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Entraide et Tradition

Peut-on résister au nouveau totalitarisme ?

publié dans regards sur le monde le 30 mai 2013


Entretien

Peut-on résister au nouveau totalitarisme ?

Dans « Renaissance Catholique », Guillaume de Thieulloy interroge Michel De Jaeghere sur la démocratie

Au lendemain de la manifestation du 26 mai, Les 4 vérités ont rencontré Michel De Jaeghere, vice-président de Renaissance Catholique. L’entretien porte sur la démocratie. Propos recueillis par Guillaume de Thieulloy.

Vous avez consacré une université d’été, et aujourd’hui un livre à « la démocratie totalitaire » (1). Ces deux termes ne sont-ils pas pourtant antinomiques ?

L’association peut effectivement sembler paradoxale, tant nos esprits sont habitués à définir la démocratie comme le règne de la liberté, par opposition à la tyrannie, le totalitarisme étant considéré au contraire comme l’absence de démocratie. Mais ces définitions sont en réalité trompeuses.
Le totalitarisme, en effet, ne se caractérise pas essentiellement par la violence, la privation des libertés formelles (celles de parler, d’aller et venir), le rejet des procédures électives. Il y a des élections en Chine. Il y en avait en Union soviétique. Le totalitarisme se définit, comme son nom l’indique, par la prétention de l’État à régenter tout : la vie sociale, économique, spirituelle tout autant que la vie politique. Il peut le faire par la violence ou par la persuasion, le lavage de cerveau, la douceur apparente. Ce qui le caractérise, ce n’est pas l’absence d’élections pour la désignation des dirigeants ; ce n’est pas non plus la violence policière. C’est la contestation de toute liberté intérieure, l’idée qu’il n’y a rien au-dessus de l’autorité de l’État – ni autorité supérieure, ni principe transcendant – qui justifierait que la personne, la famille, la communauté professionnelle refusent une soumission inconditionnelle et totale, qu’elles se réclament d’un ordre, d’une autorité, de principes, de traditions sur lesquels l’État n’aurait pas de prise. Le totalitarisme ce n’est pas le règne de la police (qui peut dans tout État commettre des abus). C’est la prétention de l’État à régner sur les âmes elles-mêmes.
Ce totalitarisme s’est montré à nous dans le nazisme et le communisme sous son visage violent, brutal, criminel. Cela a pu conduire à le confondre avec la dictature. Or il y a eu dans l’histoire nombre de régimes de force, qui ne tiraient pas leur origine d’une élection régulière et pratiquaient à l’égard de leurs opposants une répression policière peu soucieuse de la liberté d’expression – ce qui a conduit à les définir comme des dictatures – sans pour autant qu’on puisse les considérer comme totalitaires, dans la mesure où ils ne visaient en aucune manière à régir les consciences non plus qu’à assujettir les familles, l’Église ou les corps intermédiaires (la cité, la profession, l’entreprise), mais seulement à imposer la suprématie de l’État dans son propre domaine, celui des fonctions régaliennes (la police, la justice, la diplomatie et la guerre). Symétriquement, on observe que les démocraties modernes, dont les dirigeants sont choisis par l’élection, où la liberté de l’individu est, en principe, la règle, et qui sont si peu dictatoriales qu’elles peinent parfois à s’imposer dans l’exercice de ces mêmes fonctions régaliennes – au point qu’elles se montrent incapables de maîtriser leurs propres frontières, comme de faire régner l’ordre et la justice dans ce qu’on appelle des zones de non droit, parfois même au cœur des villes ; qu’elles se trouvent en outre contraintes d’abandonner des parts importantes de leur souveraineté à des institutions internationales dont le contrôle leur échappe –, en viennent dans le même temps à prétendre légiférer dans des domaines qui ne devraient pas relever de l’État : l’éducation des enfants, qui appartient, selon le droit naturel, à leurs parents, la morale (avec la prohibition d’un nombre croissant de « phobies », la répression de paroles jugées attentatoires au politiquement correct, de comportements dénoncés comme discriminatoires alors qu’ils ne sont parfois que l’exercice de libertés essentielles, comme celle par exemple de choisir qui on loge dans un appartement qu’on loue, qui on engage dans son entreprise, ce qu’on accepte de vendre à ses clients, de prescrire à ses patients, d’enseigner à ses élèves), la définition de la vie (puisque c’est désormais la loi civile qui détermine, à la majorité des voix, et d’une manière d’ailleurs variable d’un pays à un autre, à quel âge un embryon est un être humain, une personne dont l’existence doit être protégée et garantie, ou un amas de cellules qu’on peut utiliser comme matériau de recherche, congeler ou détruire), celle de la famille (un homme, une femme et leur descendance ici ; ailleurs deux hommes, deux femmes et les enfants qu’ils auront adoptés, fait concevoir in vitro ou porter par autrui).
In fine, cette évolution est en train de conduire un certain nombre d’États démocratiques à usurper le pouvoir de définir, à la majorité, en fonction d’un consensus qu’ils auront contribué à susciter par les médias qu’ils influencent ou qu’ils contrôlent, les frontières du bien et le mal, ce qui me paraît constitutif du totalitarisme.
Il ne s’agit pas, par là, de prétendre que ces régimes sont identiques aux régimes criminels qui ont incarné au XXe siècle, le projet totalitaire (puisqu’il est évident qu’ils n’en partagent pas les pratiques policières, qu’ils maintiennent en principe les libertés formelles). Bien plutôt de montrer le nouveau visage qu’a pris le totalitarisme au XXIe siècle. Comme l’avait pressenti Tocqueville, il est en apparence « prévoyant et doux ». Il n’en partage pas moins avec ses devanciers le projet de démanteler, en les vidant de leur contenu, les institutions liées à l’ordre naturel (au premier rang d’entre elles, la famille traditionnelle), et d’étouffer en nous toute liberté intérieure, toute indépendance d’esprit. « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme, annonçait il y a près de deux siècles le génial auteur de La Démocratie en Amérique. Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. (…) Il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir, il travaille volontiers à leur bonheur mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre. Il pourvoit à leur sécurité, assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leur succession, divise leurs héritages. Que ne peut-il leur retirer le trouble de penser et la peine de vivre ? » Il me semble que nous y sommes.

Vous affirmez, avec saint Augustin, que la démocratie n’est acceptable qu’à condition que le peuple soit capable de poursuivre le bien commun. Comment le peuple pourrait-il poursuivre un autre bien ?

Toute l’histoire des régimes démocratiques nous montre qu’il arrive, et même souvent, que la volonté d’une majorité soit abusée. Elle peut être aveuglée par ses passions, flattée par des démagogues, trompée par des imposteurs, conduite à sa perte par des incapables.
C’est le sujet même de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, qui oppose la démocratie tempérée du temps de Périclès, où l’Assemblée du peuple d’Athènes se laisse guider par un homme supérieur, à celle de ses successeurs, qui excitent après lui les passions les plus basses de la foule, et lui font multiplier les folies, comme le lancement de l’expédition de Sicile, île dont les Athéniens décident la conquête, nous dit l’historien, sans avoir la moindre idée de son éloignement ni de son étendue, ou la condamnation à mort des généraux qui venaient de remporter sur les Spartiates la victoire décisive des Arginuses sous prétexte qu’ils avaient manqué de diligence pour récupérer les corps des soldats tombés pendant la bataille.
La démocratie moderne donne maints exemples de ces errements. Elle en donne d’autant plus que les moyens de communication de masse mettent désormais à disposition du pouvoir, des partis, des puissances d’argent et des lobbies, des moyens de manipulation des esprits d’une puissance sans précédent. On les a vus à l’œuvre, avant, pendant et après l’adoption des lois qui ont remodelé, depuis quarante ans, la société contemporaine pour lui faire admettre les bienfaits de la révolution sexuelle, l’avortement, les manipulations génétiques, le mariage homosexuel, et demain l’euthanasie (ce pourquoi l’appel au référendum que lancent aujourd’hui les adversaires du mariage homosexuel me paraît à haut risque – une campagne médiatique bien menée pouvant toujours, en ces matières, faire basculer une majorité – en même temps qu’il constitue une concession redoutable à l’idée qu’une règle morale ou une institution liée à l’ordre naturel comme le mariage pourraient subir des modifications légitimes pour peu qu’elles bénéficient de l’appui d’une majorité d’électeurs).
Comme le bon fonctionnement de la monarchie était lié à l’éducation des princes, celui de la démocratie repose en réalité sur l’éducation des foules. Pour que le gouvernement du peuple soit conforme au bien commun, il faut que ce peuple ait grandi dans le respect de ses pères, la volonté de prolonger et de transmettre l’héritage reçu indivis, l’amour des principes qui ont fait sa grandeur et l’éclat de sa civilisation. Nous en sommes loin aujourd’hui. Or à une éducation purement individualiste, exaltant en chacun la tyrannie de ses désirs comme un absolu, ne peut correspondre qu’un peuple d’égoïstes, auquel sera étrangère l’idée même qu’un bien commun existe, et qui ne verra dans la pratique de la démocratie que le moyen d’exprimer ses revendications catégorielles ou sa haine de classe.
« Lorsqu’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, écrit Platon, elle s’enivre au-delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d’être des criminels et des oligarques. […] Ceux qui obéissent aux magistrats, elle les traite d’hommes serviles et sans caractère. En revanche, elle loue et honore les gouvernants qui ont l’air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l’air de gouvernants. Dès lors, il est inévitable que dans pareille cité l’esprit de liberté s’étende à tout. Qu’il pénètre dans les familles […] que le père s’accoutume à traiter son fils comme un égal et à redouter ses enfants ; que le fils s’égale à son père et n’ait ni respect ni crainte pour ses parents. Que le métèque devienne l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement. […] Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres. Les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions. Les vieillards de leur côté s’abaissent aux façons des jeunes gens, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques. […] Or vois-tu le résultat de tous ces abus ? Ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte, ceux-ci s’indignent et se révoltent. Et ils en viennent à la fin à ne plus s’inquiéter des lois écrites ou non-écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. Alors, en toute beauté et toute jeunesse, les temps sont mûrs pour la tyrannie. »

Vous distinguez, à l’école de Jean Madiran, démocratie moderne et démocratie classique. Quelles sont les différences qui justifient cette opposition ?

Je me suis effectivement nourri du livre fondamental de Jean Madiran, Les deux démocraties. Publié en 1977, ce livre n’a pas pris une ride. La démocratie, telle qu’après avoir été inventée à Athènes, elle a existé ici et là durant l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance et l’Âge classique, telle qu’elle est décrite par Aristote dans sa classification des régimes politiques, telle qu’elle est évoquée par saint Augustin et analysée par saint Thomas d’Aquin, la démocratie que Madiran appelle classique est, dit-il, un mode de désignation des gouvernants. Il consiste à « n’avoir dans la cité, aucune autorité politique dont le titulaire ne soit directement ou indirectement désigné, pour un temps limité, par les citoyens, qui sont tous électeurs ». La démocratie classique, c’est cela : un mode de désignation des gouvernants par l’élection.
La démocratie moderne, celle dans laquelle nous vivons, celle qui a été façonnée par les Lumières et par les principes de 1789, fonctionne en apparence comme la démocratie classique. En apparence, c’est la même chose. En réalité, elle est tout autre chose. Sa charte fondatrice est en effet la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. Or celle-ci contient des dispositions qui changent profondément la nature du régime dont elle a conservé les dehors et le nom. Ces principes sont ceux que proclament d’une part l’article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », d’autre part l’article 6 : « La loi est l’expression de la volonté générale. » Ces deux dispositions fondent, en dépit des apparences, un régime entièrement nouveau qui se distingue non seulement de la démocratie classique, mais de tous les régimes politiques (monarchiques, aristocratiques) connus auparavant.
La première de ces dispositions conduit en effet la démocratie moderne à considérer le mode de désignation par l’élection comme l’unique fondement de toute légitimité. Dès lors que le principe de souveraineté réside dans la nation (entendue ici comme le corps électoral), nul ne pourra légitimement prétendre exercer cette souveraineté sans avoir été choisi par le suffrage de cette nation. Or on n’avait jamais pensé à cela auparavant. Même parmi les partisans de la République. Dans la démocratie moderne, la désignation des gouvernants par les gouvernés cesse d’être considérée comme une technique parmi d’autres, bonne dans certaines situations, pour certains types d’État, mauvaise ou imprudente, inadaptée pour d’autres. Elle est réputée le seul mode de désignation légitime. Les régimes non démocratiques deviennent donc immoraux. L’élection des gouvernants devient un droit imprescriptible qu’on ne saurait remettre en question sans remette en cause les fondements de l’ordre social. C’est un impératif moral. On jugera qu’un gouvernement est bon non plus dans la mesure où il poursuit le bien commun mais dans la mesure où il est démocratique. On estimera qu’un régime s’améliore à proportion qu’il se démocratise. Et non plus en fonction de la paix et de la prospérité qu’il apporte aux populations, du degré de civilisation qu’il promeut ou des vertus qu’il encourage. Moins encore de la préservation de la morale publique.
La deuxième caractéristique de la démocratie moderne, souligne Madiran, est que « la loi est l’expression de la volonté générale ». Et seulement cela. Elle doit être approuvée par la majorité. Elle n’a besoin que de cela pour être incontestable. Formidable révolution. « Toujours, dans toutes les civilisations, écrit-il, la loi était l’expression d’une réalité supérieure à l’homme, d’un bien objectif, d’un bien commun que l’homme traduisait, interprétait, codifiait librement, mais non arbitrairement. » La fonction du législateur – roi, dictateur, assemblée d’anciens magistrats, Parlement élu – était de mettre en œuvre une raison, une justice et un ordre supérieurs aux volontés humaines. Qu’il s’agisse de la volonté présumée de Dieu ou de l’ordre du monde tel qu’il avait été transmis par la sagesse des anciens. « La légitimité de la loi, rappelle encore Madiran, celle du pouvoir, celle des gouvernants, résidait dans leur conformité à cet ordre supérieur. » Dans les démocraties classiques, on confiait au corps électoral le soin d’approuver les lois qui lui paraîtraient les plus conformes à l’ordre du monde ou à la volonté de Dieu. Dans la démocratie moderne, on lui demande d’édicter les lois les plus conformes à sa propre volonté, déclarée universellement souveraine. L’apparence peut être identique. La réalité est très différente. Dans le premier cas, on demandait au peuple ce qu’il pensait correspondre à la justice. Dans le deuxième, on lui demande ce qu’il veut, et qui sera considéré comme juste pour la seule raison d’avoir obtenu une majorité de suffrages. On passe d’un souverain (individuel ou collectif) à qui l’on reconnaît le pouvoir de dire : je le veux, parce que c’est juste, à un souverain (collectif) qui dit : c’est juste parce que je le veux. C’est une révolution copernicienne. On a maintenu les termes ; on a renversé la logique.
La conséquence de ces deux dispositions est que, loin de nous en préserver, la démocratie moderne tend naturellement au totalitarisme, contrairement à ce que l’on croit. Et elle y tend du seul fait de ses principes.
Dire que la légitimité se confond avec le seul mode d’élection (démocratique) des dirigeants ou avec le mode d’adoption (démocratique) des lois, c’est dire en effet qu’en droit le pouvoir d’un gouvernement ou d’un Parlement régulièrement élu est illimité, qu’ils peuvent adopter n’importe quelle loi contraire à l’ordre naturel ou au bien commun sans rien perdre de leur légitimité du seul fait qu’elle a été démocratiquement adoptée. On dira que s’imposent à cette loi de la majorité des normes supérieures (les dispositions de la Constitution). Mais ces normes supérieures tiennent elles-mêmes leur autorité et leur légitimité de la manière démocratique dont elles ont été adoptées. On pourra donc, démocratiquement, en changer. C’est si vrai que le Conseil constitutionnel a jugé en France qu’il n’avait pas le pouvoir de juger de la conformité avec la Constitution d’un texte approuvé par référendum. Parce que le référendum était le mode d’expression du peuple souverain. Et qu’il appartenait à ce peuple, d’où la Constitution tenait son autorité, de violer la Constitution si cela lui plaisait. À titre de comparaison, le Parlement de Paris cassa le testament de Louis XIV parce que la volonté qu’y avait exprimée le souverain de confier la régence à ses fils naturels n’était pas conforme aux lois fondamentales du Royaume. Nous avons changé tout cela : il n’y a plus rien au-dessus de la volonté du souverain, parce que c’est une volonté démocratique. La déclaration des Droits de l’homme a, en France, valeur constitutionnelle. Mais il appartient au corps électoral, si cela lui chante, de la transformer. C’est ce qu’on a fait en 1946 en ajoutant de nouveaux droits (au travail, à la grève). Si le peuple le veut, il pourra dans l’avenir en ajouter d’autres : le droit des femmes à avorter, le droit des homosexuels de se marier. Tout est affaire d’opinion et de majorité. En définitive, de campagne de propagande bien menée. Il n’y a rien au-dessus de la volonté de la majorité.
Dire en même temps que la loi est l’expression de la volonté générale, c’est dire que l’expression de la volonté générale a force de loi. Qu’il serait illégitime de prétendre lui opposer des lois non écrites, des principes éternels, qui ne peuvent être considérés, fussent-ils issus du Décalogue, que comme des opinions privées. L’adoption de la loi Taubira a montré qu’un usage plurimillénaire, antérieur même à la constitution de la cité antique, était sans autorité face à une loi adoptée par un vote à main levée. À partir du moment où ne s’impose aucune norme objective, extérieure, inchangeable, tout est affaire d’opinion, de manipulation et pour finir de moyens financiers. Les mécanismes qui ont été mis en œuvre pour faire adopter la loi Taubira sont ceux qui avaient été actionnés pour faire adopter les lois Veil, Pelletier, Roudy et Neiertz, qui le seront demain pour légaliser l’euthanasie, les mères porteuses ou la promotion de l’homosexualité dans les écoles. À ces lois de société, il est vain d’opposer la loi naturelle ou le Décalogue ; ils n’ont pas de réalité au regard de la démocratie moderne. La loi du nombre n’y abolit pas seulement la hiérarchie des normes, la supériorité de la Constitution sur la loi, elle ne se contente pas de la toute puissance temporelle. Elle entend, encore une fois, à l’image d’Adam et Ève, déterminer elle-même les limites du Bien et du Mal en une sorte d’institutionnalisation du péché originel. Or le totalitarisme c’est cela.

Comment résister à ce nouveau totalitarisme ?

À vue humaine, il y a longtemps que ce combat paraît perdu. Mais l’expérience de la chute du mur de Berlin l’a montré : il existe une fragilité constitutive du mensonge, une force intrinsèque liée à la vérité. La vague de fond soulevée dans tout le pays par la loi sur le mariage homosexuel n’a pas seulement surpris le gouvernement. Elle nous a stupéfaits nous-mêmes. La force tranquille des manifestants, face au mensonge d’État, à la diffamation, aux violences policières, aux gardes à vue injustifiées et aux poursuites judiciaires, a transformé l’adoption de la loi en défaite pour ses propres partisans. Sans doute, la contestation du projet de loi n’est-elle pas elle-même exempte de divisions ni d’ambiguïtés, marquée par l’imperfection de toutes les choses humaines ; elle s’est achevée sur un échec, puisque la loi est entrée en vigueur. Reste que l’espoir a changé de camp. La course à la décadence a cessé de paraître irrésistible.
La France catholique (puisque, en dépit des habiletés tactiques et des prudences de langages, c’est bien elle qui manifeste dans la rue) a montré qu’elle n’est pas morte, comme l’établissement médiatico-politique, qui vit en circuit fermé, se l’imaginait. Contre l’idée que cette réforme était irrésistible et constituait un nouveau maillon d’une chaîne continue de progrès, la contestation a réveillé avec elle les forces vives du pays réel. Elle a ouvert les yeux de ceux qui n’avaient pas su voir vers quelle décadence nous conduisaient l’institutionnalisation des utopies soixante-huitardes et la tyrannie des idées libertaires. Elle a formé au combat politique toute une nouvelle génération à qui il appartient désormais de prendre la relève. Elle a fait découvrir à ces futures élites nées des JMJ et des mouvements traditionnels, nourries par l’enseignement de Benoît XVI, libérées de tout complexe par l’affolement d’un gouvernement qui a véritablement paru, dans cette affaire, perdre ses nerfs, à quel point l’héritage dont nous sommes les dépositaires avait été dilapidé par leurs aînés et comment la modernité nous emmène aux antipodes de la société à laquelle ils aspirent. Il nous reste à prolonger ce magnifique sursaut, cet étrange printemps français, par une reconquête culturelle du terrain qui a été perdu depuis plus de quarante ans. De cette reconquête, bien malin qui pourrait aujourd’hui dessiner précisément les contours. Elle n’obéira à aucun plan préconçu et sera nécessairement multiforme (les efforts sympathiques pour l’organiser me paraissent voués à l’échec : il faut abandonner ce néo-kantisme qui nous conduit trop souvent à vouloir réduire la réaction vitale que nous appelons de nos vœux à un modèle unique, le nôtre autant que possible, pour apprendre à accepter la diversité des talents, des approches et des stratégies). Elle passera, quoi qu’il en soit, me semble-t-il, par un réapprentissage des fondamentaux, par l’amour du Beau, du Bien, du Vrai. Par une réforme intellectuelle et morale visant à nous préparer à un combat où il faudra se battre avec courage dans les tribulations du siècle en gardant au cœur la conviction que la Vérité, seule, nous rendra libres.

(1) La Démocratie peut-elle devenir totalitaire ?, Contretemps, 380 pages, 22 euros (27,00 € franco)

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