La liberté religieuse testée sur le terrain
publié dans nouvelles de chrétienté le 19 janvier 2013
Rome revendique l’autonomie du droit de l’Église face aux pouvoirs civils
Après deux décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, et alors que deux autres causes ont été introduites, Mgr Dominique Mamberti, secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États, revendique le droit pour l’Église à l’objection de conscience, considéré comme pilier de la liberté religieuse
16/1/13
Quels sont les faits ?
Le 15 janvier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé quatre cas relatifs à la liberté de conscience et de religion de salariés au Royaume-Uni. Deux cas mettaient en cause la faculté de porter une petite croix autour du cou sur leur lieu de travail, tandis que deux autres mettaient en jeu l’objection de conscience à la célébration d’unions civiles ou au conseil conjugal entre personnes du même sexe.
La Cour a souligné que la liberté de religion impliquait la liberté de manifester sa religion, y compris sur le lieu de travail, mais que la pratique religieuse d’un individu pouvait faire l’objet de restrictions lorsqu’elle empiétait sur les droits d’autrui. Deux autres affaires sont en instance : la reconnaissance, en Roumanie, d’un syndicat professionnel de prêtres et le refus de la nomination, en Espagne, d’un enseignant en religion professant publiquement des positions contraires à la doctrine de l’Église.
C’est dans ce contexte que Mgr Dominique Mamberti, le « ministre des affaires étrangères » de Benoît XVI, a souhaité réagir vigoureusement, s’appuyant sur une Note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église . À la suite du pape, il refuse la « dictature du relativisme », qui « s’impose comme nouvelle norme sociale », et appelle à « préserver la liberté religieuse dans sa dimension collective et sociale ».
Sur quoi se fonde la position de l’Église ?
La doctrine de l’Église se fonde sur quatre principes hérités des paroles du Christ « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 21) : la distinction entre l’Église et la communauté politique, la liberté à l’égard de l’État, la liberté au sein de l’Église et le respect de l’ordre public juste. En tous ces points, l’équilibre est subtil, jamais assuré. Globalement, l’Église se doit de respecter l’ordre public, tandis que l’État doit s’abstenir de prendre des mesures, dit la note, « susceptibles de nuire au salut éternel des fidèles ».
Quelles sont les conséquences de ces différences juridiques ?
Nombreux sont les points de friction possibles entre le droit de l’Église et les systèmes juridiques des États. Les critères selon lesquels l’Église choisit ses collaborateurs (clercs et laïcs), ou selon lesquels les instituts de vie consacrée choisissent les leurs, sont éloignés des normes juridiques contemporaines. Le jour viendra peut-être où un candidat homosexuel, ou une candidate, au séminaire plaideront la discrimination. De même, la possession et l’administration des biens temporels par des institutions religieuses obéissent à des règles propres. Autre exemple : la nature des vœux religieux (obéissance, pauvreté, chasteté) peut apparaître discutable au regard du droit civil ou pénal. Enfin, le statut particulier, au regard du droit du travail, des très nombreux laïcs employés par l’Église catholique, ouvre la voie à de nombreux contentieux.
FRÉDÉRIC MOUNIER, à Rome
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Note du Saint-Siège sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique
À l’occasion de l’examen par la Cour européenne des droits de l’homme de deux affaires concernant la Roumanie et l’Espagne, le Saint-Siège a rendu publique mercredi 16 janvier une note de sa mission auprès du Conseil d’Europe sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église
16/1/13
Source : Saint-Siège
Note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique à l’occasion de l’examen des affaires Sindicatul « Pastorul cel Bun » contre la Roumanie (n° 2330/09) et Fernandez-Martinez contre l’Espagne (n° 56030/07) par la Cour européenne des droits de l’homme.
La doctrine de l’Église catholique relative aux aspects de la liberté religieuse affectés par les deux affaires susmentionnées peut être présentée, en synthèse, comme fondée sur les quatre principes suivants : 1) la distinction entre l’Église et la communauté politique, 2) la liberté à l’égard de l’État, 3) la liberté au sein de l’Église, 4) le respect de l’ordre public juste.
1. La distinction entre l’Église et la communauté politique
L’Église reconnaît la distinction entre l’Église et la communauté politique qui ont, l’une et l’autre, des finalités distinctes ; l’Église ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique. La communauté politique doit veiller au bien commun et faire en sorte que, sur cette terre, les citoyens puissent mener une « vie calme et paisible ». L’Église reconnaît que c’est dans la communauté politique que l’on trouve la réalisation la plus complète du bien commun (cf. Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1910), entendu comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (ibid., n. 1906). Il revient à l’État de le défendre et d’assurer la cohésion, l’unité et l’organisation de la société de sorte que le bien commun soit réalisé avec la contribution de tous les citoyens, et rende accessibles à chacun les biens nécessaires – matériels, culturels, moraux et spirituels – à une existence vraiment humaine. Quant à l’Église, elle a été fondée pour conduire ses fidèles, par sa doctrine, ses sacrements, sa prière et ses lois, à leur fin éternelle.
Cette distinction repose sur les paroles du Christ : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 21). Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. S’agissant des domaines dont la finalité est à la fois spirituelle et temporelle, comme le mariage ou l’éducation des enfants, l’Église considère que le pouvoir civil doit exercer son autorité en veillant à ne pas nuire au bien spirituel des fidèles. L’Église et la communauté politique ne peuvent pas cependant s’ignorer l’une l’autre ; à des titres divers, elles sont au service des mêmes hommes. Elles exercent d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, selon l’expression du Concile Vatican II (cf. Gaudium et spes, n. 76).
La distinction entre l’Église et la communauté politique est assurée par le respect de leur autonomie réciproque, laquelle conditionne leur liberté mutuelle. Les limites de cette liberté sont, pour l’État, de s’abstenir de prendre des mesures susceptibles de nuire au salut éternel des fidèles, et, pour l’Église, de respecter l’ordre public.
2. La liberté à l’égard de l’État
L’Église ne revendique pas de privilège, mais le plein respect et la protection de sa liberté d’accomplir sa mission au sein d’une société pluraliste. Cette mission et cette liberté, l’Église les a reçues ensemble de Jésus-Christ et non pas de l’État. Le pouvoir civil doit ainsi respecter et protéger la liberté et l’autonomie de l’Église et ne l’empêcher en aucune manière de s’acquitter intégralement de sa mission qui consiste à conduire ses fidèles, par sa doctrine, ses sacrements, sa prière et ses lois, à leur fin éternelle.
La liberté de l’Église doit être reconnue par le pouvoir civil en tout ce qui concerne sa mission, tant s’agissant de l’organisation institutionnelle de l’Église (choix et formation des collaborateurs et des clercs, élection des évêques, communication interne entre le Saint-Siège, les évêques et les fidèles, fondation et gouvernement d’instituts de vie religieuse, publication et diffusion d’écrits, possession et administration de biens temporels…), que de l’accomplissement de sa mission auprès des fidèles (notamment par l’exercice de son magistère, la célébration du culte, l’administration des sacrements et le soin pastoral).
La religion catholique existe dans et par l’Église qui est le corps mystique du Christ. Dans la considération de la liberté de l’Église, une attention première doit donc être accordée à sa dimension collective : l’Église est autonome dans son fonctionnement institutionnel, son ordre juridique et son administration interne. Les impératifs de l’ordre public juste restant saufs, cette autonomie doit être respectée par les autorités civiles ; c’est une condition de la liberté religieuse et de la distinction entre l’Église et l’État. Les autorités civiles ne peuvent pas, sans commettre d’abus de pouvoir, interférer dans ce domaine religieux, par exemple en prétendant réformer une décision de l’Évêque relative à une nomination à une fonction.
3. La liberté au sein de l’Église
L’Église n’ignore pas que certaines religions et idéologies peuvent opprimer la liberté de leurs fidèles ; quant à elle cependant, l’Église reconnaît la valeur fondamentale de la liberté humaine. L’Église voit en toute personne une créature douée d’intelligence et de volonté libre. L’Église se conçoit comme un espace de liberté et elle prescrit des normes destinées à garantir le respect de cette liberté. Ainsi, tous les actes religieux, pour être valides, exigent la liberté de leur auteur. Pris dans leur ensemble et au-delà de leur signification propre, ces actes accomplis librement visent à faire accéder à la « liberté des enfants de Dieu ». Les relations mutuelles au sein de l’Église (par exemple le mariage et les vœux religieux prononcés devant Dieu) sont gouvernées par cette liberté.
Cette liberté est en dépendance à l’égard de la vérité (« la vérité vous rendra libre », Jn 8,32) : il en résulte qu’elle ne peut pas être invoquée pour justifier une atteinte à la vérité. Ainsi, un fidèle laïc ou religieux ne peut pas, à l’égard de l’Église, invoquer sa liberté pour contester la foi (par exemple en prenant des positions publiques contre le Magistère) ou pour porter atteinte à l’Église (par exemple en créant un syndicat civil de prêtres contre la volonté de l’Église). Il est vrai que toute personne dispose de la faculté de contester le Magistère ou les prescriptions et les normes de l’Église. En cas de désaccord, toute personne peut exercer les recours prévus par le droit canonique et même rompre ses relations avec l’Église. Les relations au sein de l’Église étant toutefois de nature essentiellement spirituelle, il n’appartient pas à l’État d’entrer dans cette sphère et de trancher de telles controverses.
4. Le respect de l’ordre public juste
L’Église ne demande pas que les communautés religieuses soient des zones de « non-droit » dans lesquelles les lois de l’État cesseraient de s’appliquer. L’Église reconnaît la compétence légitime des autorités et juridictions civiles pour assurer le maintien de l’ordre public ; cet ordre public devant respecter la justice. Ainsi, l’État doit assurer le respect par les communautés religieuses de la morale et de l’ordre public juste. Il veille en particulier à ce que les personnes ne soient pas soumises à des traitements inhumains ou dégradants, ainsi qu’au respect de leur intégrité physique et morale, y compris à leur capacité de quitter librement leur communauté religieuse. C’est là la limite de l’autonomie des diverses communautés religieuses, permettant de garantir la liberté religieuse tant individuelle que collective et institutionnelle, dans le respect du bien commun et de la cohésion des sociétés pluralistes. En dehors de ces cas, il appartient aux autorités civiles de respecter l’autonomie des communautés religieuses, en vertu de laquelle celles-ci doivent être libres de fonctionner et de s’organiser selon leurs propres règles.
À cet égard, il doit être rappelé que la foi catholique est totalement respectueuse de la raison. Les chrétiens reconnaissent la distinction entre la raison et la religion, entre les ordres naturel et surnaturel, et ils estiment que « la grâce ne détruit pas la nature », c’est-à-dire que la foi et les autres dons de Dieu ne rendent pas inutiles ni ignorent la nature humaine et l’usage de la raison humaine, mais au contraire encouragent cet usage. Le christianisme, à la différence d’autres religions, ne comporte pas de prescriptions religieuses formelles (alimentaires, vestimentaires, mutilations, etc.) susceptibles le cas échéant de heurter la morale naturelle et d’entrer en conflit avec le droit d’un État religieusement neutre. D’ailleurs, le Christ a enseigné à dépasser de telles prescriptions religieuses purement formelles et les a remplacées par la loi vivante de la charité, une loi qui, dans l’ordre naturel, reconnaît à la conscience le soin de distinguer le bien du mal. Ainsi, l’Église catholique ne saurait imposer aucune prescription contraire aux justes exigences de l’ordre public.
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Jean Madiran commente:
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