La Revue Item - « La Tradition sans peur »
Suivez les activités de l'Abbé Aulagnier
Entraide et Tradition

ENTRETIEN DU PAPE FRANÇOIS AVEC LE FONDATEUR DU QUOTIDIEN ITALIEN LA REPUBBLICA

publié dans magistère du pape François le 14 octobre 2013


Facebook     Twitter     Google+     Mail
Back Top Print

ENTRETIEN DU PAPE FRANÇOIS AVEC LE FONDATEUR DU QUOTIDIEN ITALIEN LA REPUBBLICA

                    de L’Osservatore Romano, Ed. hebdomadaire française, n. 41 du 10/10/2013

 

Nous publions le texte de l’entretien que le Pape François a accordé au fondateur du journal La Repubblica, et paru le 1er octobre 2013 dans le quotidien italien.

Eugenio Scalfari

Le Pape François me dit ceci : « Les maux les plus graves qui affligent le monde d’aujourd’hui sont le chômage des jeunes et la solitude dans laquelle sont abandonnées les personnes âgées. Les personnes âgées ont besoin de soins et de compagnie ; les jeunes de travail et d’espérance, mais ils n’ont ni l’un ni l’autre et le malheur est qu’ils ne les recherchent même plus. Ils ont été écrasés sur le présent. Dites-moi : peut-on vivre écrasé sur le présent ? Sans mémoire du passé et sans désir de se projeter vers l’avenir en construisant un projet, un avenir, une famille ? Peut-on aller de l’avant ainsi ? Voilà, selon moi, le problème le plus urgent auquel l’Église  est confrontée ».

Votre Sainteté, lui dis-je, c’est avant tout un problème politique et économique qui concerne les États, les gouvernements, les partis, les associations syndicales.

« Oui, vous avez raison, mais ce problème concerne aussi l’Église , je dirais même surtout l’Église  car cette situation ne blesse pas seulement les corps, mais aussi les âmes. L’Église  doit se sentir responsable des âmes, comme des corps ».

Votre Sainteté, vous dites que l’Église  doit se sentir responsable. Dois-je en déduire que l’Église  n’est pas consciente de ce problème et que vous l’incitez dans cette direction ?

« Dans une large mesure, cette conscience existe, mais pas suffisamment. Je désire qu’elle soit plus forte. Ce n’est pas le seul problème auquel nous soyons confrontés, mais c’est sûrement le plus urgent et le plus dramatique ».

La rencontre avec le Pape François a eu lieu mardi dernier chez lui [ndlr : mardi 24 septembre], à la résidence Sainte-Marthe, dans une pièce comptant pour seuls meubles une table et cinq ou six chaises, et un tableau accroché au mur. L’entretien avait été précédé d’un appel téléphonique que je n’oublierai jamais de ma vie.

Il était deux heures et demie de l’après-midi. Mon téléphone sonne et la voix de ma secrétaire, au comble de l’agitation, me dit : « J’ai le Pape en ligne, je vous le passe tout de suite ».

Je demeure sans voix tandis que celle de Sa Sainteté, à l’autre bout du fil, dit : « Bonjour, je suis le Pape François ». Bonjour, Votre Sainteté — dis-je — en ajoutant aussitôt : Je suis bouleversé, je ne m’attendais pas à ce que vous m’appeliez. « Pourquoi bouleversé ? Vous m’avez écrit une lettre demandant de faire ma connaissance. Ce désir étant réciproque, je vous appelle pour fixer un rendez-vous. Voyons mon agenda : mercredi, je suis pris, lundi aussi, seriez vous libre mardi ? ».

Je lui réponds : c’est parfait.

« L’horaire n’est pas des plus pratiques, à 15 heures, cela vous va ? Sans cela, je vous propose une autre date ». Votre Sainteté, l’heure me convient. « Alors, nous sommes d’accord : mardi 24 à 15 heures. À Sainte-Marthe. Il vous faudra rentrer par la porte du Saint-Office ».

Je ne sais comment terminer la conversation et me hasarde à lui demander : puis-je vous embrasser par téléphone. « Mais oui, certainement, et je fais de même, en attendant de pouvoir nous saluer ainsi personnellement. Au revoir ».

Me voici arrivé. Le Pape entre et me serre la main, nous nous asseyons. Le Pape sourit et me dit : « Certains de mes collaborateurs qui vous connaissent m’ont averti que vous allez essayer de me convertir ».

À ce trait d’esprit, je réponds : mes amis aussi vous prêtent l’intention de me convertir.

Il sourit à nouveau et répond : « Le prosélytisme est une pompeuse absurdité, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter les uns les autres et faire grandir la connaissance du monde qui nous entoure. Il m’arrive qu’après une rencontre j’aie envie d’en avoir une autre car de nouvelles idées ont vu le jour et de nouveaux besoins s’imposent. C’est cela qui est important : se connaître, s’écouter, élargir le cercle des pensées. Le monde est fait de routes qui rapprochent et éloignent, mais l’important est qu’elles conduisent vers le Bien ».

Votre Sainteté, existe-t-il une vision unique du Bien ? Et qui en décide ?

« Chacun de nous a une vision du Bien, et aussi du Mal. Notre tâche est d’inciter chacun à aller dans la direction de ce qu’il estime être le Bien ».

Votre Sainteté, vous-même l’aviez écrit dans une lettre que vous m’avez adressée. La conscience est autonome, disiez-vous, et chacun doit obéir à sa conscience. À mon avis, c’est l’une des paroles les plus courageuses qu’un Pape ait prononcée.

« Et je le répète ici. Chacun a une idée à lui du Bien et du Mal et chacun doit choisir de suivre le Bien et combattre le Mal selon l’idée qu’il s’en fait. Cela suffirait pour vivre dans un monde meilleur ».

L’Église le fait-elle ?

« Oui, nos missions poursuivent ce but : repérer les besoins matériels et immatériels des personnes et chercher à les satisfaire comme nous le pouvons. Savez-vous ce qu’est l’“agapé” ? ».

Oui, je le sais.

« C’est l’amour pour les autres, tel que Notre Seigneur l’a enseigné. Ce n’est pas du prosélytisme, c’est de l’amour. L’amour pour le prochain, le levain au service du bien commun ».

Aime ton prochain comme toi-même.

« Oui, c’est exactement cela ».

Jésus prêchait que l’agapé, l’amour pour les autres, est la seule façon d’aimer Dieu. Corrigez-moi si je me trompe.

« Non, c’est bien cela. Le Fils de Dieu s’est incarné pour faire pénétrer dans l’âme des hommes le sentiment de la fraternité. Tous les frères et tous les enfants de Dieu. Abbà, ainsi qu’il appelait le Père. Je trace pour vous la voie, disait-il. Suivez-moi et vous trouverez le Père et vous serez tous ses enfants et il se complaira en vous. L’agapé, l’amour de chacun de nous pour tous les autres, des plus proches aux plus lointains, est justement la seule manière que Jésus nous a indiquée pour trouver la voie du salut et des Béatitudes ».

Toutefois, l’exhortation de Jésus, nous le rappelions tout à l’heure, est que l’amour pour le prochain doit être égal à celui que nous avons pour nous-mêmes. Par conséquent, ce que l’on a coutume d’appeler le narcissisme est reconnu comme valable, positif, au même titre que l’autre. Nous avons longuement discuté de cette question.

« Je n’aime pas — disait le Pape — le mot narcissisme, qui indique un amour sans bornes pour soi-même et cela n’est pas bien, cela peut produire beaucoup de dégats non seulement dans l’âme de celui qui en est atteint, mais aussi dans la relation avec les autres et avec la société où il vit. Le vrai problème, c’est que ceux qui sont touchés par cette affection, qui est en quelque sorte un trouble mental, sont généralement les personnes qui détiennent beaucoup de pouvoir. Les chefs sont bien souvent narcissiques ».

Beaucoup de chefs au sein de l’Église  l’ont été eux aussi.

« Vous savez ce que j’en pense ? Les chefs de l’Église  ont été souvent narcissiques, en proie aux flatteries et excités à mauvais escient par leurs courtisans. La cour est la lèpre de la papauté ».

La lèpre de la papauté, c’est ce que vous dites exactement. Mais quelle est cette cour ? Faites-vous allusion à la Curie ? ai-je demandé.

« Non, il peut y avoir parfois des courtisans dans la Curie, mais la Curie dans son ensemble, c’est autre chose. Elle correspond à ce que l’on a coutume d’appeler l’intendance dans l’armée. Elle gère les services dont le Saint-Siège a besoin. Mais elle a un défaut : elle est centrée sur le Vatican. Elle voit et suit les intérêts du Vatican, qui sont encore en grande partie des intérêts temporels. Cette vision centrée sur le Vatican néglige le monde qui nous entoure. Je ne partage pas cette vision et je ferai tout mon possible pour la modifier. L’Église est ou doit redevenir une communauté du peuple de Dieu et les prêtres, les curés, les évêques ayant charge d’âmes sont au service du peuple de Dieu. L’Église, c’est cela, une appellation différente, et ce n’est pas un hasard, de celle du Saint-Siège, dont la fonction est importante, mais qui est au service de l’Église. Je n’aurais pas pu avoir pleinement foi en Dieu et en son Fils si je n’avais pas été formé dans l’Église et j’ai eu la chance de me trouver, en Argentine, au sein d’une communauté sans laquelle je n’aurais pas pris conscience de moi-même et de ma foi ».

Avez-vous senti votre vocation déjà tout jeune ?

« Non, pas tout jeune. Ma famille me destinait à un autre métier, pour travailler et gagner un peu d’argent. J’allai à l’université. J’eus à cette époque une enseignante pour laquelle j’éprouvai du respect et de l’amitié, c’était une fervente communiste. Souvent, elle me lisait ou me donnait à lire des textes du Parti communiste. C’est ainsi que je me familiarisai également avec cette conception très matérialiste. Je me souviens qu’elle me procura aussi le communiqué des communistes américains en faveur des époux Rosenberg, après leur condamnation à mort. La femme dont je vous parle a été arrêtée, torturée et assassinée par la dictature qui était alors au pouvoir en Argentine ».

Le communisme vous avait-il séduit ?

« Son matérialisme n’eut pas de prise sur moi. Mais l’avoir abordé par l’intermédiaire d’une personne courageuse et honnête m’a été utile et j’ai compris certaines choses, notamment une dimension sociale que je retrouvai par ailleurs dans la doctrine sociale de l’Église ».

La théologie de la libération, qui a été excommuniée par le Pape Wojtyła, était assez présente en Amérique latine.

« Oui, bon nombre de ses représentants étaient des Argentins ».

Estimez-vous que le Pape ait eu raison de les combattre ?

« Assurément ils prolongeaient dans la politique leur théologie, mais nombre d’entre eux étaient des croyants qui avaient une haute idée de l’humanité ».

Votre Sainteté, me permettez-vous de vous dire à mon tour quelque chose de ma formation culturelle ? J’ai été élevé par une mère très catholique. À 12 ans, j’ai même gagné un concours de catéchisme entre toutes les paroisses de Rome et à cette occasion, le vicariat m’a remis un prix. Je communiais chaque premier vendredi du mois, bref, j’étais croyant et pratiquant. Mais tout a changé pendant mes études secondaires. Au lycée, je lus entre autres textes de philosophie qui étaient au programme, le Discours de la méthode de Descartes et je fus frappé par la phrase désormais devenue une icône : « Je pense, donc je suis ». Le « je » devint ainsi la base de l’existence humaine, le siège autonome de la pensée.

« Descartes n’a cependant jamais renié la foi du Dieu transcendant ».

C’est vrai, mais il avait jeté le fondement d’une vision complètement différente. J’empruntai ce parcours qui ensuite, corroboré par d’autres lectures, m’a conduit sur un rivage tout à fait différent.

« Cependant, si j’ai bien compris, vous êtes non-croyant mais pas anticlérical. Ce sont deux choses bien différentes ».

C’est vrai, je ne suis pas anticlérical, mais je le deviens quand je rencontre un tenant du cléricalisme.

Il me sourit et me répond : « Cela m’arrive aussi, lorsque j’en ai un devant moi et je deviens soudain anticlérical. Le cléricalisme ne devrait rien avoir à faire avec le christianisme. Saint Paul, qui fut le premier à s’adresser aux Gentils, aux païens, aux croyants d’autres religions, fut le premier à nous enseigner cela ».

Puis-je vous demander, Votre Sainteté, quels sont les saints que vous sentez les plus proches de votre âme, ceux sur lesquels s’est formée votre expérience religieuse ?

« Saint Paul est celui qui a précisé les fondements de notre religion et de notre credo. Sans lui, nous ne pouvons être des chrétiens conscients. Il a traduit la prédication du Christ en une structure doctrinaire qui, même après les mises à jour successives d’innombrables penseurs, théologiens et pasteurs d’âmes, a résisté et résiste toujours, depuis deux mille ans. Et puis Augustin, Benoît et Thomas et Ignace. Et naturellement François. Ai-je besoin de vous expliquer pourquoi ? ».

François — qu’il me soit permis d’appeler ainsi le Pape puisque lui-même semble nous y inviter, par sa façon de parler, de sourire, par ses exclamations de surprise ou d’assentiment — me regarde comme pour m’encourager à poser aussi des questions plus audacieuses et embarrassantes pour celui qui guide l’Église. De sorte que je l’interroge : de Paul, vous avez expliqué l’importance et le rôle, mais de tous les saints que vous avez nommés, j’aimerais connaître celui que vous sentez le plus proche de votre âme ?

« Vous me demandez un classement mais on peut faire des classements si l’on parle de sport ou d’affaires similaires. Je pourrais vous énumérer les meilleurs footballeurs argentins. Mais les saints… ».

Vous connaissez le proverbe « Scherza coi fanti ma lascia stare i santi » (« Plaisante avec les valets mais laisse les saints tranquille ») qui invite à ne pas plaisanter sur des choses sérieuses ?

« Justement. Mais je ne veux toutefois pas éluder votre question, car vous ne m’avez pas demandé un classement sur leur importance culturelle et religieuse, mais sur la proximité avec mon âme. Alors, je dis : Augustin et François ».

Pas Ignace, qui est le fondateur de l’Ordre auquel vous appartenez ?

« Ignace, pour des raisons évidentes, est celui que je connais le mieux. Il a fondé notre Ordre. Je vous rappelle que Carlo Maria Martini, que vous et moi apprécions beaucoup, en provenait lui aussi. Les jésuites ont été et demeurent le levain — pas le seul, mais sans doute le plus efficace — de la catholicité : culture, enseignement, témoignage missionnaire, fidélité au Souverain Pontife. Mais Ignace, fondateur de la Compagnie de Jésus, était aussi un réformateur et un mystique. Surtout un mystique ».

Et vous pensez que les mystiques ont été importants pour l’Église  ?

« Ils ont été fondamentaux. Une religion sans mystiques est une philosophie ».

Avez-vous une vocation mystique ?

« Selon vous ? ».

Il me semble que non.

« Vous avez probablement raison. J’adore les mystiques ; François lui-même, dans bien des aspects de sa vie, en fut un, mais je ne crois pas avoir personnellement cette vocation. Encore faut-il s’entendre sur la signification profonde du terme. Le mystique réussit à se dévêtir du faire, des faits, des objectifs et même de la pastorale missionnaire pour s’élever, jusqu’à atteindre la communion avec les Béatitudes. De brefs moments qui cependant remplissent toute une vie ».

Cela vous est-il jamais arrivé ?

« Rarement. Par exemple, quand le Conclave m’a élu Pape. Avant d’accepter, je demandai la permission de me retirer quelques minutes dans la pièce adjacente à celle du balcon qui donne sur la place. Ma tête était totalement vide et j’étais envahi par l’angoisse. Pour la dissiper et me détendre, je fermai les yeux et toute pensée disparut, même celle de refuser la charge, comme le permet d’ailleurs la procédure liturgique. À un certain moment, une grande lumière m’envahit, qui dura un bref instant, mais me parut infiniment long. Puis la lumière disparut et je me levai d’un bond pour me diriger vers la pièce où m’attendaient les cardinaux et la table sur laquelle reposait l’acte d’acceptation. J’y apposai ma signature, le cardinal camerlingue le contresigna, puis sur la loggia fut annoncé l’Habemus Papam ».

Nous demeurâmes un peu en silence, puis je dis : nous parlions des saints qui vous sont proches et nous en étions restés à Augustin. Voulez-vous me dire pourquoi vous le sentez très proche de vous ?

« Pour mon prédécesseur aussi, Augustin est un point de référence. Ce saint, dont la vie a été marquée par de nombreuses vicissitudes, a modifié plusieurs fois sa position doctrinaire. Il a également prononcé des paroles très dures à l’égard des juifs, que je n’ai jamais partagées. Il a écrit de nombreux livres et l’œuvre qui me semble la plus révélatrice de son intimité intellectuelle et spirituelle sont les Confessions, qui contiennent aussi des manifestations de mysticisme mais, contrairement à ce que certains soutiennent, il n’est pas du tout le continuateur de Paul. Au contraire, il voit l’Église  et la foi de manière profondément différente de celui-ci, peut-être aussi parce que quatre siècles s’étaient écoulés entre l’un et l’autre ».

Quelle est cette différence, Votre Sainteté ?

« Elle tient pour moi à deux aspects, qui sont essentiels. Augustin se sent impuissant face à l’immensité de Dieu et aux devoirs qui incombent à un chrétien et à un évêque. Pourtant, il ne fut jamais impuissant, mais son âme se sentait toujours, et quoi qu’il en soit, au-dessous de ce qu’il aurait voulu ou dû. Et puis la grâce dispensée par le Seigneur comme élément fondateur de la foi. De la vie. Du sens de la vie. Celui qui n’est pas touché par la grâce aura beau être sans peur et sans reproche, comme on dit, il ne sera jamais comme une personne que la grâce a touchée. Telle est l’intuition d’Augustin ».

Vous sentez-vous touché par la grâce ?

« Cela, personne ne peut le savoir. La grâce n’appartient pas à la conscience ; elle est la quantité de lumière que nous avons dans l’âme, elle n’est pas faite de sagesse, ni de raison. Vous-même, totalement à votre insu, pourriez être touché par la grâce ».

Sans la foi ? Un non-croyant ?

« La grâce concerne l’âme ».

Je ne crois pas dans l’âme.

« Vous n’y croyez pas mais vous en avez une ».

Votre Sainteté, nous avions dit que vous n’aviez pas l’intention de me convertir, d’ailleurs je crois que vous n’y arriveriez pas.

« Cela, personne ne peut le savoir mais il est vrai, en tout cas, que je n’en ai absolument pas l’intention ».

Et François ?

« Il est grand parce qu’il est tout à la fois. Homme qui veut faire, qui veut construire, qui fonde un Ordre et ses règles, qui est itinérant et missionnaire, qui est poète et prophète, qui est un mystique. Il a constaté le mal sur lui-même et il en est sorti, il aime la nature, les animaux, le brin d’herbe dans le pré, les oiseaux qui volent dans le ciel, mais surtout, il aime les personnes, les enfants, les personnes âgées, les femmes. Il est l’exemple le plus lumineux de l’agapé dont nous parlions tout à l’heure ».

Vous avez raison, Votre Sainteté, la description est parfaite. Mais pourquoi aucun de vos prédécesseurs n’a-t-il jamais choisi ce nom ? Et selon moi, aucun de vos successeurs ne le fera ?

« Sur ce dernier point, ne préjugeons pas de l’avenir. C’est vrai, avant moi, personne ne l’avait choisi. Nous touchons ici au problème d’entre les problèmes. Vous voulez boire quelque chose ? ».

Merci, peut-être un verre d’eau.

Il se lève, ouvre la porte et prie un collaborateur qui se trouve dans l’entrée d’apporter deux verres d’eau. Il me demande si je souhaite boire un café. Je réponds par la négative. L’eau arrive. À la fin de notre conversation, mon verre sera vide, mais il n’aura pas touché au sien. Il s’éclaircit la voix et commence.

« François voulait un ordre mendiant qui fût aussi itinérant. Des missionnaires à la recherche d’occasions pour rencontrer, écouter, dialoguer, aider, diffuser la foi et l’amour. Surtout l’amour. Il avait ce rêve d’une Église pauvre, qui prendrait soin des autres, qui recevrait des aides matérielles et les utiliserait pour soutenir les autres, sans se soucier d’elle-même. Huit cents ans se sont écoulés depuis et les temps ont beaucoup changé, mais l’idéal d’une Église missionnaire et pauvre reste plus que fondé. C’est bien l’Église qu’ont prêchée Jésus et ses disciples ».

Vous les chrétiens, êtes devenus une minorité. Même en Italie, ce pays désigné comme le jardin du Pape, les catholiques pratiquants comptent pour 8 à 15 pour cent de la population, d’après les sondages, et les catholiques qui se déclarent tels mais ne pratiquent pas représentent à peine 20 pour cent. Il y a un milliard de catholiques et plus dans le monde et, avec les autres Églises chrétiennes, vous dépassez le milliard et demi, mais la planète est peuplée de 6-7 milliards de personnes. Vous êtes nombreux, certes, particulièrement en Afrique et en Amérique latine, mais des minorités.

« Nous l’avons toujours été, mais le thème d’aujourd’hui est autre. Personnellement, je pense qu’être une minorité est même une force. Nous devons être un levain de vie et d’amour et le levain est une quantité infiniment plus petite que la masse de fruits, de fleurs et d’arbres qui naissent de ce levain. Il me semble avoir déjà dit au début que notre objectif n’est pas le prosélytisme mais l’écoute des besoins, des désirs, des déceptions, du désespoir, de l’espérance. Nous devons rendre espoir aux jeunes, aider les personnes âgées, ouvrir à l’avenir, répandre l’amour. Pauvres parmi les pauvres. Nous devons inclure les exclus et prêcher la paix. Le Concile Vatican II, inspiré par le Pape Jean et par Paul VI, a décidé de regarder l’avenir dans un esprit moderne et de s’ouvrir à la culture moderne. Les pères conciliaires savaient que cette ouverture à la culture moderne était synonyme d’œcuménisme religieux et de dialogue avec les non-croyants. Après eux, bien peu a été fait dans cette direction. J’ai l’humilité et l’ambition de vouloir le faire ».

D’autant que — me permettrais-je d’ajouter — la société moderne, partout dans le monde, traverse en ce moment une crise profonde qui touche l’économie, certes, mais aussi la sphère sociale et spirituelle. Au début de notre rencontre, vous avez décrit une génération écrasée sur le présent. Nous aussi, non-croyants nous ressentons cette souffrance presque anthropologique. C’est pour cette raison que nous voulons dialoguer avec les croyants et avec qui les représente le mieux.

« Je ne sais si je suis le meilleur de ses représentants, mais la Providence m’a placé à la tête de l’Église et du diocèse de Pierre. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour remplir le mandat qui m’a été confié ».

Jésus, vous l’avez rappelé, a dit : aime ton prochain comme toi-même. Pensez-vous que ce précepte soit devenu réalité ?

« Hélas, non. L’égoïsme a augmenté et l’amour envers les autres a diminué ».

C’est donc l’objectif qui nous réunit : atteindre au moins la même courbe d’intensité pour ces deux types d’amour. Votre Église est-elle prête et équipée pour accomplir cette tâche ?

« Qu’en pensez-vous ? ».

Je pense que l’amour pour le pouvoir temporel est encore très fort entre les murs du Vatican et dans la structure institutionnelle de toute l’Église. Je pense que l’institution prédomine sur l’Église pauvre et missionnaire que vous appelez de vos vœux.

« Effectivement, il en est ainsi et, dans ce domaine, il n’y a pas de miracle. Je vous rappelle que François lui-même, à son époque, dut négocier longuement avec la hiérarchie romaine et avec le Pape pour faire reconnaître la règle de son Ordre. Finalement, il obtint gain de cause au prix de profonds changements et compromis ».

Devrez-vous suivre la même voie ?

« Je ne suis pas François d’Assise et je n’ai ni sa force, ni sa sainteté. Mais je suis l’Évêque de Rome et le Pape de la catholicité. J’ai décidé comme première chose de nommer un groupe de huit cardinaux pour former mon conseil. Pas des courtisans, mais des personnalités sages et animées des mêmes sentiments que les miens. C’est le début d’une Église qui n’a pas seulement une organisation verticale, mais aussi horizontale. Quand le cardinal Martini en parlait en mettant l’accent sur les conciles et les synodes, il savait pertinemment combien ce chemin est long et difficile à parcourir. Avec prudence, mais fermeté et ténacité ».

Et la politique ?

« Pourquoi me posez-vous la question ? Je vous ai déjà dit que l’Église ne s’occupera pas de politique ».

Cependant, il y a quelques jours, vous avez adressé un appel pour inviter les catholiques à s’engager au niveau civil et politique.

« Je ne me suis pas adressé uniquement aux catholiques mais à tous les hommes de bonne volonté. J’ai dit que la politique est la première des activités civiles et qu’elle a son propre champ d’action, qui n’est pas celui de la religion. Les institutions politiques sont laïques par définition et opèrent dans des domaines indépendants. Mes prédécesseurs, depuis déjà de nombreuses années, n’ont cessé de le dire, chacun à sa manière. Je crois que les catholiques engagés dans la politique portent en eux les valeurs de la religion avec toute la maturité de conscience et les compétences nécessaires pour les mettre en œuvre. L’Église n’ira jamais au-delà de son devoir, qui est d’exprimer et de diffuser ses valeurs, du moins tant que je serai là ».

Mais l’Église  n’a pas toujours agi ainsi.

« En réalité, presque jamais. Très souvent, l’Église en tant qu’institution a été dominée par l’attachement au pouvoir temporel et nombre de ses membres et hautes personnalités catholiques voient encore les choses ainsi. À mon tour, maintenant, de vous poser une question : vous, laïc, qui ne croyez pas en Dieu, en quoi croyez-vous ? Vous êtes un écrivain et un penseur. Vous croyez sûrement en quelque chose, vous avez sûrement une valeur dominante. Ne me répondez pas par des mots comme honnêteté, recherche, vision du bien commun ; ce sont autant de principes et de valeurs importants, mais ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande ce que vous pensez de l’essence du monde, bien plus, de l’univers. Vous vous êtes sans doute demandé, comme tout le monde : qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? Un enfant se pose aussi ces questions. Et vous ? ».

Je vous suis reconnaissant de m’avoir posé la question. Voici ma réponse : je crois dans l’Être, c’est-à-dire le tissu d’où jaillissent les formes, les Étants.

« Et moi, je crois en Dieu. Pas dans un Dieu catholique, car il n’existe pas de Dieu catholique, il existe Dieu. Et je crois en Jésus Christ, son incarnation. Jésus est mon maître et mon pasteur, mais Dieu, le Père, Abbà, est la lumière et le Créateur. Tel est mon Être. Trouvez-vous que nous soyions si éloignés l’un de l’autre ? ».

Nous sommes éloignés dans les pensées, mais semblables en tant que personnes humaines, animées inconsciemment par nos instincts qui se transforment en pulsions, en sentiments, en volonté, en pensée et en raison. En cela, nous sommes semblables.

« Mais ce que vous appelez l’Être, voulez-vous me dire comment vous le définissez ? ».

L’Être est un tissu d’énergie. Énergie chaotique mais indestructible et dans un état de chaos perpétuel. De cette énergie émergent les formes quand l’énergie arrive au point d’explosion. Les formes ont leurs propres lois, leurs champs magnétiques, leurs éléments chimiques, qui se combinent de manière aléatoire, évoluent et enfin s’éteignent mais leur énergie ne se détruit pas. L’homme est probablement le seul animal doué d’une pensée, du moins sur notre planète et dans notre système solaire. J’ai dit qu’il est animé d’instincts et de désirs, mais j’ajoute qu’il porte en lui une résonance, un écho, une vocation de chaos.

« Bien. Je ne voulais pas un résumé de votre philosophie et ce que vous m’avez dit me suffit. J’observe pour ma part que Dieu est lumière qui illumine les ténèbres même s’il ne les dissipe pas, et qu’une étincelle de cette lumière divine est au-dedans de chacun d’entre nous. Dans la lettre que je vous ai écrite, je me souviens vous avoir dit que notre espèce, comme d’autres, finira mais la lumière de Dieu ne finira pas, et envahira toutes les âmes et alors tout sera en tous ».

Oui, je m’en souviens bien ; vous avez écrit « toute la lumière sera dans toutes les âmes », ce qui — si je puis me permettre — donne plus l’image de l’immanence que de la transcendance.

« La transcendance demeure parce que cette lumière, toute en tous, transcende l’univers et les espèces qui l’habitent. Mais revenons au présent. Nous avons franchi un pas dans notre dialogue. Nous avons constaté que dans la société et dans le monde où nous vivons, l’égoïsme s’est développé beaucoup plus que l’amour pour les autres et que les hommes de bonne volonté, chacun avec sa force et ses compétences, doivent œuvrer pour que l’amour envers les autres augmente jusqu’à égaler, voire dépasser l’amour envers soi-même ».

Ici, la politique elle aussi entre en jeu.

« Sans aucun doute. Personnellement, je pense que ce que l’on désigne par libéralisme sauvage ne fait que rendre les forts plus forts, les faibles plus faibles et les exclus plus exclus. Il faut une grande liberté, aucune discrimination, pas de démagogie et beaucoup d’amour. Il faut des règles de comportement et aussi, au besoin, des interventions directes de l’État, pour corriger les inégalités les plus intolérables ».

Votre Sainteté, vous êtes assurément un homme de grande foi, touché par la grâce, animé de la volonté de relancer une Église  pastorale, missionnaire, régénérée et non attachée au pouvoir temporel. Mais à bien vous écouter et pour autant que je puisse comprendre, vous êtes et vous serez un Pape révolutionnaire. Pour moitié jésuite et pour moitié homme de François, un ensemble qui ne s’était peut-être jamais vu. Et puis, vous aimez Les Fiancés de Manzoni, Hölderlin, Leopardi et surtout Dostoïevski, le film La strada et Répétition d’orchestre de Fellini, Rome ville ouverte de Rossellini et encore les films d’Aldo Fabrizi.

« Ces films me plaisent car je les regardais avec mes parents, lorsque j’étais enfant ».

Voilà. Puis-je vous suggérer de voir deux films sortis depuis peu ? Viva la libertà et le film d’Ettore Scola sur Fellini. Je suis certain qu’ils vous plairont. À propos du pouvoir, lui dis-je, savez-vous qu’à vingt ans, j’ai fait un mois et demi d’exercices spirituels chez les jésuites ? Les nazis occupaient Rome et j’avais fui la conscription. Nous étions passibles de la peine de mort. Les jésuites nous accueillirent à la condition que nous suivions les exercices spirituels pendant toute la durée de notre séjour chez eux et il en fut ainsi.

« Mais il est impossible de résister à un mois et demi d’exercices spirituels », s’exclame-t-il stupéfait et amusé. Je lui raconterai la suite la prochaine fois.

Nous nous embrassons. Nous montons les quelques marches qui mènent à l’entrée du bâtiment. Je prie le Pape de ne pas m’accompagner mais il l’exclut d’un geste. « Nous parlerons aussi du rôle des femmes dans l’Église . Je vous rappelle que l’Église est féminin ».

Et nous parlerons aussi, si vous le voulez bien, de Pascal. J’aimerais connaître votre pensée sur cette grande âme.

« Transmettez à tous les membres de votre famille ma bénédiction et demandez-leur de prier pour moi. Quant à vous, pensez à moi, pensez à moi souvent ».

Nous nous serrons la main et il reste debout, deux doigts levés en signe de bénédiction. Je le salue à travers la vitre du véhicule.

Tel est le Pape François. Si l’Église devient telle que lui la pense et la veut, une époque sera révolue.

Revue-Item.com

 

 

partager cette page

bookmark bookmark bookmark bookmark bookmark bookmark bookmark bookmark