominieuse. Comme il est écrit (Sg 2, 20): « Condamnons-le à la mort la plus honteuse. »
3. On a acclamé le Christ en disant: « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur  » (Mt 21, 5). Or la mort de la croix était un supplice de malédiction, selon le Deutéronome (21, 23): « Il est maudit de Dieu, celui qui est pendu au bois. » Donc la crucifixion du Christ n’était pas acceptable.
Cependant: il est écrit (Ph 2, 3)  » Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort, la mort sur une croix. »
Conclusion:
Il convenait au plus haut point que le Christ souffre la mort de la croix.
1° Pour nous donner un exemple de vertu. C’est ce qu’écrit S. Augustin »: « La Sagesse de Dieu assume l’humanité pour nous donner l’exemple d’une vie droite. Or une condition de la vie droite, c’est de ne pas craindre ce qui n’est pas à craindre… Or il y a des hommes qui, sans craindre la mort elle-même, ont horreur de tel genre de mort. Donc, que nul genre de mort ne soit à craindre par l’homme dont la vie est droite, c’est ce que nous a montré la croix de cet homme, car, entre tous les genres de mort, c’est le plus odieux et le plus redoutable. »
Ce genre de mort était parfaitement apte à satisfaire pour le péché de notre premier père; celui-ci l’avait commis en mangeant le fruit de l’arbre interdit, contrairement à l’ordre de Dieu. Il convenait donc que le Christ, en vue de satisfaire pour ce péché, souffre d’être attaché à l’arbre de la croix, comme pour restituer ce qu’Adam avait enlevé, selon le Psaume (69, 5): « Ce que je n’ai pas pris, devrai-je le rendre?  » C’est pourquoi S. Augustin dit: « Adam méprise le précepte en prenant le fruit de l’arbre, mais tout ce qu’Adam avait perdu, le Christ l’a retrouvé sur la croix. »
3° Comme dit S. Jean Chrysostome: « Le Christ a souffert sur un arbre élevé et non sous un toit, afin de purifier la nature de l’air. La terre elle-même a ressenti les effets de la Passion; car elle a été purifiée par le sang qui coulait goutte à goutte du côté du Crucifié. » Et à propos de ce verset de S. Jean (3, 4): « Il faut que le Fils de l’homme soit élevé », il écrit r: « Par « fut élevé », entendons que le Christ fut suspendu entre ciel et terre, afin de sanctifier l’air, lui qui avait sanctifié la terre en y marchant. »
4°  » Par sa mort sur la croix, le Christ a préparé notre ascension au ciel », d’après Chrysostome,. C’est pourquoi il a dit lui-même (Jn 12, 32): « Moi, lorsque j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi. »
5° Cela convenait au salut de tout le genre humain. C’est pourquoi S. Grégoire de Nysse a pu dire: « La figure de la croix, où se rejoignent au centre quatre branches opposées, symbolise que la puissance et la providence de celui qui y est suspendu se répandent partout. » Et S. Jean Chrysostome dit encore: « Il meurt en étendant les mains sur la croix; de l’une il attire l’ancien peuple, de l’autre ceux qui viennent des nations. »
6° Par ce genre de mort sont symbolisées diverses vertus, selon S. Augustin: « Ce n’est pas pour rien que le Christ a choisi ce genre de mort, pour montrer qu’il est le maître de la largeur et de la hauteur, de la longueur et de la profondeur  » dont parle S. Paul (Ep 3, 18). » Car la largeur se trouve dans la traverse supérieure: elle figure les bonnes oeuvres parce que les mains y sont étendues. La longueur est ce que l’on voit du bois au-dessus de la terre, car c’est là qu’on se tient pour ainsi dire debout, ce qui figure la persistance et la persévérance, fruits de la longanimité. La hauteur se trouve dans la partie du bois située au-dessus de la traverse; elle se tourne vers le haut, c’est-à-dire vers la tête du crucifié parce qu’elle est la suprême attente de ceux qui ont la vertu d’espérance. Enfin la profondeur comprend la partie du bois qui est cachée en terre; toute la croix semble en surgir, ce qui symbolise la profondeur de la grâce gratuite. » Et comme S. Augustin le dit ailleurs: « Le bois auquel étaient cloués les membres du crucifié était aussi la chaire d’où le maître enseignait. »
7° Ce genre de mort répond à de très nombreuses préfigurations. Comme dit S. Augustin: « Une arche de bois a sauvé le genre humain du déluge. Lorsque le peuple de Dieu quittait l’Égypte, Moïse a divisé la mer à l’aide d’un bâton et, terrassant ainsi le pharaon, il a racheté le peuple de Dieu. Ce même bâton, Moïse l’a plongé dans une eau amère qu’il a rendue douce. Et c’est encore avec un bâton que Moïse a fait jaillir du rocher préfiguratif une eau salutaire. Pour vaincre Amalec, Moïse tenait les mains étendues sur son bâton. La loi de Dieu était confiée à l’arche d’Alliance, qui était en bois. Par là tous étaient, comme par degrés, amenés au bois de la croix. »
Solutions:
1. L’autel des holocaustes, sur lequel on offrait les sacrifices d’animaux, était fait de bois (Ex 27, 1). Et à cet égard la réalité correspond à la figure. » Mais il ne faut pas qu’elle y corresponde totalement, sinon la figure serait déjà la réalité », remarque S. Jean Damascène. Toutefois, d’après Chrysostome. » on ne l’a pas décapité comme Jean Baptiste, ni scié comme Isaïe, pour qu’il garde dans la mort son corps entier et indivis, afin d’enlever tout prétexte à ceux qui veulent diviser l’Église ». Mais au lieu d’un feu matériel, il y eut dans l’holocauste du Christ le feu de la charité.
2. Le Christ a refusé de se soumettre aux souffrances qui proviennent d’un défaut de science, de grâce, ou même de force, mais non aux atteintes infligées de l’extérieur. Bien plus, selon l’épître aux Hébreux (12, 2)  » Il a enduré, sans avoir de honte, l’humiliation de la croix. »
3. Selon S. Augustin, le péché est une malédiction, et par conséquent la mort et la mortalité qui résultent du péché. » Or la chair du Christ était mortelle, puisqu’elle était semblable à une chair de péché. » Et c’est ainsi que Moïse l’a qualifiée de  » maudite « ; de la même manière, l’Apôtre l’appelle  » péché  » (2 Co 5, 21): « Il a fait péché celui qui ne connaissait pas le péché », c’est-à-dire qu’il lui a imposé la peine du péché. Lorsque Moïse prédit du Christ qu’il est  » maudit de Dieu »,  » il ne marque donc pas une plus grande haine de la part de Dieu. Car, si Dieu n’avait pas détesté le péché et, par suite, notre mort, il n’aurait pas envoyé son Fils endosser et supprimer cette mort… Donc, confesser qu’il a endossé la malédiction pour nous revient à confesser qu’il est mort pour nous ». C’est ce que dit S. Paul (Ga 3, 13): « Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en se faisant pour nous malédiction. »

ARTICLE 5: Le caractère universel de la Passion
Objections:
1. S. Hilaire écrit: « Le Fils unique de Dieu, pour accomplir le mystère de sa mort, a attesté qu’il avait consommé tous les genres de souffrances humaines lorsqu’il inclina la tête et rendit l’esprit. » Il semble donc qu’il a enduré toutes les souffrances humaines.
2. Isaïe (52, 13) avait prédit: « Voici que mon serviteur prospérera et grandira, il sera exalté et souverainement élevé. De même, beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, car son apparence était sans gloire parmi les hommes, et son aspect parmi les fils des hommes. » Or le Christ a été exalté en ce sens qu’il a possédé toute grâce et toute science, ce qui a plongé dans la stupeur beaucoup de ses admirateurs. Il semble donc qu’il a été sans gloire en endurant toutes les souffrances humaines.
3. La passion du Christ, on l’a dit ‘ était ordonnée à libérer l’homme du péché. Or le Christ est venu délivrer les hommes de tous les genres de péché. Il semble donc qu’il devait supporter tous les genres de souffrances.
Cependant: nous savons par S. Jean (19, 32) que  » les soldats brisèrent les jambes du premier, puis du second qui avaient été crucifiés avec Jésus; mais venant à lui, ils ne lui rompirent pas les jambes ». Le Christ n’a donc pas enduré toutes les souffrances humaines.
Conclusion:
Les souffrances humaines peuvent être considérées à deux points de vue.
Tout d’abord selon leur espèce. De ce point de vue, il n’était pas nécessaire que le Christ les endure toutes. Beaucoup de ces souffrances sont, par leur espèce, opposées les unes aux autres, comme par exemple être dévoré par le feu ou submergé par l’eau. Nous n’envisageons ici, en effet, que les souffrances infligées de l’extérieur; celles qui ont une cause intérieure, comme les infirmités corporelles, ne lui auraient pas convenu, nous l’avons déjà montré.
Mais, selon leur genre, le Christ les a endurées toutes, sous un triple rapport.
1° De la part des hommes qui les lui ont infligées.
Il a souffert de la part des païens et des juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit avec les servantes qui accusaient Pierre. Il a encore souffert de la part des chefs et de leurs serviteurs, et aussi de la part du peuple, comme l’avait annoncé le psalmiste (2, 1): « Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples? Les rois de la terre se soulèvent, les grands se liguent entre eux contre le Seigneur et son Christ. » Il a aussi été affligé par tous ceux qui vivaient dans son entourage et sa familiarité, puisque Judas l’a trahi et que Pierre l’a renié.
2° Dans tout ce qui peut faire souffrir un homme. Le Christ a souffert dans ses amis qui l’ont abandonné; dans sa réputation par les blasphèmes proférés contre lui; dans son honneur et dans sa gloire par les moqueries et les affronts qu’il dut supporter; dans ses biens lorsqu’il fut dépouillé de ses vêtements; dans son âme par la tristesse, le dégoût et la peur; dans son corps par les blessures et les coups.
3° Dans tous les membres de son corps. Le Christ a enduré: à la tête les blessures de la couronne d’épines; aux mains et aux pieds le percement des clous; au visage les soufflets, les crachats et, sur tout le corps, la flagellation. De plus il a souffert par tous ses sens corporels: par le toucher quand il a été flagellé et cloué à la croix; par le goût quand on lui a présenté du fiel et du vinaigre; par l’odorat quand il fut suspendu au gibet en ce lieu, appelé Calvaire, rendu fétide par les cadavres des suppliciés; par l’ouïe, lorsque ses oreilles furent assaillies de blasphèmes et de railleries; et enfin par la vue, quand il vit pleurer sa mère et le disciple qu’il aimait.
Solutions:
1. Les paroles de S. Hilaire visent tous les genres de souffrances endurées par le Christ, mais non leurs espèces.
2. Cette comparaison ne porte pas sur le nombre des souffrances et des grâces, mais sur leur grandeur. Si le Christ a été élevé au-dessus de tous les hommes par les dons de la grâce, il a été abaissé au-dessous de tous par l’ignominie de sa passion.
3. En ce qui concerne leur efficacité, la moindre des souffrances du Christ aurait suffi pour racheter le genre humain de tous les péchés; mais si l’on considère ce qui convenait il suffisait qu’il endure tous les genres de passion, comme on vient de le dire.

ARTICLE 6: La douleur que le Christ a endurée dans sa passion fut-elle la plus grande?
Objections:
1. La douleur augmente avec la violence et la durée de la souffrance. Mais certains martyrs ont enduré des supplices plus terribles et plus prolongés que le Christ, par exemple S. Laurent qui a été rôti sur un gril, ou S. Vincent dont la chair a été déchirée par des crocs de fer. Il apparaît donc que la douleur du Christ dans sa passion n’a pas été la plus grande.
2. La force de l’esprit atténue la douleur, si bien que les stoïciens prétendaient que  » la tristesse ne s’introduit pas dans l’âme du sage ». Et Aristote enseigne que la vertu morale fait garder le juste milieu dans les passions. Or le Christ possédait la force morale la plus parfaite. Il apparaît donc que sa douleur n’a pas été la plus grande.
3. Plus le patient est sensible, plus sa souffrance lui inflige de douleur. Or l’âme est plus sensible que le corps, puisque le corps est sensible par elle. Et même, dans l’état d’innocence Adam eut un corps plus sensible que le Christ, qui a assumé un corps humain avec ses défauts de nature. Il apparaît donc que la douleur de l’âme, chez celui qui souffre au purgatoire ou en enfer, ou même la douleur d’Adam s’il avait souffert, aurait été plus grande que celle du Christ dans sa passion.
4. Plus le bien que l’on perd est grand, plus la douleur est grande. Mais l’homme, en péchant, perd un plus grand bien que le Christ en souffrant, parce que la vie de la grâce est supérieure à la vie naturelle. Et même, le Christ, qui a perdu la vie pour ressusciter trois jours plus tard, a perdu moins que ceux qui perdent la vie pour demeurer dans la mort. Il apparaît donc que la douleur du Christ ne fut pas la pire des douleurs.
5. L’innocence de celui qui souffre diminue sa douleur. Or le Christ a souffert innocemment selon Jérémie (11, 19): « Mais moi, je suis comme un agneau docile que l’on mène à l’abattoir. »
6. Dans le Christ il n’y avait rien de superflu. Mais la plus petite douleur du Christ aurait suffi pour obtenir le salut du genre humain, car elle aurait eu, en vertu de sa personne divine, une puissance infinie. Il aurait donc été superflu qu’il assume le maximum de douleurs.
Cependant: on lit dans les Lamentations (1, 12) cette parole attribuée au Christ: « Regardez et voyez s’il est une douleur comparable à ma douleur. »
Conclusion:
Nous l’avons déjà dit, à propos des déficiences assumées par le Christ: dans sa passion, le Christ a ressenti une douleur réelle et sensible, causée par les supplices corporels; et une douleur intérieure, la tristesse, produite par la perception de quelque nuisance. L’une et l’autre de ces douleurs, chez le Christ, furent les plus intenses que l’on puisse endurer dans la vie présente. Et cela pour quatre raisons.
1° Par rapport aux causes de la douleur.
La douleur sensible fut produite par une lésion corporelle. Elle atteignit au paroxysme, soit en raison de tous les genres de souffrances dont il a été parlé à l’Article précédent, soit aussi en raison du mode de la passion; car la mort des crucifiés est la plus cruelle: ils sont en effet cloués à des endroits très innervés et extrêmement sensibles, les mains et les pieds. De plus le poids du corps augmente continuellement cette douleur; et à tout cela s’ajoute la longue durée du supplice, car les crucifiés ne meurent pas immédiatement, comme ceux qui périssent par le glaive. – Quant à la douleur intérieure du coeur, elle avait plusieurs causes; en premier lieu, tous les péchés du genre humain pour lesquels il satisfaisait en souffrant, si bien qu’il les prend à son compte en parlant dans le Psaume (22, 2) du  » cri de mes péchés ». Puis, particulièrement, la chute des juifs et de ceux qui lui infligèrent la mort, et surtout des disciples qui tombèrent pendant sa Passion. Enfin, la perte de la vie corporelle, qui par nature fait horreur à la nature humaine.
On peut mesurer l’intensité de la douleur à la sensibilité de celui qui souffre, dans son âme et dans son corps. Or le corps du Christ était d’une complexion parfaite, puisqu’il avait été formé miraculeusement par l’Esprit Saint. Rien n’est plus parfait que ce q s souffrants la tristesse intérieure, et même la douleur extérieure sont tempérées par la raison, en vertu de la dérivation ou rejaillissement des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Or, chez le Christ souffrant, cela ne s’est pas produit, puisque, à chacune de ses puissances  » il permit d’agir selon sa loi propre », dit S. Jean Damascène.
4° On peut enfin évaluer l’intensité de la douleur du Christ d’après le fait que sa souffrance et sa douleur furent assumées volontairement en vue de cette fin: libérer l’homme du péché. Et c’est pourquoi il a assumé toute la charge de douleur qui était proportionnée à la grandeur ou fruit de sa passion.
Toutes ces causes réunies montrent à l’évidence que la douleur du Christ fut la plus grande.
Solutions:
1. Cette objection est fondée sur une seule des causes de souffrance que nous avons énumérées: la lésion corporelle qui cause la douleur sensible. Mais la douleur du Christ en sa passion s’est accrue bien davantage en raison des autres causes, nous venons de le dire.
2. La vertu morale n’atténue pas de la même façon la tristesse intérieure et la douleur sensible extérieure, car elle y établit un juste milieu, et c’est là sa matière propre. Or c’est la vertu morale qui établit le juste milieu dans les passions, nous l’avons montré dans la deuxième Partie non d’après une quantité matérielle, mais selon une quantité de proportion, de sorte que la passion n’outrepasse pas la règle de raison. Et parce qu’ils croyaient que la tristesse n’avait aucune utilité, les stoïciens la croyaient en désaccord total avec la raison; par suite ils jugeaient que le sage devait l’éviter totalement. Il est pourtant vrai, comme le prouve S. Augustin, qu’une certaine tristesse mérite l’éloge lorsqu’elle procède d’un saint amour; ainsi lorsque l’on s’attriste de ses propres péchés ou de ceux des autres; la tristesse a aussi son utilité lorsqu’elle a pour but de satisfaire pour le péché, selon S. Paul (2 Co 7, 10): « La tristesse selon Dieu produit un repentir salutaire que l’on ne regrette pas. » Et c’est pourquoi le Christ, afin de satisfaire pour les péchés de tous les hommes, a souffert la tristesse la plus profonde, en mesure absolue, sans néanmoins qu’elle dépasse la règle de la raison.
Quant à la douleur extérieure des sens, la vertu morale ne la diminue pas directement; car cette douleur n’obéit pas à la raison, mais elle suit la nature du corps. Cependant, la vertu morale diminue indirectement la tristesse, par voie de rejaillissement des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Ce qui ne s’est pas produit chez le Christ, nous l’avons dit.
3. La douleur de l’âme séparée appartient à l’état de damnation, qui dépasse tous les maux de cette vie, comme la gloire des saints en dépasse tous les biens. Lorsque nous disons que la douleur du Christ était la plus grande, nous ne voulons donc pas la comparer à celle de l’âme séparée.
D’autre part, le corps d’Adam ne pouvait souffrir avant de pécher et de devenir ainsi mortel et passible; et ses souffrances furent alors moins douloureuses que celles endurées par le Christ, nous venons d’en donner les raisons. Ces raisons montrent aussi que, même si, par impossible, Adam avait pu souffrir dans l’état d’innocence, sa douleur aurait été moindre que celle du Christ.
4. Le Christ s’est affligé non seulement de la perte de sa vie corporelle, mais aussi des péchés de tous les autres hommes. Sous cet aspect, sa douleur a dépassé celle que pouvait provoquer la contrition chez n’importe quel homme. Car elle avait sa source dans une sagesse et une charité plus grandes et augmentait en proportion. D’autre part, le Christ souffrait pour tous les péchés à la fois, selon Isaïe (53, 4)  » Il a vraiment porté nos douleurs. »
Quant à la vie corporelle, elle était dans le Christ d’une dignité telle, surtout par la divinité qui se l’était unie, qu’il souffrit davantage de sa perte, même momentanée, qu’un homme ne peut souffrir en la perdant pour un grand laps de temps. Aussi, remarque Aristote, le vertueux aime-t-il d’autant plus sa vie qu’il la sait meilleure, mais il l’expose à cause du bien de la vertu. De même le Christ a offert, pour le bien de la charité, sa vie qu’il aimait au plus haut point, comme l’a dit Jérémie (12, 7 Vg): « J’ai remis mon âme bien-aimée aux mains de mes ennemis. »
5. L’innocence diminue la douleur de la souffrance quant au nombre, parce que le coupable souffre non seulement de la peine, mais aussi quant à la coulpe, tandis que l’innocent souffre uniquement de la peine. Toutefois cette douleur augmente en lui en raison de son innocence, en tant qu’il saisit combien ce qu’il souffre est plus injuste. C’est pourquoi les autres sont plus répréhensibles s’ils ne compatissent pas à sa peine, selon Isaïe (57, 1): « Le juste périt, et nul ne s’en inquiète. »
6. Le Christ a voulu délivrer le genre humain du péché, non seulement par sa puissance, mais encore par sa justice. C’est ainsi qu’il a tenu compte, non seulement de la puissance que sa douleur tirait de l’union à, sa divinité, mais aussi de l’importance qu’elle aurait selon la nature humaine, pour procurer une si totale satisfaction

ARTICLE 7: Toute l’âme du Christ a-t-elle souffert dans sa passion?
Objections:
1. Si l’âme souffre en même temps que le corps, c’est par accident, en tant qu’elle est l’acte de ce corps. Or, elle n’est pas l’acte du corps dans toutes ses parties, car l’intellect n’est l’acte d’aucun corps, écrit Aristote. Il semble donc que le Christ n’a pas souffert selon toute son âme.
2. Chaque puissance de l’âme pâtit de son objet propre. Mais l’objet de la partie supérieure de l’âme consiste dans les idées éternelles,  » qu’elle s’applique à contempler et à consulter », dit S. Augustin. Or le Christ ne pouvait ressentir aucune souffrance des idées éternelles, puisqu’elles ne lui étaient contraires en rien.
3. Lorsque la passion sensible va jusqu’à la raison, on le nomme une passion accomplie. Or il n’y eut pas chez le Christ de passion parfaite, mais seulement, selon S. Jérôme une  » propassion ». Aussi Denys écrit-il à S. Jean l’Évangéliste: « Tu ne ressens les souffrances qui te sont infligées que dans la mesure où tu les perçois. »
4. La passion ou souffrance cause la douleur. Mais dans l’intellect spéculatif il n’y a pas de douleur parce que, selon Aristote,  » on ne peut opposer aucune tristesse à la délectation qui naît de la contemplation ». Le Christ n’a donc pas souffert, semble-t-il, selon toute son âme.
Cependant: il y a cette parole du Psaume (88, 4) mise sur les lèvres du Christ: « Mon âme est rassasiée de maux  » qui, selon la Glose,  » ne sont pas des vices, mais des douleurs par lesquelles l’âme compatit à la chair, ou aux maux du peuple en train de se perdre ». Donc le Christ a souffert selon toute son âme.
Conclusion:
Le tout se dit par rapport aux parties. On appelle les parties de l’âme ses puissances. Pour l’âme, pâtir tout entière, c’est pâtir selon son essence, ou selon toutes ses puissances.
Mais il faut remarquer que chaque puissance de l’âme peut pâtir d’une double manière: en premier lieu d’une souffrance qui lui vient de son objet propre; la vue, par exemple pâtit d’un objet visible éblouissant. En second lieu, la puissance pâtit de la souffrance de l’organe où elle siège; la vue pâtit si l’on touche l’oeil qui est son organe, par exemple si on le pique, ou s’il est affecté par la chaleur’
Donc, si l’on entend  » toute l’âme  » selon son essence, il est évident que l’âme du Christ a pâti; car l’essence de l’âme est tout entière unie au corps, de telle sorte qu’elle est tout entière dans tout le corps et dans chacune de ses parties. Voilà pourquoi, lorsque le corps du Christ souffrait et allait être séparé de l’âme, toute son âme pâtissait.
Mais si l’on entend par  » toute l’âme  » toutes ses puissances, en parlant des passions propres à chacune d’elles, l’âme du Christ pâtissait selon toutes ses puissances inférieures; car, dans chacune de ses puissances qui ont pour objet les réalités temporelles, il se trouvait une cause de douleur dans le Christ, ainsi que nous l’avons montré. Mais sous ce rapport, la raison supérieure, dans le Christ, n’a point pâti de la part de son objet, qui est Dieu, car Dieu n’était pas pour l’âme du Christ une cause de douleur, mais de délectation et de joie.
Cependant, si l’on considère la souffrance qui affecte une puissance du fait de son sujet, on peut dire que toutes les puissances de l’âme ont pâti. Car elles sont toutes enracinées dans l’essence de l’âme, et l’âme pâtit quand le corps, dont elle est l’acte, souffre.
Solutions:
1. L’intellect, en tant que puissance, n’est pas l’acte du corps; c’est l’essence de l’âme qui en est l’acte, et c’est en elle que s’enracine la puissance intellective, comme nous l’avons vu dans la première Partie.
2. Cet argument se fonde sur la souffrance ou passion qui vient de l’objet propre, selon laquelle la raison supérieure, chez le Christ, n’a pas souffert.
3. La douleur est appelée une passion accomplie, qui trouble l’âme, lorsque la souffrance de la partie sensible va jusqu’à faire dévier la raison de la rectitude de son acte au point qu’elle suit la passion et ne la dirige plus par son libre arbitre. Mais chez le Christ la souffrance sensible n’est point parvenue jusqu’à la raison; elle ne l’a atteinte que par l’intermédiaire du sujet, comme nous venons de le préciser.
4. L’intellect spéculatif ne peut endurer ni douleur ni tristesse de la part de son objet. Celui-ci est le vrai, considéré de façon absolue, et qui est la perfection de l’intellect. La douleur ou sa cause peuvent toutefois l’atteindre de la manière exposée dans la Réponse.

[3. L’affection extrême de la Sagesse dans ses douleurs]
163. De tout ceci il faut inférer, avec saint Thomas et les saints Pères, que notre bon Jésus a plus souffert que tous les martyrs ensemble, tant ceux qui seront jusqu’à la fin du monde que ceux qui ont été. Si donc la moindre douleur du Fils de Dieu est plus estimable et nous doit toucher plus sensiblement que si tous les anges et les hommes étaient morts et anéantis pour nous, quelle doit être notre douleur, notre reconnaissance et notre amour pour lui, puisqu’il a souffert pour nous tout ce qu’on peut souffrir, et avec une affection extrême, sans y être obligé! Proposito sibi gaudio sustinuit crucem. Heb.12. Ayant devant soi la joie, il a porté la croix.
C’est-à-dire, selon les saints Pères, Jésus-Christ, la Sagesse éternelle, pouvant demeurer là-haut au ciel, dans sa gloire, infiniment éloigné de nos misères, il a mieux aimé, en notre considération, descendre en terre, se faire homme et être crucifié. Après s’être fait homme, elle pouvait communiquer à son corps la même joie, la même immortalité et la même béatitude dont il jouit maintenant; mais elle ne le voulut pas, afin de pouvoir souffrir.
164. Rupert ajoute que le Père éternel proposa à son Fils, au moment de son incarnation, le choix de sauver le monde par les plaisirs ou par les afflictions, par les honneurs ou par les mépris, par les richesses ou par la pauvreté, par la vie ou par la mort; en sorte qu’il eût pu, s’il eût voulu, avec la joie, les délices, les plaisirs et les honneurs et les richesses, glorieux et triomphant, racheter les hommes et les mener avec soi en paradis. Mais il choisit plutôt les maux et la croix, pour rendre à Dieu son Père plus de gloire et aux hommes un témoignage d’un plus grand amour.
165. Bien plus, il nous a tant aimés, qu’au lieu d’abréger ses peines, il désirait de les prolonger et d’en endurer encore mille fois davantage; c’est pourquoi, sur la croix, lorsqu’il était foulé d’opprobres et abîmé dans la souffrance, comme s’il ne souffrait pas assez, il s’écria: « Sitio: J’ai soif. »
Et de quoi avait-il soif? « Sitis haec », dit saint Laurent Justinien, « de ardore dilectionis, de amoris fonte, de latitudine nascitur et charitatis: sitiebat nos et dare se nobis desiderabat: Cette soif provenait de l’ardeur de son amour, de la fontaine et de l’abondance de sa charité. Il avait soif de nous, et de se donner à nous et de souffrir pour nous. »
[4. Conclusion]
166. Après cela, n’avons-nous pas raison de nous écrier avec saint François de Paule: « O charité! ô Dieu charité! Oh! que la charité que vous nous avez montrée, en souffrant et mourant, est excessive! » ou, avec sainte Marie-Madeleine de Pazzi embrassant un crucifix: « O amour! ô amour! combien peu êtes-vous connu! » ou, avec saint François d’Assise se traînant dans la boue au milieu des rues: « Oh! Jésus, mon amour crucifié, n’est point connu! Jésus, mon amour, n’est point aimé! »
En effet, la sainte Eglise fait dire avec vérité tous les jours: « Mundus eum non cognovit: Le monde ne connaît point Jésus-Christ, la Sagesse incarnée; et, à parler sainement, connaître ce que Notre-Seigneur a enduré pour nous et ne point l’aimer ardemment, comme le monde fait, est une chose moralement impossible
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