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Entraide et Tradition

Le patron légendaire de Bibendum a choisi de vivre à l’écart dans une humble institution religieuse.

publié dans flash infos le 16 mai 2013


Le patron légendaire de Bibendum a choisi de vivre à l’écart dans une humble institution religieuse.

Paris Match. En 2006, votre fils Edouard disparaissait. Puis, en 2011, son épouse, Cécile. Avez-vous ressenti cela comme une injustice ?
François Michelin. Le cardinal Lustiger connaissait bien Edouard. Après sa disparition, il avait célébré une messe à l’église Saint-Sulpice. Il avait posé la question : “Pourquoi Edouard est-il mort ?” Et il avait cité le Christ, sur la croix, s’adressant à son Père : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?”

Cette question, vous l’avez posée ?
Bien sûr. Ça fait très mal. On pense aux petits-enfants, à l’usine. Vous savez, on pleure plus sur soi que sur le défunt. Tout ce qu’on avait bâti s’effondre, il n’y a plus rien. Puis vous posez la question à Dieu et vous ­comprenez que la réponse est ailleurs.

Il y a donc une réponse à cette question ?
Dieu donne tous les jours la ­réponse. Ça ne peut être autrement. J’aime cette phrase de saint Paul sur Abraham : “Espérant contre toute ­espérance.”

Il faut beaucoup d’abnégation pour réagir ainsi…
C’est le mystère de la foi. Edouard n’est plus là, mais cela a un sens, la vie de tous les jours a un sens. C’est la providence… Refuser la bonté infinie de Dieu, c’est d’un orgueil phénoménal, c’est monstrueux.

Vous n’avez jamais été ébranlé dans votre foi ?
La foi conduit à la notion de vie éternelle. Il n’y a pas de disparition. La vie est changée, elle est totale. Vous vous rendez compte de ce que ça signifie ? C’est formidable…

Quels échos vous parviennent du monde extérieur ? On entend que les Français dépriment, qu’ils n’ont plus confiance dans leurs dirigeants, dans leurs entreprises…
Quand vous regardez par le ­hublot d’un avion et que vous entrez dans un nuage, quelle impression avez-vous ? [Silence.] Il n’y a plus de boussole ! Et beaucoup de gens ne veulent pas se poser la question de ­savoir pourquoi on en est là.

C’est une responsabilité collective ?
Elle vient un peu des journalistes… le désir de cohésion du politiquement correct… On écarte son désir de comprendre. On se dit : “Je suis à la mode, je suis moderne…” C’est une paresse intellectuelle. Un bon ingénieur, c’est celui qui n’est ­jamais content de ce qu’il sait. Le mode d’emploi pour remettre la France d’aplomb est simple : c’est le respect de la réalité.

« Moins on travaille, moins on sort de choses »

Depuis 2009, 1 250 usines ont fermé en France. Notre industrie a-t-elle encore un avenir face à des pays où les ouvriers sont sous-payés ?
Le problème, ce ne sont pas les ­salaires, c’est que ces gens travaillent beaucoup plus que nous ! Parce qu’un homme qui travaille, c’est un homme qui se construit et qui peut sortir les choses qu’il porte en lui ! Moins on travaille, moins on sort de choses.

C’est le sens de votre devise : “Deviens ce que tu es” ?
Cette phrase n’est pas de moi mais d’un poète de l’Antiquité, ­Pindare. Et de Nietzsche aussi, il me semble. Vous connaissez l’histoire des trois tailleurs de pierre ? On leur demande : “Qu’est-ce que tu fais ?” Le premier dit : “Je taille une pierre.” Le deuxième : “Je fais une sculpture.” Et le troisième : “Je construis une cathédrale.” Alors, peu importe la taille de la cathédrale si c’est quelque chose qui a un sens. Le drame de la France, c’est qu’il y a un ministère du Travail et pas un ministère de l’Œuvre ! Il y a une perte de sens.

Il n’y a plus d’ambition collective ?
Ce n’est pas ça. Pourquoi ça marche en Allemagne ? Parce qu’ils ont renoncé à la lutte des classes pour admettre l’économie sociale de marché. En France, non.

La France aussi conduit une “politique sociale de marché”…
L’Etat n’aime pas la liberté et l’indépendance. Quand le chômage est apparu, le président de la République de l’époque a dit : “Ne vous inquiétez pas, l’Etat a de l’argent.” Alors qu’il aurait fallu dire : “Il faut travailler ­davantage. Si vous ne le faites pas, nous allons crever.”

Lorsque Michelin a connu des difficultés, vous avez pourtant été aidé par l’Etat.
Oui. Mais on leur demandait de nous aider à éviter la crise, pas ­d’attendre qu’elle existe. Leur philosophie, c’est trop souvent : “On ne peut aider que les gens malades.”

Vous avez été patron de Michelin pendant quarante-quatre  ans. Aujourd’hui on voit des managers qui changent d’entreprise tous les trois ans. Y a-t-il encore de vrais patrons ?
Bien sûr ! Ce qui compte, c’est le sentiment d’une œuvre, et donc d’une appartenance. Faire quelque chose qui a un sens. C’est une dimension qui ­permet au patron de réaliser l’unité de la maison. Pourquoi ? Parce que chacun a envie d’être reconnu. Rien ne se fait sans les hommes. L’inventeur du pneu radial m’a dit un jour : “Si vous n’aimez pas le pneumatique, foutez le camp. J’ai besoin d’un patron qui aime ce que je fais.” Ce qui est vrai, c’est qu’il y a des financiers qui n’ont plus le sens des hommes.

Et qui ont pris le pouvoir ?
La finance a plus d’importance… Quand j’ai vu comment mon grand-père vivait, j’ai compris que l’argent c’est très commode, mais que, si l’on n’y prend pas garde, c’est comme une drogue. Mon grand-père m’a dit deux choses que j’ai gardées : la vérité et la réalité sont plus grandes que toi, et l’argent doit être un serviteur, jamais un maître.

Et vous-même, qui avez gagné beaucoup d’argent, qu’en avez-vous fait ?
Je me suis occupé de pas mal de choses, de manière très discrète. Je ne voulais pas, et je ne veux toujours pas, mettre mon nom en avant.

« L’argent est à un homme honnête ce que le piano est à un pianiste »

Plusieurs fortunes ont quitté la France. Bernard Arnault a voulu acquérir la nationalité belge pour des raisons fiscales. Vous auriez pu l’envisager ou cela vous indigne ?
Nous aussi, nous avons quitté la France, mais d’une autre façon. On ne pouvait plus exporter de France, il fallait donc fabriquer sur place… J’aurais pourtant rêvé qu’on puisse exporter de France comme les Allemands exportent d’Allemagne… Quand on voit des jeunes ingénieurs en France qui n’obtiennent pas ce à quoi ils ont droit, on en a marre, on ne peut pas assumer ce mépris…

Vous pensez à la taxe de 75 % sur les hauts salaires ?
Des foutaises, ça ! Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils sont en train de tuer. Quand vous entendez un ministre se plaindre auprès d’un jeune patron : “Comment, Monsieur, vous voulez gagner de l’argent ?” Toute l’histoire de l’industrie en France, ce sont des gens qui ont eu de l’argent et ont construit des choses nouvelles. L’argent est à un homme honnête ce que le piano est à un pianiste. A Pablo Casals, il faut donner le plus beau ­violoncelle du monde, c’est évident.

Vous n’avez jamais été tenté de faire de la politique ?
J’ai souvent essayé d’expliquer aux autres mon expérience de la vie industrielle, les erreurs qu’il ne fallait pas faire. Mais il y a un refus de la réalité dans le monde politique. La réalité, pour eux, c’est d’être réélus. Certains n’ont pas été comme ça, pour eux c’était vraiment une mission. Pompidou était de ceux-là. Ou Pinay, un réaliste.

Mais celui que vous aimiez le plus, c’était Mitterrand ?
On avait les mêmes initiales ! J’apprécie les gens qui ont le souci du réel et qui cherchent à le comprendre. C’était un humaniste de grande taille, Mitterrand ! Alors il a fait des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord, mais la manière dont il travaillait dans sa tête était remarquable.

Il était pourtant l’homme du programme commun, des nationalisations
Regardez comment il s’en est sorti ! Ils ont vu que ça ne marchait pas et, trois ans après, Fabius et lui ont changé de cap, à toute vitesse.

Depuis un an, pour la première fois de son histoire, Michelin est dirigé par quelqu’un qui n’appartient pas à la famille…
Et alors ? D’abord, il y a déjà eu plusieurs personnes de très haut ­niveau, et pas du tout de la famille, qui ont été gérantes de ­Michelin. Est-ce qu’elles avaient le sens des hommes ? Est-ce qu’elles avaient le sens de la matière ? Est-ce qu’elles pensaient que le client était le patron de l’usine ? C’est ça qui est essentiel. La maison et la famille Michelin ont toujours fonctionné en regardant les faits. Et cette approche de la vie industrielle, Jean-Dominique Senard, l’actuel gérant, la partage.

Un de vos petits-enfants patron de Michelin, vous en rêvez néanmoins ?
Je me refuse à penser à ces choses-là parce qu’il n’y a rien de plus terrible pour un enfant que de sentir qu’on a des idées sur ce qu’il fera plus tard.

Vous-même, n’avez-vous pas été guidé vers l’entreprise par votre grand-père ?
Non. Il a regardé, comme avec tous ses petits-enfants, comment nous raisonnions, comment nous étions…

C’est ce que vous faites avec vos petits-enfants ?
Il semble que ce soit un peu comme ça.

Que leur transmettez-vous ?
Ce que j’ai reçu d’essentiel : la réalité, la vérité. Et qu’on ne peut rien faire sans les hommes, et si l’on n’aime pas ce que l’on fait.

Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, dans quoi aimeriez-vous vous lancer ? Le pneu ou les nouvelles technologies ?
Ce qui reste d’une vie, quel que soit le support technique, c’est ce qu’on a appris auprès des hommes. Les hommes, c’est ça le plus im­portant.

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