Le cardinal Sarah et le retour à l’ordre liturgique
publié dans regards sur le monde le 6 juillet 2016
Le cardinal Sarah prône la révolution…C’est le titre de Yves Daoudal. Non!Il prône le simple retour à l’ordre liturgique. Enfin!
SOURCE – Yves Daoudal (blog) – 6 juillet 2016
Dans son discours à la troisième conférence internationale Sacra Liturgia, hier, le cardinal Sarah, préfet de la congrégation pour le culte divin, a évoqué une éventuelle « réforme de la réforme » liturgique, a déclaré que « la célébration pleine et riche de la forme ancienne du rite romain, l’usus antiquior, devrait être une part importante de la formation liturgique du clergé », et a lancé un appel pressant pour que la messe soit célébrée ad orientem. Voici l’extrait de son discours sur ce dernier sujet, qui a été salué par des applaudissements.
Je veux lancer un appel à tous les prêtres. Peut-être avez-vous lu mon article dans L’Osservatore Romano il y a un an, ou mon entretien donné au journal Famille chrétienne au mois de mai de cette année. A chaque fois, j’ai dit qu’il est de première importance de retourner aussi vite que possible à une orientation commune des prêtres et des fidèles, tournés ensemble dans la même direction – vers l’est ou du moins vers l’abside – vers le Seigneur qui vient, dans toutes les parties du rite où l’on s’adresse au Seigneur. Cette pratique est permise par les règles liturgiques actuelles. Cela est parfaitement légitime dans le nouveau rite. En effet, je pense qu’une étape cruciale est de faire en sorte que le Seigneur soit au centre des célébrations.
Aussi, chers frères dans le sacerdoce, je vous demande de mettre en œuvre cette pratique partout où cela sera possible, avec la prudence et la pédagogie nécessaire, mais aussi avec la confiance, en tant que prêtres, que c’est une bonne chose pour l’Eglise et pour les fidèles. Votre appréciation pastorale déterminera comment et quand cela sera possible, mais pourquoi ne pas commencer le premier dimanche de l’Avent de cette année, quand nous attendons le « Seigneur [qui] va venir sans tarder » (cf l’introït du mercredi de la première semaine de l’Avent) ? Chers frères dans le sacerdoce, prêtons l’oreille aux lamentations de Dieu proclamées par le prophète Jérémie : « Car ils m’ont tourné le dos » (Jr 2,27). Tournons-nous à nouveau vers le Seigneur !
Je voudrais aussi lancer un appel à mes frères évêques : conduisez vos prêtres et vos fidèles vers le Seigneur de cette façon, particulièrement lors des grandes célébrations de votre diocèse et dans votre cathédrale. Formez vos séminaristes à cette réalité : nous ne sommes pas appelés à la prêtrise pour être au centre du culte nous-mêmes, mais pour conduire les fidèles au Christ comme de fidèles compagnons. Encouragez cette simple, mais profonde réforme dans vos diocèses, vos cathédrales, vos paroisses et vos séminaires. En tant qu’évêques, nous avons une grande responsabilité, et un jour nous devrons en rendre compte au Seigneur.
Ce à quoi Mgr Rey, évêque de Fréjus-Toulon, a aussitôt répondu :
C’est avec une grande joie que nous avons appris aujourd’hui que le Saint-Père vous a demandé d’initier une étude de la « réforme » de la réforme liturgique qui suivit le Concile, et d’étudier les possibilités d’un enrichissement mutuel entre l’ancienne et la nouvelle forme du rit romain, ce que le pape Benoît XVI avait évoqué le premier.
Eminence, votre appel à ce que nous « retournions dès que possible à une orientation commune » dans nos célébrations liturgiques « vers l’Orient ou au moins vers l’abside, là où vient le Seigneur », est une invitation à redécouvrir radicalement quelque chose qui est à la racine même de la liturgie chrétienne. Cela exige de nous de réaliser une fois encore, dans toutes nos célébrations, que la liturgie chrétienne est essentiellement orientée vers le Christ dont nous attendons la venue avec une espérance joyeuse.
Monsieur le Cardinal, je suis seulement un évêque et ne représente qu’un diocèse du sud de la France. Mais afin de répondre à votre appel, je souhaite dire dès à présent que j’aurai l’occasion de célébrer la sainte messe ad orientem, vers le Seigneur qui vient, dans la cathédrale de Toulon lors du dernier dimanche de l’Avent, et chaque fois que l’occasion opportune se présentera. Avant l’Avent, j’adresserai un message à mes prêtres et aux fidèles à ce sujet pour expliquer ma décision. Je les encouragerai à suivre cet exemple. En tant que chef et pasteur de mon diocèse, je leur demanderai de recevoir mon témoignage personnel, dans l’idée de faire leur faire redécouvrir, par la pratique de la messe orientée, la primauté de la grâce au cours des célébrations. J’expliquerai que ce changement est utile pour se rappeler la nature essentiel du culte chrétien : tout doit être toujours tourné vers le Seigneur.
On lira ci-après l’intégralité du discours du cardinal Sarah (du moins tel qu’on le trouve en petits morceaux sur la page Facebook de Sacra Liturgia).
Je souhaite tout d’abord exprimer mes sincères remerciements à Son Eminence le cardinal Vincent Nichols pour son accueil dans l’archidiocèse de Westminster et pour ses aimables mots de salutation. Je souhaite également remercier Son Excellence Mgr Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon, pour son invitation à être présent avec vous pour cette troisième conférence internationale Sacra Liturgia, et à prononcer le discours d’ouverture ce soir. Excellence, je vous félicite de cette initiative internationale pour promouvoir l’étude de l’importance de la formation et de la célébration liturgique dans la vie et la mission de l’Eglise.
Dans ce discours, je souhaite vous présenter quelques considérations sur la manière dont l’Eglise occidentale peut avancer vers une mise en œuvre plus fidèle de Sacrosanctum Concilium. Ce faisant, je me propose de répondre à cette question : « Quelle était l’intention des pères du concile Vatican II en faisant la réforme liturgique ? » Ensuite, je souhaite examiner comment leurs intentions ont été mises en œuvre à la suite du concile. Enfin, j’aimerais vous présenter quelques suggestions actuelles pour la vie liturgique de l’Eglise, de telle sorte que notre pratique de la liturgie puisse refléter plus fidèlement les intentions des pères du concile.
A mon sens, il est très clair que l’Eglise enseigne que la liturgie catholique est le lieu privilégié et singulier de l’action salvifique de Dieu dans le monde actuel, au moyen d’une participation réelle au travers de laquelle nous recevons la grâce et la force qui nous sont si nécessaires pour persévérer et croître dans la vie chrétienne. C’est un lieu d’institution divine où nous venons accomplir l’offrande du sacrifice dû à Dieu, le seul vrai sacrifice. C’est l’endroit où nous prenons conscience de notre profond besoin d’adorer le Dieu tout-puissant. La liturgie catholique est une chose sacrée, une chose sainte dans sa nature même. La liturgie catholique n’est pas une assemblée humaine ordinaire.
Je souhaite souligner un fait très important : c’est Dieu et non l’homme qui est au centre de la liturgie catholique. Nous venons pour l’adorer. La liturgie ne s’occupe pas de vous ou de moi. Ce n’est pas le lieu où nous célébrons notre propre identité, nos accomplissements, où nous exaltons ou promouvons notre propre culture et nos coutumes religieuses locales. La liturgie appartient d’abord et avant tout à Dieu et rend compte de ce qu’il a fait pour nous. Le Tout-Puissant, dans sa divine Providence, a fondé une Eglise et institué la sainte liturgie. A travers elle, il nous est possible de rendre un authentique culte à Dieu, en accord avec la Nouvelle Alliance établie par le Christ. En faisant cela, en entrant dans l’exigence des rites sacrés développés dans la tradition de l’Eglise, nous trouvons notre véritable identité et le sens de notre existence en tant que fils de Dieu.
Il est essentiel que nous comprenions cette spécificité du culte catholique parce que dans les dernières décennies nous avons vu beaucoup de célébrations liturgiques au cours desquelles des personnes et des réalisations humaines ont été trop prééminentes, excluant quasiment Dieu. Le cardinal Ratzinger a écrit que « si la liturgie constitue d’abord un lieu d’expérimentation pour réaliser nos activités, alors l’essentiel est oublié, c’est-à-dire Dieu. Nous ne sommes pas le sujet de la liturgie, c’est Dieu. Oublier Dieu est le plus grave danger de notre époque. »
Nous devons être complètement clairs quant à la nature du culte catholique si nous voulons lire correctement la constitution sur la sainte liturgie du concile Vatican II, et si nous voulons la mettre en œuvre fidèlement.
Permettez-moi de donner un exemple. Pendant de nombreuses années, avant le concile, dans les pays de mission aussi bien qu’en Occident, on a beaucoup discuté de l’opportunité d’un usage plus large des langues vernaculaires dans la liturgie, principalement pour les lectures de l’Ecriture sainte, et également pour tel ou tel autre élément de la première partie de la messe (que nous appelons désormais « liturgie de la parole ») et pour les chants liturgiques. Le Saint-Siège avait déjà donné beaucoup de permissions pour l’usage de la langue vernaculaire dans l’administration des sacrements. Voilà le contexte dans lequel les pères du concile parlaient des éventuels effets positifs de la réforme liturgique pour l’œcuménisme et la mission. Il est vrai que la langue vernaculaire a un effet positif dans la liturgie. Les pères recherchaient cela, et non à autoriser une protestantisation de la sainte liturgie ou à en faire l’objet d’une mauvaise inculturation.
Je suis Africain. Permettez-moi de le dire clairement : la liturgie n’est pas le lieu pour promouvoir ma culture. Bien plutôt, c’est le lieu où ma culture est baptisée, où ma culture s’élève au rang du divin. Au travers de la liturgie de l’Eglise (que les missionnaires ont apportée partout dans le monde) Dieu nous parle, nous change, et nous permet de prendre part à sa vie divine. Quand quelqu’un devient chrétien, quand quelqu’un entre dans la pleine communion de l’Eglise catholique, il reçoit quelque chose de plus, quelque chose qui le change. Certes, les cultures et les nouveaux chrétiens apportent des richesses dans l’Eglise : la liturgie des ordinariats pour les anglicans désormais en pleine communion avec l’Eglise en est un bel exemple. Mais ils apportent ces richesses avec humilité, et l’Eglise, dans sa sagesse maternelle, les utilise si elle le juge approprié.
L’une des plus claires et des plus belles expressions des intentions des pères du concile se lit au début du deuxième chapitre de la constitution qui traite du mystère de la très sainte communion. On peut ainsi lire dans l’article 48 :
« Aussi l’Église se soucie-t-elle d’obtenir que les fidèles n’assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent de façon consciente, pieuse et active à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâces à Dieu ; qu’offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi en union avec lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes et, de jour en jour, soient consommés, par la médiation du Christ, dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement, Dieu soit tout en tous. »
Mes frères, voilà quelle était l’intention des pères du concile. Certes, ils discutèrent et votèrent sur des manières spécifiques de réaliser leurs objectifs. Mais soyons clairs : les réformes des rites proposée dans la Constitution telles que la restauration de la prière des fidèles à la messe (n. 53), l’extension de la concélébration (n. 57), la simplification demandée dans les articles 34 et 50, sont toutes subordonnées aux intentions fondamentales des pères du concile que je viens de mettre en lumière. Ce sont des moyens dirigés vers une fin, et c’est la fin qu’il importe de réaliser.
Si nous voulons avancer vers une mise en œuvre authentique de Sacrosanctum Concilium, ce sont les buts, les fins que nous devons garder à l’esprit d’abord et avant tout. Il se peut que si nous les étudions avec des yeux neufs et le bénéfice de l’expérience procurée par cinq décennies, nous verrons certaines réformes des rites et certaines règles liturgiques sous un jour différent. Si, aujourd’hui, pour « faire progresser de jour en jour la vie chrétienne chez les fidèles » et pour « appeler tous les hommes dans le sein de l’Église », certaines réformes doivent être reconsidérées, demandons alors au Seigneur de nous donner l’amour, l’humilité et la sagesse de le faire.
Je soulève la nécessité de comparer encore la constitution et la réforme qui suivit sa promulgation parce que je ne pense pas que nous pouvons honnêtement lire aujourd’hui, ne serait-ce que le premier article de Sacrosanctum Concilium, et se satisfaire de ce qui a été fait. Mes frères, où sont les fidèles dont parlaient les pères du concile ? Beaucoup des fidèles de naguère sont aujourd’hui « infidèles ». Ils ne viennent plus du tout à la messe. Pour reprendre les mots de saint Jean-Paul II, beaucoup de chrétiens vivent dans un état « d’apostasie silencieuse », ils « vivent comme si Dieu n’existait pas » (Exhortation apostolique Ecclesia in Europa, 28 juin 2003, 9). Qu’est-il advenu de l’unité que le concile espérait réaliser ? Nous n’y sommes pas encore parvenus. Avons-nous fait des progrès substantiels dans l’appel lancé à toute l’humanité à rejoindre le giron de l’Eglise ? Je ne le pense pas. Et pourtant, nous avons beaucoup fait dans le domaine de la liturgie.
Au cours des 47 années de ma vie de prêtre, et après plus de 36 ans de ministère épiscopal, je peux attester que beaucoup de communautés catholiques et d’individus vivent et prient avec ferveur et joie la liturgie telle qu’elle a été réformée après le concile, puisant en son sein beaucoup, sinon la totalité des biens qu’envisageaient les pères du concile. C’est un fruit magnifique du concile. Mais, par ma propre expérience, et à présent en tant que préfet de la congrégation pour le Culte divin et la discipline des sacrements, je sais aussi qu’il y existe actuellement maintes altérations de la liturgie en de nombreux lieux de l’Eglise. Beaucoup de situations pourraient être améliorées de sorte que les objectifs du concile soient réalisés. Avant de méditer sur de possibles améliorations, examinons ce qui se passa après la promulgation de la constitution sur la sainte liturgie.
Cependant que le travail officiel de réforme suivait son cours, des mauvaises interprétations significatives de la liturgie apparurent et s’enracinèrent en de multiples lieux de par le monde. Ces abus dans la sainte liturgie augmentèrent à cause d’une compréhension erronée du concile. Cela donna lieu à des célébrations liturgiques subjectives et qui étaient davantage centrées sur les souhaits de communautés singulières que sur le culte sacrificiel dû à Dieu tout-puissant. Mon prédécesseur à la tête de la congrégation, le cardinal Francis Arinze, appelait cette sorte de célébration, la « do-it-yourself Mass ». Saint Jean-Paul II jugea même utile d’écrire ce qui suit dans sa lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia du 17 avril 2003 :
« Une croissance intérieure de la communauté chrétienne a répondu à ce souci d’annonce de la part du Magistère. Il n’y a pas de doute que la réforme liturgique du Concile a produit de grands bénéfices de participation plus consciente, plus active et plus fructueuse des fidèles au saint Sacrifice de l’autel. Par ailleurs, dans beaucoup d’endroits, l’adoration du Saint-Sacrement a une large place chaque jour et devient source inépuisable de sainteté. La pieuse participation des fidèles à la procession du Saint-Sacrement lors de la solennité du Corps et du Sang du Christ est une grâce du Seigneur qui remplit de joie chaque année ceux qui y participent. On pourrait mentionner ici d’autres signes positifs de foi et d’amour eucharistiques.
« Malheureusement, à côté de ces lumières, les ombres ne manquent pas. Il y a en effet des lieux où l’on note un abandon presque complet du culte de l’adoration eucharistique. À cela s’ajoutent, dans tel ou tel contexte ecclésial, des abus qui contribuent à obscurcir la foi droite et la doctrine catholique concernant cet admirable Sacrement. Parfois se fait jour une compréhension très réductrice du Mystère eucharistique. Privé de sa valeur sacrificielle, il est vécu comme s’il n’allait pas au-delà du sens et de la valeur d’une rencontre conviviale et fraternelle. De plus, la nécessité du sacerdoce ministériel, qui s’appuie sur la succession apostolique, est parfois obscurcie, et le caractère sacramentel de l’Eucharistie est réduit à la seule efficacité de l’annonce. D’où, ici ou là, des initiatives œcuméniques qui, bien que suscitées par une intention généreuse, se laissent aller à des pratiques eucharistiques contraires à la discipline dans laquelle l’Église exprime sa foi. Comment ne pas manifester une profonde souffrance face à tout cela? L’Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des réductions.
« J’espère que la présente encyclique pourra contribuer efficacement à dissiper les ombres sur le plan doctrinal et les manières de faire inacceptables, afin que l’Eucharistie continue à resplendir dans toute la magnificence de son mystère. » (n. 10)
Mais il y avait aussi une réalité pastorale : que ce soit pour de bonnes raisons ou non, des personnes ne pourraient ou ne voudraient pas participer aux rites réformés. Ils demeurèrent à l’extérieur, ou participèrent seulement à la liturgie non réformée là où ils pouvaient la trouver, y compris lorsque ces célébrations n’étaient pas autorisées. De cette manière, la liturgie devint l’expression de divisions au sein de l’Eglise, plutôt que de l’unité de l’Eglise catholique. Le concile n’avait pas voulu que la liturgie divise les uns et les autres ! Saint Jean-Paul II œuvra pour guérir cette division, avec l’aide du cardinal Ratzinger, qui, devenu Benoît XVI, chercha à faciliter la nécessaire réconciliation au sein de l’Eglise. Par le motu proprio Summorum Pontificum du 7 juillet 2007, il déclara que les individus ou les groupes qui souhaitent puiser dans la forme ancienne du rite romain les richesses qu’elle contient, peuvent la pratiquer librement. Grâce à la Providence divine, il est désormais possible de célébrer notre unité catholique tout en respectant, et même en se réjouissant, de la légitime diversité des pratiques rituelles.
Peut-être avons-nous bâti une liturgie nouvelle et moderne en langue vernaculaire, mais si nous ne l’avons pas faite sur de solides fondations – si les séminaristes et le clergé ne sont pas « imprégnés de l’esprit et de la vertu de la liturgie » comme le concile l’exigeait – alors le peuple qui leur est confié ne peut pas être formé. Il faut faire attention aux mots des pères du concile : il serait « futile » d’espérer un renouveau liturgique sans une formation liturgique approfondie. Sans une formation essentielle, le clergé pourrait même altérer la foi des fidèles dans le mystère eucharistique.
Je ne souhaite pas paraît être indûment pessimiste. Je le répète : il y a beaucoup de laïques, de membres du clergé et de religieux pour qui la liturgie issue de la réforme post-conciliaire est la source d’un magnifique zèle apostolique et spirituel. Pour cela, je remercie Dieu tout-puissant. Mais, y compris à partir de la brève analyse que je viens de vous livrer, je pense que vous vous accorderez sur le fait que nous pouvons mieux faire. La sainte liturgie doit vraiment devenir la source et le sommet de la vie et de la mission de l’Eglise aujourd’hui, à l’orée du XXIe siècle, comme les pères du concile l’ont ardemment désiré.
A la lumière des souhaits fondamentaux des pères du concile et des différentes situations que nous avons vu apparaître après le concile, j’aimerais présenter quelques considérations pratiques quant à la façon de mettre en œuvre Sacrosanctum Concilium plus fidèlement dans le contexte actuel. Quand bien même je suis à la tête de la congrégation pour le Culte divin et la discipline des sacrements, je fais cela en toute humilité, comme prêtre et comme évêque, dans l’espoir qu’elles susciteront des études et des réflexions mûres ainsi que de bonnes pratiques partout dans l’Eglise.
Vous ne serez pas surpris si j’affirme avant tout que nous devons nous arrêter sur la qualité et la profondeur de la formation liturgique, sur le degré auquel le clergé, les religieux et les laïques sont imprégnés de l’esprit et de la vertu de la liturgie. Trop souvent, nous supposons que les candidats à la prêtrise ou au diaconat en « savent » assez au sujet de la liturgie. Mais le concile n’insistait pas ici sur les savoirs académiques, quoique, naturellement, la constitution souligne l’importance des études liturgiques (cf n. 15-17). La formation liturgique est avant tout et essentiellement une immersion dans la liturgie, dans le profond mystère de Dieu. Il s’agit de vivre la liturgie dans toutes ses dimensions, de s’enivrer en buvant à une source qui n’éteint jamais notre soif de richesse, d’ordre et de beauté, de silence contemplatif, d’exultation et d’adoration, de ce pouvoir qui nous fait rejoindre intimement celui qui est à l’œuvre dans et par les rites sacrés de l’Eglise.
C’est pourquoi ceux qui sont en « formation » pour le ministère pastoral devraient vivre la liturgie aussi pleinement que possible dans les séminaires et les maisons de formation. Les candidats au diaconat permanent devraient être immergés dans une intense vie liturgique pour une période prolongée. J’ajoute que la célébration pleine et riche de la forme ancienne du rite romain, l’usus antiquior, devrait être une part importante de la formation liturgique du clergé. Sans cela, comment commencer à comprendre et à célébrer les rites réformés dans l’herméneutique de la continuité si l’on n’a jamais fait l’expérience de la beauté de la tradition liturgique que connurent les pères du concile eux-mêmes ?
Si nous y parvenons, si nos nouveaux prêtres et diacres ont vraiment soif de la liturgie, ils seront à même de former ceux qui leur sont confiés, et ce même si les possibilités en matière de liturgie rencontrées de leur mission ecclésiale sont plus modestes que dans un séminaire ou dans une cathédrale. Je sais beaucoup de prêtre, qui, dans de telles circonstances, forment leurs fidèles dans l’esprit et la vertu de la liturgie, et dont les paroisses sont des exemples de grande beauté liturgique. Nous devrions nous souvenir que la noble simplicité n’est pas un minimalisme réducteur, ou un style négligé voire vulgaire. Le pape François l’a rappelé dans l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium : « L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté de la liturgie, laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et source d’une impulsion renouvelée à se donner. » (n. 24)
Deuxièmement, je pense qu’il faut être clair au sujet de la participation à la liturgie, de la participatio actuosa qu’appelait le concile. Cela a généré beaucoup de confusions au cours des dernières décennies. L’article 48 de la constitution expose que : « L’Église se soucie […] d’obtenir que les fidèles n’assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent de façon consciente, pieuse et active à l’action sacrée […]. » Pour le concile, la participation est d’abord intérieure, obtenue en « comprenant bien [le mystère de l’Eucharistie] dans ses rites et ses prières ». Les pères voulaient que les fidèles chantent, qu’ils répondent au prêtre, qu’ils assurent les services liturgiques leur appartenant. Mais les pères insistent également pour que les fidèles « participent de façon consciente, pieuse et active à l’action sacrée ».
Si nous comprenons la priorité d’intérioriser notre participation liturgique nous éviterons le bruyant et dangereux activisme liturgique qui s’est rencontré trop souvent dans les dernières décennies. Nous n’allons pas à la messe pour nous donner en spectacle, nous y allons pour rejoindre l’action du Christ à travers une intériorisation des rites, prières, signes et symboles qui font partie des rites extérieurs. Nous pourrions nous en souvenir plus souvent que les autres, nous dont la vocation est le service liturgique ! Nous devons aussi former les autres, en particulier les enfants et les jeunes, à la véritable signification de la participation, à la manière de prier la liturgie.
Troisièmement, j’ai évoqué le fait que certaines réformes édictées après le concile ont pu être élaborées conformément à l’esprit du temps. Depuis lors, un nombre croissant d’études critiques menées par des fils de l’Eglise posent la question de savoir si ce qui a été fait mettait authentiquement en œuvre les buts de la constitution sur la liturgie, ou si, en réalité, ces réformes avaient manqué l’objectif. Ce débat a parfois lieu sous l’intitulé de « réforme de la réforme », et je sais que le Père Thomas Kocik a présenté une étude érudite à ce sujet lors de la conférence Sacra Liturgia à New York, il y a un an.
Je ne pense pas qu’on puisse disqualifier la possibilité ou l’opportunité d’une réforme officielle de la réforme liturgique.Ses promoteurs font des remarques judicieuses dans leur tentative d’être fidèle au souhait du concile exprimé dans l’article 23 de la constitution : « que soit maintenue la saine tradition, et que pourtant la voie soit ouverte à un progrès légitime » et qu’« on ne fera des innovations que si l’utilité de l’Église les exige vraiment et certainement, et après s’être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique. »
Pour appuyer cela, je souhaite dire que lorsque je fus reçu en audience par le Saint-Père en avril dernier, François m’a demandé d’étudier la question d’une réforme de la réforme et la manière dont on pourrait enrichir les deux formes du rite romain. Ce sera un travail délicat et je vous demande de la patience et l’assistance de vos prières. Si nous voulons mettre en œuvre Sacrosanctum Concilium plus fidèlement, si nous voulons réaliser ce que le concile souhaitait, cela est une question qui doit être étudiée avec attention et examinée avec la clarté et la prudence requises.
Nous, prêtres et évêques, portons une grande responsabilité. Autant notre exemple vertueux produit de bonnes pratiques liturgiques, autant notre négligence ou nos mauvaises manières de faire blessent l’Eglise et sa liturgie !
Nous, prêtres, devons avant tout être des ministres du culte. Les fidèles savent différencier un prêtre qui célèbre avec foi d’un autre qui célèbre en hâte, regardant souvent sa montre, manifestant peut-être par là qu’il veut retourner voir sa télévision au plus vite ! Mes frères dans le sacerdoce, rien n’est plus important que de célébrer les saints mystères. Prenons garde à la tentation de célébrer avec indolence, parce que c’est une tentation du diable.
Nous devons nous souvenir que nous ne sommes pas les maîtres de la liturgie, mais ses humbles ministres, sujets à une discipline et à des lois. Nous sommes responsables de la formation de ceux qui nous assistent dans le service liturgique, tant dans l’esprit et la vertu de la liturgie que s’agissant des règles. Parfois, j’ai vu des prêtres s’écarter pour laisser des ministres extraordinaires distribuer la sainte communion : cela n’est pas acceptable parce que c’est autant une négation du ministère du prêtre qu’une cléricalisation des laïques. Lorsque cela se produit, c’est le signe que la formation a été particulièrement médiocre, et cela doit être corrigé.
J’ai également vu des prêtres, des évêques, habillés pour célébrer la sainte messe, sortir leurs téléphones ou leurs appareils photos et s’en servir au cours de la sainte liturgie. Cela est révélateur de ce qu’ils croient faire lorsqu’ils revêtent les vêtements liturgiques qui nous habillent en alter Christus, et plus profondément encore, en ipse Christus, c’est-à-dire le Christ lui-même. C’est un sacrilège. Aucun évêque, prêtre, ou diacre habillé pour le service liturgique ou présent dans le sanctuaire ne devrait prendre de photographies, même dans les messes avec un grand concours de concélébrants. Le fait est que cela arrive souvent au cours de ces messes, ou encore que des prêtres parlent entre eux ou que d’autres s’assoient nonchalamment. C’est le signe, à mon sens, qu’il faut poser la question de leur idonéité, surtout si des prêtres adoptent des attitudes si scandaleuses et indignes du mystère célébré, ou si la traille extrême de ces concélébrations conduit à un risque de profanation de la sainte Eucharistie.
Je veux lancer un appel à tous les prêtres. Peut-être avez-vous lu mon article dans L’Osservatore Romano il y a un an, ou mon entretien donné au journal Famille chrétienne au mois de mai de cette année. A chaque fois, j’ai dit qu’il est de première importance de retourner aussi vite que possible à une orientation commune des prêtres et des fidèles, tournés ensemble dans la même direction – vers l’est ou du moins vers l’abside – vers le Seigneur qui vient, dans toutes les parties du rite où l’on s’adresse au Seigneur. Cette pratique est permise par les règles liturgiques actuelles. Cela est parfaitement légitime dans le nouveau rite. En effet, je pense qu’une étape cruciale est de faire en sorte que le Seigneur soit au centre des célébrations.
Aussi, chers frères dans le sacerdoce, je vous demande de mettre en œuvre cette pratique partout où cela sera possible, avec la prudence et la pédagogie nécessaire, mais aussi avec la confiance, en tant que prêtres, que c’est une bonne chose pour l’Eglise et pour les fidèles. Votre appréciation pastorale déterminera comment et quand cela sera possible, mais pourquoi ne pas commencer le premier dimanche de l’Avent de cette année, quand nous attendons le « Seigneur [qui] va venir sans tarder » (cf l’introït du mercredi de la première semaine de l’Avent) ? Chers frères dans le sacerdoce, prêtons l’oreille aux lamentations de Dieu proclamées par le prophète Jérémie : « Car ils m’ont tourné le dos » (Jr 2,27). Tournons-nous à nouveau vers le Seigneur !
Je voudrais aussi lancer un appel à mes frères évêques : conduisez vos prêtres et vos fidèles vers le Seigneur de cette façon, particulièrement lors des grandes célébrations de votre diocèse et dans votre cathédrale. Formez vos séminaristes à cette réalité : nous ne sommes pas appelés à la prêtrise pour être au centre du culte nous-mêmes, mais pour conduire les fidèles au Christ comme de fidèles compagnons. Encouragez cette simple, mais profonde réforme dans vos diocèses, vos cathédrales, vos paroisses et vos séminaires. En tant qu’évêques, nous avons une grande responsabilité, et un jour nous devrons en rendre compte au Seigneur. Nous ne possédons rien ! Comme saint Paul l’enseigne, nous sommes seulement « des serviteurs du Christ et […] des intendants des mystères divins » (1Co 4,2). Il nous faut nous assurer que la liturgie soit réellement respectée dans nos diocèses et que nos prêtres et diacres non seulement observent les règles liturgiques, mais également connaissent l’esprit et la vertu de la liturgie dont elles découlent. J’ai été fortement encouragé en lisant le texte « L’évêque, gouverneur, promoteur et gardien de la vie liturgique dans de le diocèse » présenté en 2013 lors de la conférence Sacra Liturgia à Rome par Mgr Alexandre Sample, archevêque de Portland dans l’Oregon, aux Etats-Unis. J’invite fraternellement les évêques à étudier avec attention ces considérations.
A ce stade, il me paraît utile de rappeler ce que j’ai déjà dit ailleurs : le pape François m’a demandé de continuer l’œuvre liturgique entreprise par Benoît XVI. (cf le message à la conférence Sacra Liturgia de 2015 à New York, aux Etats-Unis). Ce n’est pas parce que nous avons un nouveau pape que la vision de son prédécesseur est invalidée. Tout au contraire, le Saint-Père a un immense respect pour la vision liturgique et les mesures mises en œuvre par le pape Benoît XVI, dans la fidélité scrupuleuse aux intentions et aux objectifs des pères du concile.
Avant de conclure, permettez-moi de mentionner d’autres manières, plus modestes, de contribuer à une mise en œuvre plus fidèle de Sacrosanctum Concilium. La première est quenous devons chanter la liturgie, c’est-à-dire chanter les textes liturgiques, respecter les traditions liturgiques de l’Eglise et apprécier le vaste trésor de la musique sacrée qui est le nôtre, en particulier la musique propre du rite romain, à savoir le chant grégorien.
Nous devons trouver un bon équilibrer entre les langues vernaculaires et l’usage du latin dans la liturgie. Le concile n’avait jamais eu l’intention que le rite romain fût exclusivement célébré en langue vernaculaire. Mais il avait l’intention d’accroître son usage, en particulier pour les lectures. Aujourd’hui, il devrait être possible, en particulier avec les moyens d’impression modernes, de faciliter la compréhension de tous quand le latin est utilisé dans la liturgie eucharistique. Le latin est aussi particulièrement approprié pour les rassemblements internationaux, lorsque la langue vernaculaire n’est pas comprise par beaucoup. Evidemment, lorsque la langue vernaculaire est utilisée, elle doit être une traduction fidèle de l’original en latin, comme le pape François me l’a récemment réaffirmé.
Nous devons nous assurer que l’adoration est au cœur de nos célébrations liturgiques. Trop souvent, nous n’allons pas de la célébration vers l’adoration. Or, si nous ne le faisons pas, j’ai peur que nous ne participions pas toujours pleinement et intérieurement à la liturgie. Deux dispositions physiques sont utiles, et même indispensables. La première est le silence. Si je ne suis jamais en silence, si la liturgie ne me donne pas d’espace pour prier en silence et contempler, comment puis-je adorer le Christ ? Comment puis le rejoindre dans mon cœur et dans mon âme ? Le silence est très important, et pas uniquement avant ou après la liturgie.
Il en va de même pour l’agenouillement lors de la consécration (à moins d’être malade) : il est essentiel. En Occident, c’est un acte physique d’adoration qui nous humilie devant notre Seigneur et Dieu. C’est en soi un acte de prière. Là où l’agenouillement et la génuflexion ont disparu de la liturgie, ils doivent être rétablis, en particulier pour la réception de notre Seigneur dans la sainte communion. Chers prêtres, chaque fois qu’il est possible, avec la prudence pastorale dont j’ai parlé plus haut, formez vos fidèles à ce bel acte d’adoration et d’amour. Agenouillons-nous pour adorer et aimer le Seigneur dans l’Eucharistie à nouveau !
S’agissant de la réception de la Sainte Communion en s’agenouillant, je voudrais rappeler la lettre de 2002 de la congrégation pour le Culte divin et la discipline des sacrements, laquelle rend clair que « tout refus de la Sainte Communion à un fidèle à cause de son agenouillement [est] une grave violation de l’un des droits les plus fondamentaux des fidèles » (Lettre, 1er juillet 2002, Notitiae, n. 436, novembre-décembre, p. 583, traduction libre).
Veiller à l’habillement convenable de tous les ministres de la liturgie dans le sanctuaire, y compris les lecteurs, est aussi très important, si nous voulons que ceux-ci soient considérés comme d’authentiques ministres. Ces services doivent être remplis avec la bienséance due à la sainte liturgie, et les ministres eux-mêmes doivent montrer la révérence convenable pour les mystères qu’ils servent.
Voilà quelques suggestions : je suis certain que beaucoup d’autres pourraient être faites. Je vous les présente comme autant de manières possibles d’aller de l’avant vers « une manière digne de célébrer la liturgie, tant dans sa forme extérieure que dans les dispositions intérieures qu’elle appelle », qui était bien sûr le souhait exprimé par le cardinal Ratzinger au début de son grand ouvrage L’Esprit de la liturgie (Joseph Ratzinger, L’Esprit de la liturgie, Ad Solem, Genève 2001, p.10). Je vous encourage à faire tout votre possible pour réaliser ce but qui est en parfaite cohérence avec celui de la constitution sur la sainte liturgie du concile Vatican II.
Cette communication du cardinal Sarah est d’une très grande importance. Il faut la lire et la faire lire.
Si nos évêques pouvaient y être attentifs et y être sensibles…