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Considérations sur l’acte de renonciation par Roberto de Mattei

publié dans regards sur le monde le 20 février 2013


Considérations sur l’acte de renonciation, par  Roberti de Mattei de Correspondance Européenne (CE)

Ce 11 février, jour de la Fête de Notre Dame de Lourdes, le Saint-Père Benoît XVI a communiqué au Consistoire des cardinaux et au monde entier sa décision de renoncer au Pontificat. Les cardinaux ont accueilli l’annonce «presque incrédules», «avec une sensation d’égarement», «comme la foudre dans le ciel pur», selon les mots adressés au Pape, tout de suite après l’annonce, par le Cardinal doyen Angelo Sodano. Si l’égarement des cardinaux a été aussi grand, on peut imaginer combien la désorientation des fidèles peut l’être en ces jours, surtout pour ceux qui avaient toujours vu en Benoît XVI un point de repère et qui maintenant se sentent en quelque sorte “orphelins”, sinon abandonnés, face aux grandes difficultés qu’affronte l’Eglise à l’heure actuelle.

Pourtant l’hypothèse de la renonciation d’un Pape à la papauté n’est pas tout à fait inattendue. Le président de la Conférence épiscopale allemande Karl Lehmann et le primat de Belgique Godfried Danneels avaient avancé l’hypothèse de la “démission” de Jean-Paul II au moment où son état de santé s’était aggravé. Le cardinal Ratzinger, dans le livre-interview de 2010, Lumière du monde, avait dit au journaliste allemand Peter Seewald que si un Pape se rend compte qu’il n’est plus capable «physiquement, psychologiquement et spirituellement, d’assumer les devoirs de ses fonctions, alors il a le droit et même, en certaines circonstances, l’obligation de se démettre».

Plus tard, en 2010, cinquante théologiens espagnols avaient exprimé leur adhésion à la Lettre ouverte aux évêques du monde entier du théologien suisse Hans Küng avec ces mots : «Nous croyons que le pontificat de Benoît XVI s’est épuisé. Le pape n’a ni l’âge, ni la mentalité pour répondre de façon adéquate aux problèmes graves et urgents que l’Eglise catholique doit affronter. Nous pensons donc, avec tout le respect dû à sa personne, qu’il doit présenter la démission de ses fonctions». De même lorsque certains journalistes, comme Giuliano Ferrara et Antonio Socci, avaient écrit, entre 2011 et 2012, au sujet de la possible démission du Pape, cette hypothèse avait provoqué plus de désapprobations que de consentements.

En ce qui concerne le droit d’un Pape à abdiquer, il n’y a aucun doute à ce sujet. Le nouveau Code de Droit Canon règlemente l’éventualité de la renonciation du Pape dans le canon 332, deuxième paragraphe, en ces termes : «S’il arrive que le Pontife Romain renonce à ses fonctions, il requiert, pour que la renonciation soit valide, qu’elle soit faite librement et qu’elle soit manifestée de façon rituelle, il ne requiert donc pas qu’elle soit acceptée par qui que ce soit». Dans les articles 1 et 3 de la constitution apostolique de 1996 Universi Dominicis Gregis, à propos de la vacance du Saint-Siège, il est prévu du reste que la possibilité de la vacance du Siège Apostolique ne soit pas seulement déterminée par la mort du Pape mais aussi par sa renonciation valide.

L’histoire ne rapporte pas beaucoup d’exemples d’abdication. Le cas le plus connu reste celui de saint Célestin V, le moine Pierre de Morrone, élu à Pérouse le 5 juillet 1294 et couronné à l’Aquila le 29 août suivant. Après un pontificat de seulement cinq mois, il crût opportun de se démettre, ne se considérant pas à la hauteur pour les fonctions qu’il devait assumer. Il prépara ainsi son abdication en consultant d’abord les cardinaux et en instaurant ensuite une constitution grâce à laquelle il confirmait la validité des normes déjà établies par Grégoire X pour le déroulement du prochain Conclave. Le 13 décembre à Naples il prononça son abdication devant le collège des cardinaux, il déposa ses insignes et les vêtements papaux et repris l’habit d’ermite. Le 24 décembre est élu Pape à sa place Benoît Caetani, avec le nom de Boniface VIII.

Un cas ultérieur de renonciation papale -le dernier jusqu’à aujourd’hui- eut lieu pendant le Concile de Constance (1414-1418). Grégoire XII (1406-1415), Pape légitime, envoya à Constance son plénipotentiaire Charles Malatesta pour rapporter sa volonté de se retirer de ses fonctions papales, dans le but de réconcilier les courants opposés du Grand Schisme d’Occident (1378-1417); la démission fut reçue officiellement le 4 juillet 1415 par l’assemblée synodale qui dans le même temps déposa l’antipape Benoît XIII. Grégoire XII fut réintégré dans le Collège Sacré avec le titre de cardinal évêque de Porto et avec la première position après le Pape. Une fois qu’il eut abandonné son nom et son habit de pontife et qu’il eut repris son nom de cardinal, Angelo Correr, il se retira dans les Marches comme légat pontifical et mourut à Recanati le 18 octobre 1417.

Le cas de renonciation en soi ne scandalise donc pas : il est prévu par le droit canonique et il s’est vérifié historiquement à travers les siècles. Il faut remarquer cependant que le Pape peut renoncer, et qu’il a renoncé au Pontificat quelques fois dans l’histoire, car le Pontificat est considéré une «fonction juridictionnelle dans l’Eglise», qui n’est pas liée de façon indélébile à la personne qui l’exerce.

La hiérarchie apostolique exerce en effet deux pouvoirs mystérieusement unis dans la même personne : le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction (cf. par exemple saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica, II-IIae, q. 39, a. 3, corpus; III, q. 6. a. 2). Les deux pouvoirs sont destinés à réaliser les fins particulières de l’Eglise, mais chacun avec des caractéristiques propres, qui le distinguent de l’autre : la potestas ordinis est le pouvoir de distribuer les vecteurs de la grâce divine et fait référence à l’administration des sacrements et à l’exercice du culte officiel; la potestas iurisdictionis est le pouvoir de gouverner l’institution ecclésiastique et les fidèles. Le pouvoir d’ordre se distingue du pouvoir de juridiction non seulement par sa différence de nature et d’objet mais aussi par la façon dont il est conféré, en tant qu’il a comme propriété d’être donné avec la consécration, c’est-à-dire par un sacrement et avec l’impression d’un caractère sacré. La possession de la potestas ordinis est absolument indélébile en tant que ses différents degrés ne sont pas des fonctions temporaires mais marquent l’âme de celui qui les reçoit. Selon le Code de Droit Canon, une fois qu’un baptisé devient diacre, prêtre ou évêque, il l’est pour toujours et aucune autorité humaine ne peut annuler une telle condition ontologique. Le pouvoir de juridiction, au contraire, n’est pas indélébile mais est temporaire et révocable; ses fonctions, auxquelles sont préposées des personnes physiques, se terminent avec la fin du mandat.

Une autre caractéristique importante du pouvoir d’ordre est la non-territorialité, puisque les conditions de la hiérarchie d’ordre sont absolument indépendantes de toute circonscription territoriale, au moins pour ce qui concerne la validité de l’exercice. Les fonctions du pouvoir de juridiction, au contraire, sont toujours limitées dans l’espace et ont dans le territoire un de leurs éléments constitutifs; seul le territoire du Pontife Suprême n’est soumis à aucune limitation spatiale.

Dans l’Eglise le pouvoir de juridiction revient, iure divino, au Pape et aux Évêques. La totalité de ce pouvoir réside toutefois dans le Pape seul, le fondement qui soutient tout l’édifice ecclésiastique. En lui se trouve tout le pouvoir pastoral, et dans l’Eglise on ne peut en concevoir un autre.

La théologie progressiste soutient en revanche, au nom du Concile Vatican II, une réforme de l’Eglise, au sens sacramentel et charismatique, qui oppose le pouvoir d’ordre au pouvoir de juridiction, l’Eglise de la charité à celle du droit, la structure épiscopale à la structure monarchique. Au Pape, réduit au primus inter pares au sein du collège des évêques, elle attribuerait seulement une fonction éthico-prophétique, un primat d’ “honneur” ou d’ “amour”, mais pas de gouvernement et de juridiction. Dans cette prospective Hans Küng a évoqué l’hypothèse d’un pontificat “à termes” et non plus à vie, comme forme de gouvernement requise par la rapidité de la transformation du monde moderne et de la nouveauté continuelle de ses problèmes. «Nous ne pouvons pas avoir un Pape de 80 ans qui n’est plus pleinement présent d’un point de vue physique et psychique», a-t-il déclaré à la radio “Südwestrundfunk”. Küng voit dans la limitation du mandat du Pape une étape nécessaire pour la réforme radicale de l’Eglise. Le Pape serait réduit à être Président d’un Conseil d’administration, à être une figure complètement arbitraire, avec à ses côtés une structure ecclésiastique “ouverte”, tel un synode permanent, avec des pouvoirs délibératifs.

Si en revanche on retenait que l’essence de la Papauté était dans le pouvoir sacramentel d’ordre et non dans le pouvoir suprême de juridiction, le Pontife ne pourrait pas abdiquer; s’il le faisait, il perdrait avec la renonciation seulement l’exercice du pouvoir suprême, mais pas le pouvoir en lui-même, qui serait indélébile comme l’ordination sacramentelle dont il dépend. Qui admet l’hypothèse de la renonciation doit admettre avec elle que la summa potestas du Pape résulte de la juridiction qu’il exerce et non du sacrement qu’il reçoit. La théologie progressiste est donc en contradiction avec elle-même quand elle prétend fonder la Papauté sur sa nature sacramentelle, et quand elle revendique la démission du Pape, qui ne peut en fait être admise que si sa tâche est fondée sur le pouvoir juridictionnel. Pour la même raison, après la renonciation de Benoît XVI, il ne pourra pas y avoir “deux papes”, un régnant et un “ermite”, comme cela a été improprement dit. Benoît XVI redeviendra son éminence le cardinal Ratzinger et ne pourra plus exercer de prérogatives comme l’infaillibilité qui sont intimement liées au pouvoir de juridiction pontifical.

Le Pape peut donc abdiquer. Mais est-il opportun qu’il le fasse ? Un auteur assurément fort peu “traditionaliste”, Enzo Bianchi, écrivait sur “La Stampa” du 1er juillet 2002 : «Selon la grande tradition de l’Eglise d’Orient et d’Occident, aucun Pape, aucun patriarche, aucun évêque ne devrait se démettre seulement à cause de l’atteinte d’une limite d’âge. Il est vrai que depuis une trentaine d’années dans l’Eglise catholique une norme invite les évêques à présenter leur démission au pontife arrivé l’âge de soixante-quinze ans, et il est vrai que tous les évêques acceptent par obéissance cette invitation et présentent leur démission, il est vrai aussi qu’ils sont exaucés en général et que leur démission est acceptée. Mais cela reste une norme et une pratique récente, fixée par Paul VI et confirmée par Jean-Paul II : rien n’exclut que dans le futur elle soit revue, après qu’on ait pesé les avantages et les problèmes qu’elle a produit pendant ces décennies d’application».

La norme qui veut que les évêques démissionnent de leurs diocèses à 75 ans est une phase récente de l’Histoire de l’Eglise qui semble contredire les paroles de saint Paul, selon lesquelles le Pasteur est nommé «ad convivendum et ad commoriendum» (2 Cor 7, 3), pour vivre et mourir aux côtés de son troupeau. La vocation d’un Pasteur, comme celle de tout baptisé, ne dépend pas en effet de l’état de santé et n’engage pas la personne jusqu’à un certain âge mais jusqu’à la mort.

Sous cet aspect la renonciation au pontificat de Benoît XVI apparaît comme un acte légitime du point de vue théologique et canonique mais, sur le plan historique, il est en totale discontinuité avec la tradition et la pratique de l’Eglise. Quant à ce que pourraient être les conséquences de cet acte, il ne s’agit pas d’un acte simplement “innovateur” mais radicalement «révolutionnaire», comme l’a défini Eugenio Scalfari sur “La Reppublica” du 12 février. Aux yeux de l’opinion publique du monde entier, l’image de l’institution pontificale est en effet dépossédée de sa sacralité pour être livrée aux critères de jugement de la modernité. Ce n’est pas par hasard que sur le “Corriere della Sera” du même jour, Massimo Franco parle du «symptôme extrême, final, irrévocable de la crise d’un système de gouvernement et d’une forme de papauté».

On ne peut faire de comparaison ni avec Célestin V, qui a renoncé après avoir été tiré de force de sa cellule érémitique, ni avec Grégoire XII, qui fut contraint à son tour de renoncer pour résoudre la gravissime question du Grand Schisme d’Occident. Il s’agissait de cas exceptionnels. Mais où est l’exception dans l’acte de Benoît XVI ? La raison, officielle, selon ses mots du 11 février exprime, plus que l’exception, la normalité : «Dans le monde d’aujourd’hui, qui est sujet à des changements rapides et agité par des questions de grande importance pour la vie de la foi, la vigueur du corps et de l’âme sont nécessaires pour gouverner la barque de Pierre et annoncer l’Evangile, et cette vigueur s’est réduite en moi ces derniers mois, de telle sorte que j’ai dû reconnaître mon incapacité».

Nous ne sommes pas face à une grave inaptitude, comme était celle de Jean-Paul II à la fin de son pontificat. Les facultés intellectuelles de Benoît XVI sont complètement intègres, comme l’a démontré une de ses dernières et plus significatives méditations au Séminaire Romain, et sa santé est «dans l’ensemble bonne», comme l’a précisé le porte-parole du Saint Siège, le père Federico Lombardi, selon lequel, en revanche, le Pape a ressenti ces deniers temps «un déséquilibre entre les devoirs, les problèmes à affronter et les forces dont il pense ne pas disposer».

Pourtant, dès l’instant de l’élection, chaque pontife éprouve un sentiment compréhensible d’inadéquation, et ressent la disproportion entre les capacités personnelles et le poids de la tâche à laquelle il est appelé. Qui peut se dire capable de pouvoir soutenir avec ses seules forces le munus de Vicaire du Christ ? L’Esprit Saint n’assiste pas le Pape seulement au moment de l’élection mais jusqu’à la mort, à tout instant, même les plus difficiles, de son pontificat. Aujourd’hui l’Esprit Saint est souvent évoqué de façon erronée, comme lorsqu’on prétend qu’il couvre chaque mot et chaque acte d’un Pape ou d’un Concile. En ces jours cependant, l’Esprit Saint est le grand absent des commentaires des médias qui valorisent le geste de Benoît XVI en suivant un critère purement humain, comme si l’Eglise était une multinationale, dirigée en terme de pure efficacité, laissant de côté toute influence surnaturelle.

Mais on peut se demander : en deux-mille ans d’histoire, combien sont les Papes qui ont régné en bonne santé et qui n’ont pas ressenti le déclin de leurs forces et n’ont pas souffert de maladies ou d’épreuves morales de tout genre ? Le bien-être physique n’a jamais été un critère pour le gouvernement de l’Eglise. Le sera-t-il à partir de Benoît XVI ? Un catholique ne peut pas ne pas se poser ces questions et s’il ne se les pose pas, elles seront établies par les faits, comme dans le prochain Conclave, quand le choix du successeur de Benoît XVI s’orientera fatalement vers un cardinal jeune et vigoureux pour qu’il puisse être considéré adéquat à la grave mission qui l’attend. A moins que le cœur du problème ne soit pas dans ces «questions de grande importance pour la vie de la foi», auxquelles le Pontife a fait référence, et qui pourraient faire allusion à la situation de non-gouvernabilité dans laquelle semble se trouver l’Eglise aujourd’hui.

Il serait peu prudent, dans ce cas, de considérer déjà “clos” le pontificat de Benoît XVI, en s’aventurant à des conclusions hâtives, avant d’attendre l’échéance fatidique qu’il a lui-même annoncé : le soir du 28 février 2013, une date qui restera gravée dans l’histoire de l’Eglise. Avant mais aussi après cette date, Benoît XVI pourrait encore être à l’initiative de nouveaux et imprévus scénarios. Le Pape a en effet annoncé sa démission mais pas son silence, et son choix lui restitue une liberté dont il se sentait peut-être privé. Que fera le Pape Benoît XVI, ou le cardinal Ratzinger dans les prochains jours, semaines et mois ? Et surtout, qui dirigera, et de quelle manière, la nacelle de Pierre à travers les nouvelles tempêtes qui l’attendent inévitablement ? (Roberto de Mattei)

NB: Après la publication de cette étude du professeur de Mattei, le cardinal  Francesco Coccopalmerio, président du Conseil pontifical pour l’interprétation des textes législatifs, aurait précisé, selon plusieurs sites,  la manière dont Benoît XVI sera nommé après le 28 février, une question taraudante qui en a fait s’interroger plus d’un…

« Il ne recouvrera pas la dignité cardinalice, son titre sera Sa Sainteté Benoît XVI. De manière analogue avec ce qui se passe quand les autres évêques ont achevé leur ministère épiscopal et sont appelés évêques émérites, j’estime donc que l’on peut dire qu’après sa renonciation le Pape, à son tour, sera appelé évêque émérite de Rome ».

Attendons d’avoir la confirmation.

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