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Entraide et Tradition

Apologie de la liturgie « grégorienne »

publié dans la doctrine catholique, regards sur le monde le 8 septembre 2016


 Apologie de la liturgie « grégorienne »

SOURCE – Lettre à Nos Frères Prêtres – FSSPX France – n°70 – juillet 2016


Le pape saint Grégoire le Grand (540-604) fut l’un des principaux ordonnateurs et réformateurs de la liturgie romaine. C’est donc à bon droit qu’on peut nommer cette liturgie, dont le dernier Code des rubriques date de 1962, la liturgie « grégorienne ».

En la célébrant, et parce que chacun risque chaque jour d’être pris par la routine, ou au moins par les obligations diverses et pressantes de la vie quotidienne, on est facilement exposé à oublier la valeur, l’intensité, la beauté de cette liturgie, et à voir s’obscurcir son propre regard spirituel.
C’est donc pour réveiller cette attention de l’âme, cette vision intérieure des richesses divines de la liturgie « grégorienne », que nous proposons dans les lignes qui suivent une modeste réflexion sur certains points forts de ce rite extraordinaire.
Par lui, en effet, nous entrons en communion avec les Pères de notre foi, nous nous confrontons vigoureusement avec l’héritage qu’ils nous ont transmis, nous sommes en relation avec les chrétiens de tous les temps et de tous les lieux, nous recevons l’aliment d’une riche vie chrétienne, dans le parfait respect de notre liberté intérieure et des élans spontanés de notre âme.
C’est pourquoi nous avons le devoir de continuer à transmettre dans son intégrité ce précieux trésor que nos prédécesseurs nous ont légué avec amour.

§-1  Un héritage a recevoir

 La religion chrétienne n’est pas d’abord fondée sur une spéculation philosophique ou scientifique, mais s’enracine plutôt dans une histoire précise. C’est en ce sens que la vie catholique est essentiellement une Tradition, c’est-à-dire la transmission ininterrompue de réalités concrètes qui contiennent le mystère divin.
On ne peut être chrétien sans se sentir profondément relié à tous les siècles qui nous ont précé- dés : nous n’inventons pas notre foi, elle nous a été donnée. Tout ce qui réalise et rend présent cette continuité historique se situe ainsi au cœur de la vie chrétienne, de l’identité catholique.

Le contact avec les Pères dans la foi

Or, précisément, la liturgie « grégorienne » a le mérite inappréciable de demeurer, après quinze siècles, très fidèle au noyau primitif de la vie chrétienne. Elle contient, en effet, de nombreux textes et rites très antiques qui se sont conservés substantiellement inchangés depuis le début de la vie publique de l’Église.
Malgré les aléas de l’histoire, ces rites et ces formules s’enracinent sans rupture grave jusqu’au tréfonds de la vie ecclésiale des premières communautés chrétiennes et même, pour certains, dans le culte synagogal. En ce sens, la liturgie « grégorienne » permet un contact direct et sans cesse renouvelé de chaque chrétien avec l’Église primitive, avec les Pères de notre foi.
Nous parlons ici d’un contact charnel, physique. Il ne s’agit pas d’avoir « les mêmes idées », « la même vision générale » que les fondateurs de notre Église. Il ne s’agit même pas seulement d’avoir « la même foi » qu’eux. Il s’agit véritablement de redire après eux les mêmes formules, de refaire les mêmes gestes, de remettre nos pas dans les leurs.
Lorsque nous célébrons tel office, comme la fête de Noël, l’Épiphanie, le Mercredi des Cendres, le jour des Rameaux, la Veillée pascale, la Pentecôte, nous sommes transportés plus d’un millénaire en arrière et nous revivons ce qu’on vécu nos Pères dans la foi. Nous sommes avec eux, dans les basiliques romaines, dans les églises de la Gaule, avec les missionnaires bénédictins envoyés par saint Grégoire en Angleterre, etc.

Le contact avec les grands spirituels de chaque siècle 

Cependant, il ne faudrait pas croire que la liturgie « grégorienne » soit constituée uniquement des formules venues des Pères, même si ces formules constituent son substrat fondamental. En réalité, la liturgie a continué de s’édifier, de s’enrichir de siècle en siècle.
En matière liturgique, on a d’abord célébré : les Pères dans la foi ont créé des rites, des usages, des habitudes que leurs successeurs ont repris, persuadés de ne pouvoir faire mieux que ces amis de Dieu. On a recueilli dans les livres les meilleurs de ces usages, en sorte que la pratique vivante, enracinée dans la tradition, est devenue loi. Chaque génération a ensuite apporté ce qu’elle avait de meilleur. Les grands spirituels, les grands contemplatifs de chaque époque se sont efforcés de donner à cette liturgie la forme la plus convenable, la plus belle.
Le fidèle d’aujourd’hui peut ainsi accéder, à travers la liturgie, à ce qu’il y eut d’essentiel dans les grands élans spirituels qui ont traversé l’Église. La fête de la sainte Trinité, la Fête-Dieu, la fête du Sacré-Cœur, la fête du Christ-Roi, pour ne citer que ces quatre-là, nous transportent chacune dans un siècle différent et nous confrontent au lent et continu développement de la dévotion chrétienne.
Avec ces formules de la liturgie « grégorienne » ont prié des générations entières sur toute la surface de la terre. Lorsque le fidèle célèbre cette liturgie, il se trouve en communion immédiate avec saint Léon, saint Césaire d’Arles, saint Ambroise, saint Grégoire, saint François d’Assise, sainte Élisabeth de Hongrie, saint Louis, saint Thomas d’Aquin, sainte Catherine de Sienne, sainte Jeanne d’Arc, saint Thomas More, saint François Xavier, sainte Thérèse d’Avila, saint Vincent de Paul, saint François de Sales, sainte Bernadette, le Curé d’Ars, saint Benoît Labre, sainte Thérèse de Lisieux, le père de Foucauld, qui tous ont vécu de cette même liturgie.

L’acquis d’une tradition 

Ce développement progressif des rites est évidemment légitime. Il répond à un besoin psychologique de mieux exprimer par des gestes et des symboles ce qui était contenu d’une manière implicite dans le noyau primitif. Supprimer d’un trait de plume tout ce qui s’est ajouté à ce noyau primitif, ce serait aller contre les lois mêmes de la vie. Il y a dans l’Église vie, croissance, conscience progressive à la fois du message révélé et de ses virtualités de vie, de prière, de charité vécue. Il n’est pas possible, sous prétexte d’une sorte de « pureté » liturgique, de faire fi d’acquisitions séculaires de la spiritualité chrétienne.
Ce développement s’est cependant réalisé par des ajouts lents, mesurés et harmonisés avec l’ensemble, jamais par une rupture fondamentale. La liturgie « grégorienne » constitue ainsi, et au sens propre, une tradition, c’est-à-dire une adhésion permanente à la réalité vivante de ce qui a été transmis de façon ininterrompue, un choix sans cesse renouvelé de ne pas abandonner ce qui a été précieusement conservé. Ces textes, ces gestes, en effet, n’ont jamais cessé d’être gardés fidèlement et de passer comme de main en main depuis le début de l’Église.
Ce trésor séculaire, mûri par l’expérience de l’Église, qui s’est elle-même nourrie de la Parole de Dieu à travers les siècles, fait ainsi entendre la foi de toute l’Église venue du fond des âges et reçue de génération en génération en s’enrichissant, régulièrement et de façon cohérente, d’alluvions nouvelles. Ces formules sont emplies de la vie spirituelle des siècles passés : toutes les richesses de l’histoire de l’Église se trouvent alors capitalisées dans sa liturgie. Ce patrimoine est une source permanente de renouvellement spirituel, un arbre empli d’une sève vivifiante capable de nourrir la foi des chrétiens qui la célèbrent.
Cet héritage de la tradition fait ainsi de la liturgie « grégorienne » la prière de l’Église de tous les temps, le signe le plus tangible de la communion catholique qui unit, à travers l’espace, le temps et l’éternité.

§-2 Une confrontation avec la Tradition


Et précisément parce qu’elle permet un réel contact avec les Pères de notre foi, la liturgie « grégorienne » devient le lieu où chaque chrétien est appelé à se confronter personnellement avec cette tradition reçue des Pères.

Une liturgie qui bouscule notre mentalité… 

Reçus comme un héritage, et non créés selon les modes du moment, ces textes essentiels et d’une si haute antiquité, ces formules que l’usage d’innombrables générations chrétiennes a sanctifiées sont en mesure de contester les petits préjugés, les manies, les sentimentalismes qui peuvent envahir le chrétien du jour. Ils vont le bousculer dans ses routines spirituelles afin de le convertir. Entendus et répétés, ils vont former sa mentalité selon le modèle des grands spirituels des siècles passés, et principalement des Pères dans la foi.
Évidemment, un christianisme conventionnel, fade ou sentimental se sent mal à l’aise en face de la vigueur et de la crudité de la liturgie « grégorienne ». Mais il y a là justement une excellente cure de santé religieuse. Rien ne guérit mieux le chrétien mondain et superficiel que cette confrontation directe, même si elle est parfois difficile, avec « la Tradition à son plus haut degré de solennité » (dom Guéranger).
Loin donc d’être « adaptée » à la mentalité de l’homme d’aujourd’hui, à son mode de vie, à ses perceptions, à ses besoins, à ses manières nouvelles de penser et de vivre, la liturgie « grégorienne » le met en face d’une règle de prière qui a inspiré pendant quinze siècles la pensée et la vie chrétiennes. Au-delà des incompréhensions qu’un contemporain peut parfois ressentir, elle ouvre son regard intérieur sur l’amplitude de la Tradition, sur ses richesses incroyables, sur ses virtualités en quelque sorte infinies.

…dans le respect de notre liberté intérieure

Cette confrontation vitale avec la Tradition se réalise pourtant dans un climat de profonde liberté intérieure. La liturgie « grégorienne » n’entend nullement imposer une idéologie, un discours coercitif. Elle renvoie en réalité chacun à son parcours spirituel personnel, sans l’enfermer dans un cadre rigide et contraignant.

D’abord, cette liturgie est une réalité essentiellement vivante. Parce qu’elle est une œuvre collective de longue haleine (dans le temps comme dans l’espace), lentement forgée sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, elle bénéficie de la richesse, de la variété, de l’inventivité constante de la vie, de son infinie souplesse qui donne à l’âme sa liberté essentielle. La liturgie « grégorienne » n’est jamais et en aucune manière l’application d’une théorie rationnelle, quelle qu’elle soit, qui enfermerait l’âme dans les limites étroites et rigides d’une conception unilatérale.

Ensuite, la liturgie « grégorienne » est profondément objective. Le Ritus servandus du missel « grégorien », en effet, est une suite de descriptions d’actions, sans aucune justification doctrinale : « Le prêtre fait ce geste… dit cette parole… va à tel endroit… est revêtu de tel ornement… ». On s’étonne parfois du fait que cette liturgie soit si rubricale, on rêve d’une liturgie plus personnaliste, plus subjective. Mais c’est précisément en raison même de cette objectivité que la liturgie « grégorienne » laisse aux participants une grande liberté, en les renvoyant à leur propre intériorité. Parce que la manière de la célébrer est liée aux choses à accomplir et non aux sentiments des personnes ou à leurs pensées, elle peut s’adapter avec souplesse à l’état spirituel de chaque assistant. Au célébrant n’est pas imposée une « idéologie » rituelle, aux fidèles ne sont pas imposées non plus les idées propres du célébrant.

Également, la liturgie « grégorienne » est très ritualisée : elle oblige de façon assez impérative le célébrant à réaliser les rites d’une façon déterminée. Cette stricte réglementation possède le grand avantage de « porter » le célébrant durant l’action liturgique, de l’élever au-dessus de lui-même, de le structurer par le rite même, en sorte que ses qualités ou ses déficiences personnelles s’effacent dans une large mesure devant l’action rituelle.

De plus, la liturgie « grégorienne » est profondément stable et cyclique, sur la durée si naturelle à l’homme d’une année solaire. Il y a un effet bénéfique dans le retour régulier des mêmes rites et des mêmes paroles, de repères précis et identifiables qui structurent et enracinent la vie chrétienne, de grands textes connus qu’on peut méditer sans fin. Un chamboulement continuel empêcherait d’acquérir un rythme intérieur, d’assimiler en profondeur les richesses de la prière liturgique : tout passe, tout coule si on ne dispose plus de repères familiers. L’esprit et le cœur s’emballeraient et s’épuiseraient s’ils étaient toujours invités à une gymnastique dont les mouvements changeraient à chaque exercice. Le retour des formules connues et des gestes familiers favorise au contraire la libre ouverture intérieure.

Le chrétien a besoin de cette liturgie construite autour de repères précis et identifiables, une liturgie qui se réfère à une origine qui structure et enracine sa foi, à un donné traditionnel qui permet de se confronter à une réalité solide. La fixité du rite est ainsi une force, un point d’appui pour la vie spirituelle, une marque d’éternité dans un monde changeant. Car le rite est le signe sensible de l’éternité, d’où son caractère répétitif et traditionnel. Plus le monde quotidien change, plus on s’appuie sur le retour permanent du rite qui manifeste que les choses ne changent en réalité qu’en surface.

Enfin, la liturgie « grégorienne », prise dans toute son ampleur, est multiforme : elle propose de nombreuses voies d’accès au sacré, qui peuvent s’adapter à l’âge, à la formation, à l’état d’esprit de chacun. Un chrétien même ordinaire connaît, au moins de temps en temps, le chapelet, l’Angelus, le chemin de croix, les processions, les saluts du Saint-Sacrement, les prières traditionnelles du matin et du soir, les neuvaines. Les fêtes traditionnelles, liées à des coutumes locales, à des habitudes diverses, sont nombreuses et variées. Cette variété offre à chacun un nouvel espace de liberté.

§-3 Une répétition d’amour

Un des points qui peut surprendre, au premier abord, dans la liturgie « grégorienne », est son caractère à certains égards répétitif. Même si la liturgie latine est plutôt marquée par « l’imperatoria brevitas » romaine, à la différence des liturgies orientales dont le caractère emphatique et litanique est nettement marqué, elle n’hésite cependant pas à revenir à plusieurs reprises sur le même sujet.

Un élan spontané de l’âme

Cette notion de répétition est, en réalité, un aspect essentiel de la liturgie qui ne pourrait être effacé qu’au détriment de sa qualité. Il apparaît naturel en effet que, dans sa liturgie, la sainte Église, épouse de Jésus-Christ, répète, supplie, se fasse insistante, adore en répétant encore, sans craindre de fatiguer le Père de ses supplications.
En cela, elle ne fait qu’obéir à l’exemple de tous les saints, à l’enseignement des prophètes et à l’Évangile : « Il leur disait une parabole, pour leur montrer qu’il faut toujours prier et ne jamais cesser. Il y avait, dit-il, dans une ville, un juge qui ne craignait pas Dieu et ne se souciait pas des hommes. Il y avait aussi dans cette ville une veuve qui venait auprès de lui, disant : Fais-moi justice de mon adversaire. Il refusa pendant longtemps, mais ensuite se dit en lui-même : Quoique je ne craigne pas Dieu et que je ne me soucie pas des hommes, néanmoins, parce que cette veuve m’importune, je lui ferai justice, de peur qu’à la fin elle n’en vienne à me frapper. Le Seigneur ajouta : Entendez ce que dit ce juge d’iniquité. Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus, qui crient à lui jour et nuit, et il tarderait à les secourir ? » (Lc, 18, 1-7).

Savourer la douceur de l’amour de Dieu

Traiter certains rites de doublets inutiles, n’est-ce pas raisonner en épicier ? Que répondra l’amoureux à l’épicier qui lui démontrera l’inutilité « objective », « rationnelle », de répéter « Je t’aime » à celle qu’il aime ? L’amoureux considère qu’ayant dit dix mille fois « Je t’aime », il ne fait que commencer à balbutier ce qu’il veut qu’elle sache. L’amoureux comprend ce que ne conçoit pas l’épicier, que « la mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure » : « Causa diligendi Deum, Deus est ; modus, sine modo diligere » (saint Bernard, De diligendo Deo, chap. I).
Comme le dit saint Augustin, « da amantem, et sentit quid dico », « donnez-moi quelqu’un qui aime et il comprendra ce que je dis. Donnez-moi quelqu’un qui désire, quelqu’un qui a faim, quelqu’un qui chemine en ce désert où nous sommes, qui a soif et soupire après la source de l’éternelle patrie, donnez-moi un tel homme et il verra ce que je veux dire. Mais si je m’adresse à un cœur froid, il ne comprendra rien à mes paroles » (saint Augustin, In Joannis Evangelium tractatus, XXVI, 4).
La sainte Église s’attarde sur le mystère éternel de la charité divine. Elle en savoure la douceur et l’immense amour : qui pourrait le lui reprocher, sinon celui qui est pressé que la liturgie finisse pour aller faire ses courses ? Dire que des rites sont des « doublets », c’est une vue, non de liturgiste, mais de sacristain. C’est comme si on disait que la main gauche est un doublet de la main droite, parce qu’on peut tenir un chandelier avec une seule main ou qu’on peut s’éclairer avec un seul cierge.
Le père Gélineau note qu’ainsi s’explique et se comprend « l’usage de la répétition des mêmes mots dans la prière, la litanie, le refrain du psaume de méditation. Pas plus que les amoureux ne se lassent de répéter “Je t’aime”, car ils intensifient ainsi leur relation amoureuse, l’orant ne se lasse de redire “Père, s’il est possible, écoute-moi” ou de nommer Dieu de tous les noms qui signifient comment il existe pour lui : Bon, Fort, Très-Haut, Tout-Proche, Tout-Autre, Lumière, Ténèbre » (Joseph Gélineau, Demain la liturgie, Cerf, 1976, p. 96).

 

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