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Une leçon de stratégie « politique » et « militaire »

Une leçon de stratégie « politique » et « militaire »

publié dans doctrine politique le 7 janvier 2010


Sur le site « les manants du roi » du 5 janvier 2010, on peut lire cette conférence du Général Gallois,  que « les manants du Roi » ont intitulé :  « Quand tout était dit le 8 février 2002…C’est la conférence du général Le Gallois prononcée dans le cadre des « Conférences du Figaro « . Il l’avait intitulée « « Naissance et déclin de l’arme nucléaire ».

A lire et relire… Quand tout est affaire de volonté !

Pierre-Marie Gallois

« Un avion, dix hommes, deux projectiles, et un terme a été mis à six années de combats au cours desquels les hommes se sont affrontés par dizaines de millions, les chars d’assaut et les canons par centaines de milliers, les avions par dizaines de milliers et, sur et sous toutes les mers, des bâtiments de guerre par milliers.

La décision a été acquise en une fraction de seconde, non pas sur de grandes étendues, mais en un point, celui où a détoné l’arme suprême, à 6oo mètres au-dessus de Hiroshima.

Cette unique et déterminante contraction du temps et de l’espace, obtenue parsi peu d’hommes, en si peu de temps, a bouleversé de fond en comble toutes les conceptions des rapports de force entre les peuples léguées par les quelque 30 siècles de guerres à peu près organisées que nous rapporte l’Histoire.

La révolution a été si soudaine et si radicale qu’aujourd’hui encore, près de 6o ans après l’irruption de l’atome militarisé sur la scène internationale, sa signification n’est guère assimilée et ses apparents paradoxes demeurent généralement incompris. La prédiction d’Albert Einstein s’est révélée exacte : « l’exploitation de l’énergie nucléaire a tout changé, sauf notre manière
de penser »

Que l’on permettre, ici, le bref exposé d’un sentiment personnel. Témoin de la gigantesque empoignade que fut la seconde Guerre mondiale, et avec des millions d’autres combattants, obscur acteur d’une tragédie dont les victimes dépassent la centaine de millions.

Hiroshima fut, pour moi, une totale surprise, mais aussi matérialisa un espoir. Le 6 août 1945, j’étais à l’état-major des Forces aériennes françaises libres, de Londres.

Dans l’enthousiasme, les Britanniques venaient, deux mois plus tôt, de fêter la Victoire en Europe. Mais, de l’autre côté de la Manche, la France devait relever les ruines de la guerre, surmonter l’humiliation de la plus honteuse défaite de ses armes qu’elle ait vécue et, alors qu’elle tentait de survivre sous la botte de l’ennemi, j’avais dû bombarder son territoire, y ajoutant de nouvelles ruines à celles accumulées par l’occupant.

De surcroît, ayant combattu aux côtés des Britanniques et des Américains, avec leurs armes et sous leur commandement, j’avais pu comparer leurs formidables moyens à ceux qui avaient été les les nôtres, faibles et inadaptés.

Le rapprochement était si affligeant que plus jamais, me semblait-i1, la France ne compterait militairement.

Et voici, soudain, qu’un seul bombardier avait suffi à neutraliser le poids des fortes populations et des grands Etats, voici rejeté dans le passé l’atout des industries lourdes, voici qu’il était fait table rase de la supériorité numérique des hommes et des armes, donné au faible le pouvoir d’intimider le fort, qu’étaient nivelées les puissances, érigés en sanctuaires inviolables les territoires hier mal défendus.

Enfin, s’attaquer à un peuple nucléairement nanti, même modestement, ce serait prendre un risque exorbitant, hors de proportion avec l’enjeu convoité. L’arme « atomique pouvait donc être l’arme des faibles, et paradoxalement, elle était d’autant plus efficace que l’objectif de l’agresseur était mineur. Ce serait pour la France le suprême recours, son savoir scientifique lui conférant la sécurité en compensation de ses autres faiblesses.

Pour un témoin du désastre militaire national, et à l’aube de la reconstruction de la France, Hiroshima, pour ainsi dire, venait à point. L’arme nouvelle, par la puissance d’intimidation que lui confèrent les destructions dont elle est capable, détenue par le pays, le protégerait à jamais des horreurs de la guerre et de l’occupation, et cela en demeurant seul maître de ses destinées. Cette arme bouleversante méritait qu’on s’emploie toute une vie à la placer au service de la nation.

Mais en 1944, à Londres, dépassé par l’ampleur du phénomène, je m’étais borné à écrire dans la revue « La France Libre », du 15 septembre qu’avec la bombe atomique surgissaient des problèmes sans aucune mesure avec ceux du passé. La technique atomique de destruction se place au point de croisée de nos destins (1). En revanche, à Paris, un mois plus tard, l’amiral Castex allait exposer en quelques pages publiées par la revue de « Défense Nationale » toutes les conséquences politiques, stratégiques, militaires de la militarisation de l’atome. Peut-être le premier au monde, il avait dit l’essentiel.

Avant la guerre, la IIIe République avait encouragé les travaux des scientifiques français. En août 1939, le professeur Léo Szilard, scientifique américain, écrivit au président Roosevelt en soulignant l’avance des chercheurs français.

Les hommes politiques de la IIIe République, notamment Edouard Daladier et Paul Reynaud puis Raoul Dautry, devenu ministre de l’Armement, aidèrent l’équipe de scientifiques français (dont les membres les plus éminents furent Frédéric Joliot et Irène Joliot Curie, Francis Perrin, Pierre Auger, Bertrand Goldschmidt, Hans Halban et Lew Kowarski. (2).)

Gagnant le Canada, ces atomistes, écartés du projet « Manhattan », travaillèrent à l’étude de la construction d’une pile atomique à eau lourde.

(N.B : La pile Zoé (Z comme zéro, O comme oxyde d’uranium et E comme eau lourde) est la première pile atomique française.
La réalisation de ce réacteur nucléaire fut lancée en 1947 par Frédéric Joliot-Curie alors directeur du CEA. C’est Lew Kowarski, de retour du Canada où il venait de réaliser la pile ZEEP, qui en assura la mise au point. Installée au centre d’études de Fontenay-aux-Roses, elle fonctionna pour la première fois le 15 décembre 1948 et vit, en 1953, sa puissance portée à 150 kW. Le combustible de Zoé provenait de l’usine du Bouchet (près de Ballancourt-sur-Essonne) qui retraitait également le combustible irradié et permit l’extraction des premiers milligrammes de plutonium français.

Ce furent eux qui, lors d’un passage du général de Gaulle au Québec en 1944, l’informèrent de l’état d’avancement des travaux américains visant l’arme atomique.

Au cours de l’été 1944, le général Charles de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République française, visite les États-Unis et le Canada.
En juillet, le maire de Québec, Lucien Borne, et celui de Montréal, Adhémar Raynault, reçoivent en grande pompe le général Charles de Gaulle dans leurs villes.

Création du Commissariat à l’énergie atomique

Aussi, deux mois seulement après Hiroshima,le général de Gaulle fut-il en mesure de créer, le 18 octobre 1945, le Commissariat à l’énergie atomique dont la mission était d’explorer « toutes les applications de l’énergie de l’énergie atomique, aussi bien militaires que civiles ». De surcroît, Raoul Dautry estimait avec raison que l’énergie atomique maîtrisée allait concourir à la reconstruction économique du pays.

Son potentiel industriel avait été considérablement réduit par la guerre et par l’occupation. La France, compte tenu de ses besoins énergétiques, était pratiquement une « terre sans charbon » matériau considéré à l’époque comme la principale source d’énergie.

Lors de sa conférence de presse du 12 octobre 1945, le général de Gaulle avait ménagé les adversaires de l’utilisation politique et militaire de l’arme nouvelle. « Cette bombe a abrégé la guerre. Pour le moment c’est une justice à lui rendre. Nous avons à faire, maintenant, en sorte qu’elle ne devienne pas un cataclysme mondial » (3)

La communauté scientifique française était, en général, opposée aux applications militaires de l’atome.

« La France déclare qu’elle n’entreprendra pas la fabrication d’armes fondées sur l’énergie nucléaire », écrivit Frédéric Joliot, haut-commissaire à l’énergie atomique, exprimant les vues de la quasi totalité des dirigeants français et aussi celles de sa communauté scientifique.

Ils n’avaient pas compris que cet armement était un égalisateur de puissance. Il neutralise l’avantage des Etats à forte population, capables d’aligner de nombreux bataillons ; il annule les bénéfices stratégiques qu’ils retirent de leurs vastes étendues et de leur potentiel industriel supérieur; il place petits et grands sur le même plan, à condition qu’ils en soient pourvu, même inégalement.

Cette incompréhension dure depuis plus d’un demi-siècle. Elle vient encore d’être récemment manifestée lorsque le président de la République affirma que le gouvernement français œuvrait pour un renoncement définitif et général à cet armement. C’est, à l’évidence, l’objectif des grandes puissances dont il condamne la supériorité militaire, mais il ne peut être celui des États moyens, capables de détenir l’atome militarisé, mais bien incapable, sans lui, d’imposer qu’on le respecte en raison de la faiblesse de leurs forces armées traditionnelles.

Ainsi s’explique, lors de la guerre froide, l’attitude des deux superpuissances s’efforçant de proscrire, chez les autres, un armement qui affaiblissait leurs coalitions respectives. Et dont, d’ailleurs, elles n’avaient nul besoin pour assurer leur propre sécurité. D’où, en 1950, l’appel de Stockholm, à l’Est, et la campagne menée par les Etats-Unis, à l’Ouest, contre la politique nucléaire du général de Gaulle, campagne qui conduisit au désastre de mai 1968.

L’appel de Stockholm est une pétition contre l’armement nucléaire lancée par le Mouvement mondial des partisans de la paix – d’inspiration communiste – et par Frédéric Joliot-Curie le 19 mars 1950.
« Nous exigeons l’interdiction absolue de l’arme atomique, arme d’épouvante et d’extermination massive des populations. Nous exigeons l’établissement d’un rigoureux contrôle international pour assurer l’application de cette mesure d’interdiction. Nous considérons que le gouvernement qui, le premier, utiliserait, contre n’importe quel pays, l’arme atomique, commettrait un crime contre l’humanité et serait à traiter comme criminel de guerre.Nous appelons tous les hommes de bonne volonté dans le monde à signer cet appel.
Stockholm, 19 mars 1950. »

Quelques signataires:
Frédéric Joliot-Curie (premier signataire) Jorge Amado, Louis Aragon, Pierre Benoit, Marcel Carné, Marc Chagall, Dimitri Chostakovitch, Duke Ellington, Ilya Ehrenbourg, Robert Lamoureux, Thomas Mann, Yves Montand, Pablo Néruda, Noël-Noël, Pablo Picasso, Simone Signoret, Gérard Philipe, Maurice Chevalier, Pierre Renoir, Jacques Prévert, Armand Salacrou, Henri Wallon Jacques Chirac, Lionel Jospin

Aujourd’hui encore, en France, les « partis de l’étranger », pour reprendre une expression vieille de plusieurs siècles, usent de prétextes écologiques, pour s’en prendre à l’énergie nucléaire conformément aux intérêts des grandes puissances, et particulièrement des États-Unis désireux de contrôler à la fois toutes les sources d’énergie et leurs voies d’acheminement. Cela répond également à l’attente des pays producteurs de pétrole et de gaz dont l’énergie nucléaire amenuise les profits.
Le mérite de la IVe République est d’avoir servi l’intérêt général en poursuivant, clandestinement il est vrai, une entreprise impopulaire.

Ce sera, en particulier, l’œuvre de Félix Gaillard, d’Antoine Pinay et de René Pleven dans un premier temps, de Gaston Palewski, Guy Mollet et Bourgès-Maunoury, dans un second. En 1949 Paul Ramadier, alors ministre de la Défense nationale, m’avait prêté une oreille attentive mais, à l’évidence, et à juste titre, la reconstruction du pays l’emportait sur la possession de l’arme absolue. De même,- l’année suivante, Antoine Pinay m’avait fait confiance et, m’honorant de son amitié, il souscrivait à mon argumentation et, en 1955, il m’inclut dans son équipe alors qu’il était aux Affaires étrangères .

En 1953 et 1954, à l’état-major particulier de René Pleven, au ministère de la Défense, où j’avais la charge des questions aéronautiques, je constatais que lui aussi souhaitait que la France devienne une puissance nucléaire.

A l’époque, les états-majors, et plus généralement les cadres des armées, mis à part les généraux Bergeron, Lechères, Chassin et le colonel Ailleret, ne se montraient guère favorables aux armes nouvelles. Ils craignaient que les scientifiques n’absorbent les crédits qu’ils souhaitaient allouer aux effectifs et aux équipements traditionnels. D’ailleurs, conservatisme aidant, une fois l’arme nouvelle accrochée à la panoplie nationale, ils se sont efforcés de l’associer aux forces traditionnelles, alors que les deux systèmes s’excluent l’un l’autre, leur démarche conduisant à une stratégie hybride dépourvue de sens et fort coûteuse.

Mais au début des années 50, la bombe atomique française apparaissait incertaine et, en tout cas, fort lointaine.

Cependant, en août 1949, la première expérimentation nucléaire soviétique, un an plus tard, la guerre de Corée et, en 1954, l’OTAN annonçant que sans l’arme atomique elle ne pourrait contenir les forces du Pacte de Varsovie, ces trois événements affaiblirent quelque peu les oppositions. Aussi la thèse que je soutins à l’Ecole supérieure de Guerre aérienne en 1954 fut-elle relativement bien accueillie. Et puis, surtout, au cours de sa conférence de presse du 7 avril 1954, le général de Gaulle avait déclaré : « Il lui faudrait être (la France) elle aussi, une puissance atomique… faute d’armements atomiques… nos forces, si cher qu’elles nous coûtent, ne constituent pas un ensemble, ce qui… les met au rang d’auxiliaires » (4).

C’était un précieux encouragement pour accentuer la campagne en faveur de l’atome militaire. Je m’y employai auprès de Pierre André, Gaston Palewski et Edgard Pisani, alors sénateur! Et aussi auprès de Pierre Mendès-France, tout au long de l’été 1954.

En 1953, ayant constaté l’inanité d’un système défensif fondé sur les forces armées traditionnelles, le Quartier général de I’OTAN, siégeant alors à Rocquencourt, décida de s’en remettre à une tout autre stratégie basée sur l’intimidation de l’adversaire par la détermination bien affichée de recourir à l’emploi d’armes de destruction massive face à toute velléité d’agression. Un groupe de travail fut réuni pour élaborer cette nouvelle stratégie et je fus un de ses quatre membres.

C’est alors qu’en février 1956, je soumis à mes chefs directs, le général Norstad et le maréchal Montgomery, un schéma montrant que si, dans les circonstances présentes, la garantie américaine était fiable, l’engagement des Etats-Unis à brandir l’atome au profit de leurs alliés européens pourrait fléchir dès que le Nouveau monde serait à la portée des armes à long rayon d’action que l’Union soviétique ne manquerait pas de détenir prochainement.

Le général Norstad admit le raisonnement et m’enjoignit de le soumettre au gouvernement français, l’incitant ainsi à détenir, lui aussi, des armes de destruction massive.
Sollicité, l’ingénieur général Henri Ziegler n’eut guère de difficultés à convaincre Jacques Chaban-Delmas, alors ministre des Travaux Publics, d’organiser une entrevue avec Guy Mollet, président du Conseil.

N.B : Qui ne connaît Henri Ziegler ? Dans tous les milieux aéronautiques auxquels il appartint, il sut laisser l’empreinte de sa compétence et de son enthousiasme. Polytechnicien et ingénieur de Sup’Aéro, on le trouvera, avant guerre, à l’état-major de l’Armée de l’Air. Ingénieur et pilote d’essais, on lui doit en grande partie l’achat d’appareils, de moteurs et d’équipements américains à la veille de la guerre. Passé dans la Résistance, il rallie deux fois l’Angleterre où, sous le nom de colonel Vernon, il est nommé chef d’état-major des F.F.I. auprès du général Koenig. La paix revenue, il est d’abord directeur général d’Air France. En 1954, il devient directeur des cabinets des ministres chargés des Transports puis de J. Chaban-Delmas, devenu ministre d’Etat en 1956. A la fin de la même année, il se trouve à la tête de Breguet et d’Air-Alpes avant d’être nommé président de l’Aérospatiale en 1970… D’un dynamisme inconditionnel, d’un optimisme obstiné, homme de décision, il a toujours assumé ses responsabilités au prix de l’animosité des uns, largement compensée par l’amitié des autres).

Rendez-vous fut pris pour le 14 mars, à Matignon, à 21 heures. Nous nous y rendîmes avec les tableaux explicatifs utilisés au Quartier général de l’OTAN pour les « amphis » aux différents commandements subordonnés. Dominique Mongin, dans son ouvrage sur la Bombe atomique française 1945-1958(5) a rapporté l’essentiel de l’entretien qui suivit mon exposé :

Guy Mollet: si je comprends bien, mon colonel, vous voulez que je lance la fabrication de la bombe atomique ?
Colonel Gallois : Je pense, monsieur le Président, que c’est indispensable pour notre pays.
Guy Mollet: j’ai mené ma campagne électorale sur trois points : la paix en Algérie, la réduction des impôts et le désarmement. Or, je fais la guerre en Algérie, j’augmente les impôts pour la faire et vous voudriez, en plus, que je fasse la bombe atomique ?
Colonel Gallois: Monsieur le Président, puisque vous avez été contraint de tromper les Français sur ces deux premiers points d’ordre conjoncturel, vous pourriez également vous engager dans la voie de l’atome, affaire nationale d’ordre structurel.

Guy Mollet: Ce n’est pas vous qui vous présentez devant les électeurs !

– Colonel Gallois : Vous ne vous faites guère d’illusion sur la suite de votre carrière politique. Ce qui compte c’est la pérennité du pays, qu’il puisse se défendre pour que jamais plus ne se reproduise 1940. ,
Chaban-Delmas intervint, insistant sur le fait que le gouvernement ne pouvait pas, indéfiniment, cacher au pays les travaux que menaient ses scientifiques, que tous les partis politiques gouvernementaux étaient compromis, l’heure était venue de dire la vérité au Parlement et
à la nation.

Le président du Conseil hésitait. Puis, finalement, il lâcha : « On va la faire, votre bombe! »
Et malgré l’heure tardive, il appela, chez lui, Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la Défense, et lui demanda de me recevoir au plus vite. Rendez-vous fut pris pour le lendemain matin à 11 heures.

Me présentant, à l’heure dite, avec mes tableaux explicatifs, le ministre me dit qu’il était inutile que je commence ma démonstration.

Le général Ailleret – il venait d’être promu – l’avait convaincu et il n’attendait que1es ordres du président du Conseil pour mettre en marche le programme militaire. Mais il me demanda de préparer un exposé qui serait fait devant un Comité de défense nationale, à réunir au début du mois de juillet lors du débat sur l’ « Euratom », afin de justifier le refus de la France d’être liée par les clauses de ce traité qui visaient les applications militaires de l’atome.

Le Comité de défense nationale fut réuni, rue Saint Dominique, le 4 juillet après-midi. Outre le ministre y assistaient les trois sous-secrétaires d’État (Air, Terre, Mer) les trois chefs d’état-major, les représentants du ministère des Finances et ceux des Affaires étrangères, les chefs des principales Directions du ministère de la Défense. Le défilé commenté d’une trentaine de tableaux spécialement dessinés pour l’occasion dura plus d’une heure. Il y eut de nombreuses questions, des approbations mais aussi bien des restrictions. Alors que la salle se vidait, un général, vieil ami, m’interpella:

« Tu dérailles, mon vieux, les Américains t’ont intoxiqué avec ton atome militarisé ! Tu ne te rends pas compte des conséquences de ta campagne, les effectifs vont fondre, ce ne sont plus 400 bombardiers qu’il nous faut, mais au plus, une quarantaine… avec ton truc, tu ne seras jamais général. » C’était le général Jouhaud.

Entre-temps, informé du succès de l’entretien accordé par le président du Conseil, le général Norstad me suggéra de voir le général de Gaulle et de l’informer des études menées à l’état-major de l’OTAN: « Bien qu’il soit à l’écart des affaires, c’est un homme éminent et votre devoir est de lui rendre compte de la situation dans laquelle nous nous trouvons face aux moyens militaires de l’Union soviétique » me dit-il.

Le général de Gaulle accepta de me recevoir à l’Hôtel La Pérouse, le mercredi 2 avril à 22h.

Je m’y rendis en emportant une trentaine de tableaux cartonnés, 1a plupart empruntés au lot que j’utilisais au quartier général de l’OTAN, d’autres spécialement dessinés. J »étais fort impressionné par ce tête-à-tête nocturne avec le général et bredouillais une sorte d’introduction en plaçant mes tableaux sur les accoudoirs d’un fauteuil, face au général, installé sur un canapé.

Il m’écouta plus d’une heure, avec une apparente bienveillance, approuvant de temps à autre en hochant la tête. Ma démonstration terminée, il se livra à un long monologue, reprenant certaines de mes explications et les enrichissant en leur ouvrant de plus larges perspectives.

Plus particulièrement, il commenta deux thèses qui avaient retenu son attention :
– La faculté, avec peu d’armes, de matérialiser un fort potentiel d’intimidation vis-à-vis d’un plus puissant. En d’autres, termes une sorte de nivellement des Etats, le faible se révélant capable de tenir le fort en respect.
– La proportionnalité existant entre l’enjeu stratégique que représente un pays déterminé et la «quantité du mal » – les destructions- qu’il doit être capable d’infliger afin de décourager l’agression.

« En effet, s’écria le général, pour la France, étant donné ce qu’elle est, là où elle est, il suffit qu’elle puisse, à son ennemi, arracher un bras ». La manière dont ces « r » furent prononcés est, pour moi, inoubliable.
Mais, c’est sur l’indépendance que confère l’arme atomique à celui qui la détient, que le général épilogua longuement. Il tenait pour inadmissible la dépendance militaire de la France, protégée par l’OTAN et peut-être avait-il entrevu dès 1956 la possibilité de s’en affranchir, ainsi qu’il le ferait dix ans plus tard.
Je n’ai pas osé, ce soir-là, ajouter à ma démonstration que la dissuasion dépend des hommes au pouvoir. Elle peut être représentée par un produit de deux facteurs : la puissance de destruction des armes multipliée par leur crédibilité et par la crainte qu’elles inspirent. Si l’un des deux termes de ce produit est nul, l’effet d’intimidation est fortement affaibli, mais il n’est pas nul, en raison de l’incertitude qui pèse sur les réactions d’un pays poussé dans ses derniers retranchements. Et si, à la tête de ce pays, se trouve un homme comme le général de Gaulle, la dissuasion est maximale. A défaut, elle repose également sur l’incertitude, sur le risque gigantesque prendrait l’audacieux qui négligerait l’irrationnel. Il se pourrait qu’il déclenche des représailles qui le conduiraient à détruire l’objet de ses convoitises, ce qui serait absurde. L’atome fait basculer le conflit dans l’inconnu, mais aussi, et surtout, dans l’absurde. Une absurdité si évidente que la négociation est substituée à l’épreuve de force. Il en a été ainsi de l’antagonisme américano-soviétique, des oppositions entre Moscou et Pékin; il en est ainsi, de nos jours, des différents entre l’Inde et le Pakistan.

Vers 2 heures du matin, le général me donna congé. Il m’aida à ranger mes tableaux et, à ma grande gêne, il les porta avec moi jusqu’à l’ascenseur. Je balbutiais excuses et remerciements. Et, en me serrant la main, il me dit:
« Au revoir, je veillerai sur votre carrière ». Regagnant mon domicile, j’éveillai mon épouse pour lui résumer cette impressionnante rencontre en concluant ainsi : « J’ai l’impression de quitter Louis XIV et d’être inscrit sur sa cassette particulière »

Mais la question se posait : comment se faisait-il qu’un général de l’armée de l’air des Etats-Unis, alors adjoint au Commandant suprême de I’OTAN, ait manifesté le souhait que j’alerte le gouvernement français sur l’éventuelle précarité de l’engagement, en Europe, de son pays ? Sans doute, étant convaincu de l’impossibilité d’accomplir sa mission sans recourir à l’intimidation par l’atome, voulait-il l’adhésion de Paris et de la population française à cette stratégie, car, à l’époque, la France était, sur le continent, le pivot de la stratégie atlantique.

Celle-ci serait d’autant mieux admise que la France, à son tour détiendrait l’arme suprême.

C’était, d’ailleurs, la position de Guy Mollet. I1 entendait que, dans le cadre de l’Alliance atlantique, la France rivalisât avec la Grande-Bretagne dans une sorte de dissuasion commune, ignorant que Londres avait affirmé que l’atome national ne serait brandi que si les intérêts vitaux du Royaume-Uni se trouvaient menacés. Ainsi était illustré le « chacun pour soi », de rigueur devant la perspective d’une totale extermination.

En revanche, d’emblée, le général de Gaulle avait saisi le rôle occasionnellement grandiose, mais limité aux périls extrêmes, des armes de destruction massive. Aussi étaient-elles celles de l’indépendance et non de l’intégration dans 1’OTAN.
Les événements internationaux lui donnèrent raison :
En juillet 1958, la révolution irakienne incita Washington et Londres à intervenir.

L’Irak est alors un pays dépourvu d’équipements,d’infrastructures de transport, agricole à 80%. La terre appartient à quelques féodaux. 23 familles détiennent 60% du capital industriel et commercial.

La République est proclamée, un tribunal révolutionnaire instauré.Le brigadier Abdelkrim Kassem est nommé Premier Ministre, ministre de la défense et commandant des forces armées. Le nouveau gouvernement comprend une majorité de militaires. Les communistes sont associés au pouvoir car leur influence sur les masses populaires chiite est grande.

Les Intérêts de la puissante « Irak Petroleum Company » sont menacés,l’agitation atteint le Liban et la Jordanie. Le président américain Dwight D. Eisenhower considère la révolution irakienne comme « la plus grande crise depuis la guerre de Corée ». En vertu de la « doctrine Eisenhower » formulée en 1957 par le président américain, les États-Unis s’octroyaient le droit d’intervenir au Proche-Orient en cas de « danger communiste ». Dès le 15 juillet, les barges de de la VIeme flotte débarquent Marines et matériel sur le plages de Beyrouth. Pour soutenir le président libanais Chamoun, en danger après le coup d’État irakien. Les britanniques eux lâchent leurs parachutistes en Jordanie. La crise dura peu, mais marqua un tournant, l’Irak n’est plus l’alliée de l’occident et rallie le camp soviétique.

Des escadres aériennes furent envoyées au Liban et, sans en avertir Paris, leurs avions firent escale et se ravitaillèrent sur les bases de I’OTAN situées en territoire français.

Le général s’en formalisa.
– Le mois suivant, le différend entre la Chine continentale et Taïwan amena les Etats-Unis à déployer leur VIIe flotte avec, à bord des porte-avions, des appareils armés de bombes atomiques, manœuvre qui ne laissa pas d’inquiéter le monde.

Aussi, en septembre, le général de Gaulle adressa-t-il à Washington son fameux mémorandum demandant qu’à l’avenir il y ait consultation des trois capitales lorsque des événements graves risquaient de dégénérer en un conflit échappant à tout contrôle. Le mémorandum demeura sans réponse.
Ce sont très probablement ces événements qui décidèrent le général de Gaulle à placer les forces armées françaises hors de l’OTAN tout en maintenant la France dans l’Alliance atlantique.

Ce qui fut fait dès que les formations de bombardiers supersoniques Mirage IV, portant la bombe atomique française, furent opérationnels.

Dès son arrivée au pouvoir, le général de Gaulle décida de faire étudier, et d’imposer sans tolérer aucun dérapage, deux lois de programme successives « relatives à certains équipements militaires ». I1 s’agissait de faire approuver par les Assemblées et de faire admettre par l’opinion la création des instruments d’une stratégie nouvelle: explosif, engins porteurs, installations de commandement, de détection, de protection formant un ensemble capable d’infliger des dommages hors de proportion avec la valeur de l’ « enjeu France », telle que la calcule l’éventuel adversaire.

Fort sagement, et à la différence des deux superpuissances alors face à face, il n’a jamais été envisagé, en France, d’être en mesure de pratiquer une stratégie de coercition nucléaire, c’est-à-dire de chercher à détruire préventivement toute la panoplie atomique du parti opposé pour lui dicter impunément la loi.

Aussi, fondée sur la comparaison des moyens nationaux à ceux des superpuissances, les critiques des opposants à l’armement atomique français étaient-elles dépourvues de sens.

Pierre Guillaumat, d’abord, puis, du début de 1960 et pendant près de dix années, Pierre Messmer, ont été les artisans d’une surprenante réussite politique, technique et financière en mettant sur pied, dans les délais prévus, et sans dépassements notables des crédits, les trois composantes de la force atomique nationale, projetant ainsi la France au troisième rang des puissances nucléaires, devant la Grande-Bretagne et la Chine.

Les lois de programme, fondements de la dissuasion française.

La première Loi de programme couvrait les cinq années s’étendant du début de 1960 au début de 1965.

Elle visa la réalisation de la force aérienne stratégique, les Mirage IV et leurs bombes, les installations nécessaires à l’armement thermonucléaire du pays et la mise en chantier du premier sous-marin à propulsion nucléaire lance-missiles. Des matériels classiques destinés aux trois armes (Mirage III, croiseurs, véhicules de transport et de combat) furent également commandés et livrés aux utilisateurs.

Les Assemblées refusèrent d’approuver cette loi de programme et le gouvernement fut contraint de l’imposer en usant de l’article 49 de la Constitution. La Droite et le Centre atlantistes s’associèrent aux Socialistes et aux Communistes pour rejeter le texte gouvernemental.

Des pressions étrangères renforcèrent les oppositions : la Grande-Bretagne, l’Allemagne fédérale et surtout les Etats-Unis faisaient campagne contre la politique militaire du général de Gaulle.

La seconde Loi de programme fut adoptée en décembre 1964. Elle devait être appliquée durant six ans, jusqu’en janvier 1967. C’est durant cette période que fut aménagé et armé le plateau d’Albion avec ses missiles balistiques à ogive nucléaire, fut lancée la fabrication accélérée de deux autres sous-marins portant des missiles, furent décidées l’étude et la réalisation d’engins balistiques à courte portée, dits « tactiques », mais aussi complètement modernisées les forces armées classiques de l’Air, de Terre et de Mer, par la fabrication et la livraison de nouveaux matériels (chars AMX 30, sous-marins classiques, avions de patrouille maritime « Atlantique », hélicoptères « Super-Frelon » avions Mirage III et transports « Transall »).

Disposant d’une forte majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement n’eut guère de mal à faire adopter sa loi, et cela en dépit d’un débat passionné largement inspiré et financé par les Etats-Unis.

Ce fut le cas en particulier de la campagne menée par Raymond Aron dont la CIA finançait les publications d’après les déclarations du colonel Robert Kintner, directeur à Philadelphie d’un Centre d’études et membre de cette puissante organisation.

Au Centre, M. Abelin, à gauche MM. Maurice Faure et François Mitterrand, pour ne citer que les principaux orateurs, s’opposèrent à la majorité.

Selon eux, en substance, la France ne pouvait se défendre seule et elle devait s’en remettre à l’Alliance atlantique du soin d’assurer sa sécurité. Ils n’avaient pas saisi, ou n’avaient pas voulu saisir, la puissance d’intimidation d’un armement numériquement réduit et cependant capable d’exercer d’immenses ravages.

Comme l’opinion publique en général, ces hommes politiques raisonnaient par analogie avec les données du passé. Durant des siècles, la supériorité numérique, en combattants et en armes, s’était révélée décisive. Il n’était pas aisé de se défaire d’un état de faits si prolongé qu’il passait pour être indéfiniment déterminant. Aussi, les paradoxes apparents de l’ère nucléaire étaient-ils – et sont encore – si déroutants qu’en pâtit la crédibilité du concept stratégique français.

Le gaspillage atomique américano-soviétique

I1 faut reconnaître que l’environnement international prédisposait à l’ambiguïté des affaires atomiques.
Aux Etats-Unis, faisant campagne contre le candidat républicain, John Fitzgerald Kennedy, démocrate, accusait son prédécesseur, le général Eisenhower, d’avoir négligé l’appareil militaire des États-Unis. Avocat du complexe militaro-industriel dénoncé par Eisenhower exagérait à dessein les préparatifs militaires de l’Union soviétique. La presse à sa dévotion proclamait que les États-Unis souffraient d’un dangereux « missile gap ».
Elle créditait Moscou de fusées balistiques à longue portée beaucoup plus nombreuses que n’en avait Washington.
Dans les colonnes du « New York Herald Tribune », Joseph Alsop menait campagne, avançant les chiffres les plus fantaisistes pour décrire l’importance de la panoplie balistique des Soviétiques.

Cette forme de désinformation fut efficace et Kennedy l’emporta auprès des électeurs.

Installé à la Maison Blanche, il augmenta de façon substantielle l’armement nucléaire de son pays.

Au Kremlin l’on prit peur, à moins que le surarmement atomique des États-Unis ne lui ait servi de prétexte pour augmenter la panoplie nationale. Les effectifs des forces classiques furent réduits et les crédits correspondants affectés à rivaliser dans la course aux armes de destruction massive déclenchée par la Maison Blanche. Elle aboutit, cette course, à la plus coûteuse et à la plus stupide des rivalités, les deux superpuissances constituant chacune des stocks d’ogives nucléaires considérables (6) alors que le centième, voire le millième seulement de ce potentiel de destruction eût suffi à la pratique d’une solide dissuasion réciproque. Cette aberration coûte d’autant plus cher qu’il faut, aujourd’hui, consacrer d’importants crédits à la destruction de ce gigantesque superflu.

Peut-être existe-t-il des excuses à cette panique qui sévit outre-atlantique au début des années 60.
– D’abord l’avènement des missiles balistiques à longue portée, détenus aussi bien par l’Union soviétique que par les Etats-Unis. Ceux-ci y perdaient l’invulnérabilité naturelle que leur donnait leur position géographique.
– Ensuite la triple combinaison du sous-marin, du missile balistique et de l’explosif atomique créait une arme révolutionnaire dans la mesure où elle pouvait porter la destruction à distance tout en étant, elle-même, invulnérable car impossible à localiser. La France y gagnait la dispersion dans l’immensité océanique des instruments de sa sécurité. Ses frontières n’étaient plus sur la « ligne bleue des Vosges », elle les défendait à partir des mers. Quant aux deux superpuissances, elles ne pouvaient plus envisager une stratégie de coercition puisque ni l’une ni l’autre n’était en mesure de détruire préventivement les armements nucléaires de la partie opposée. Le statu quo de non belligérance en était renforcé.

Mais il faudra encore attendre près d’un quart de siècle pour que, en 1995,la perestroïka aidant, un terme soit mis à la course aux armements et cinq ans plus tard à la ( guerre froide ) avec le début de réelles négociations de désarmement mutuel.

Le contrôle des armements…

Toutefois, dès la fin des années 50, tout en veillant à leur sécurité, les grandes puissances s’efforcèrent de limiter les sources de conflits et de contrôler les zones dangereuses.
Ce fut, en 1959, le traité de l’Antarctique prohibant toute utilisation militaire de ce continent polaire.

En 1963 fut signé le traité interdisant les explosions atomiques expérimentales dans l’atmosphère.

L’accord supprimant la faculté de placer des armes atomiques dans le cosmos fut conclu en 1967.

L’année suivante, consacrant le statut privilégié des cinq puissances nucléaires reconnues (Etats-Unis, Union Soviétique, Grande-Bretagne, France et Chine),le traité de non- prolifération veillait à conjurer le transfert d’armes de destruction massive – et le savoir correspondant – à des États non encore nucléaires.
La même année, en 1968, au Mexique était signé le traité de Tlatelolco faisant de l’Amérique latine une zone dépourvue d’armes atomiques.

A Moscou, en 1972, les représentants des Etats-Unis et de l’Union soviétique approuvaient le texte débattu durant quatre années dans le cadre des négociations dites « SALT I » (pour « Strategic arms limitation talks »).

Il s’agissait, à la fois, de limiter numériquement les panoplies respectives des deux « grands » et de les empêcher de se défendre avec des systèmes d’interception efficaces. Une première dans l’histoire de l’humanité : l’état de non-belligérance était affermi en offrant à une destruction sans entraves l’habitat des deux pays. Ainsi la paix entre les puissances était fondée sur l’assurance d’être capables de se détruire mutuellement, et de fond en comble.

Suivirent les négociations dites « START I », (1991) II, III. La première limitait le nombre d’ogives balistiques des deux parties à 6.000, la deuxième (1993) cherchait à ramener le chiffre à 3.500 voire 3.000 et la troisième, évoquée avant même que la précédente ne soit ratifiée, à un millier environ.
En 1996, les États-Unis proposaient à la signature un traité interdisant toute expérimentation nucléaire, dans quelque milieu que ce soit. I1 devait entrer en vigueur 180 jours après ratification par les 44 pays membres de la Conférence de désarmement.

Mais, en octobre 1999, le Sénat des États-Unis rejetait la ratification alors que la Douma russe l’avait approuvée le 21 avril précédent. Que s’était-il passé ? Les États-Unis renonçaient-ils, soudainement, à la politique de non prolifération horizontale qu’ils avaient toujours voulu imposer au monde ? Les voici qui donnaient licence de procéder à des essais, encourageant ainsi de nouveaux candidats à l’accès au club restreint des puissances nucléairement nanties. Quel retournement !

Il s’agissait tout simplement d’une adaptation à une situation nouvelle caractérisée comme suit :
– En 1998, l’Inde et le Pakistan avaient procédé à des expérimentations nucléaires en faisant détoner une demi-douzaine de charges atomiques de faible à moyenne énergie.
-Au cours des années, la précision des armes portant le feu atomique (missiles balistiques, missiles de croisière) s’est révélée de plus en plus grande. Les écarts de tir qui se mesuraient en kilomètres se comptent en dizaines de mètres, voire en mètres. Il n’est plus nécessaire de compenser les erreurs de tir par de très fortes énergies si bien que les panoplies atomiques étaient à reconstituer et de nouvelles ogives explosives à mettre au point. D’où la nécessité de procéder à des expérimentations.

Et celles-ci, de faible énergie, étant difficiles à détecter, il devient hasardeux de faire appliquer un traité d’interdiction de ces expérimentations.
– De surcroît, les armes en stock, comme celles armant les engins porteurs, se désagrègent au fil des ans. Il faut vérifier leur fiabilité en procédant à des détonations et substituer des armes nouvelles à celles qui se sont révélées défaillantes. Il s’ensuit de nouveaux essais.

Et si les États-Unis ont renoncé à ratifier le traité qu’ils avaient soumis à1a signature générale, c’est qu’ils entendent demeurer libres d’entretenir leur inventaire atomique et de le renouveler à leur gré, en fonction de l’évolution de la science de l’atome et des performances des engins porteurs.

…et le désarmement de la France

Seule la France, en 1996, a cru bon de devancer les prescriptions d’un traité inexistant en renonçant de manière irréversible aux expérimentations nucléaires :
-fermeture de son Centre d’essais du Pacifique, dispersion des équipes de scientifiques au moment où les États-Unis investissaient plus d’un milliard de dollars pour développer leur Centre d’essais du Nevada. La France, elle, s’en remettait à son procédé dit de simulation auquel les Etats-Unis ne font pas confiance et qui, en outre, dépend de la cession, par des firmes américaines, des ordinateurs de très forte capacité construits par la société « Compaq » (récemment acquise par Hewlett-Packard).

Ajoutons le démantèlement de l’usine de Pierrelatte d’enrichissement de l’uranium et de l’usine de Marcoule traitant le plutonium ainsi que la démilitarisation du plateau d’Albion succédant à la destruction des engins à courte portée « Hadès » et à la réduction de près de 60 % des crédits consacrés aux armes de la dissuasion.

Ces renoncements répondent aux vœux de nos partenaires d’outre-Atlantique et d’Europe car ils ramènent la France à sa dépendance militaire d’antan. Ils s’imposent, d’autre part, pour contribuer à 1a construction politique de l’Europe. Celle-ci suppose un pouvoir supranational et un statut de région pour les ex-Etats nationaux. Une région n’a pas à assurer sa défense pas plus qu’elle n’a de diplomatie ou de forces armées, a fortiori d’armes nucléaires. Une police, voire une milice suffisent. C’est la voie dans laquelle nous nous engageons.
En outre, selon les gouvernements de la Ve République, la fin de la guerre froide et la multiplication de périls d’un tout autre ordre que ceux redoutés durant une quarantaine d’années, justifient ces mesures de désarmement, fût-il, pour la France unilatéral.

En règle générale, la signification politique des armements nucléaires échappe aux dirigeants comme aux états-majors, aux notables, à l’opinion publique et même à une fraction de la communauté scientifique, comme c’était le cas au début des années 50.

C’est, d’ailleurs, une attitude que l’on retrouve hors de nos frontières.
L’exemple des États-Unis cité précédemment en est une preuve. Lors de la crise de Cuba, par exemple, l’équipe du président Kennedy exploita – sciemment ou sans le vouloir expressément – l’ignorance de l’opinion en faisant redouter un conflit apocalyptique entre les États-Unis et l’Union soviétique. Un conflit qui allait être épargné à l’humanité grâce à la diplomatie, à l’adresse, à la fermeté également, du président des Etats-Unis, de son frère et de leurs conseillers. En réalité, pareil conflit était impossible. Lors du long duel entre l’Ouest et l’Est, si paradoxal que cela puisse paraître, l’état de crise excluait tout échange de coups. En effet, les tensions internationales donnaient l’alerte aux militaires qui se préparaient à toute éventualité.

En 1962, lors de la crise de Cuba, des deux côtés, les précautions étaient prises : avions toujours en vol, sous-marins dispersés dans les océans, radaristes aux aguets… Aucun des deux antagonistes n’avait la moindre chance de pouvoir détruire préventivement les armes de représailles opposées afin de ne pas avoir à en souffrir les désastreux effets en retour. Autre apparent paradoxe, ce n’est qu’en période de détente, de calme international qu’une agression nucléaire eut été concevable, l’effet de surprise favorisant l’assaillant et lui donnant une chance minime – de réussir à paralyser les représailles de sa victime. Mais le risque d’échec était si évident que la négociation l’a toujours emporté.
La cause de la crise de Cuba est aussi simple que son dénouement. Les États-Unis ayant déployé des missiles balistiques en Italie et en Turquie, l’Union soviétique installa des armes analogues à Cuba. En substance, c’était dire à Washington: « Vous voyez combien il est inconfortable de se savoir sous une menace aussi imparable. Retirez vos engins et je retire les miens ».
C’est ce qui fut fait. A l’avantage, d’ailleurs, des Etats-Unis qui remplacèrent par des sous-marins équipés de missiles « Polaris » les missiles implantés sur le sol turc, c’est-à-dire qu’ils remplacèrent des armes vulnérables au stationnement par des armes quasi invulnérables.

En somme, un échange de positions stratégiques et en aucun cas la pratique de la fameuse politique du « bord du gouffre » que les médias propagèrent et qui affola la population mondiale. Et peut être un artifice de politique intérieure : « mon talent a sauvé l’humanité » laissa entendre le président Kennedy. Prétention, en l’occurrence, sans fondements.

En France, en 1972, les états-majors voulant justifier leur contribution à l’OTAN en forces classiques rédigèrent un « Livre Blanc » en inventant la notion de « test des intentions de l’ennemi ». En combattant 1′ «ennemi » avec des forces classiques, l’on s’assurerait des objectifs visés. Bon prince, l’« ennemi » dévoilerait ainsi ses « intentions ». C’était, à l’évidence, absurde. Mais cette stratégie dénuée de sens permettait d’aligner des divisions et des escadres aériennes pourvues d’armes traditionnelles, de conserver des effectifs numériquement importants, en somme, de faire la guerre nucléaire avec des doctrines et des armes classiques en ignorant l’incompatibilité des deux systèmes d’armement. C’était maintenir le service militaire alors que la dissuasion n’en avait nul besoin. En revanche, l’Union Soviétique une fois disparue et les menaces à conjurer étant totalement différentes, les effectifs nombreux reprirent de l’importance et le service militaire de l’intérêt. Et c’est alors que le gouvernement français crut bon d’y renoncer.
Durant près d’un quart de siècle, François Mitterrand condamna l’armement nucléaire et, député, refusa systématiquement de voter les crédits militaires.
« La suppression de la force de frappe est un engagement que nous tiendrons », déclara-t-il en 1965. Installé à l’Elysée, en 1998, ce fut la volte-face. I1 finira par déclarer fièrement : « la dissuasion, c’est moi ». Il n’en avait pas mieux saisi la signification que son prédécesseur! Valéry Giscard d’Estaing. C’est ainsi qu’il approuva la transformation des engins nucléaires tactiques en armes de « premier avertissement ». Selon lui, en cas de menace de conflit avec l’Union soviétique, il déciderait de lancer, le premier, quelques projectiles atomiques de faible énergie afin de démontrer que la France était déterminée à se défendre par tous les moyens. I1 ne s’était pas rendu compte que, par un pareil « avertissement », la France eût pris l’initiative de faire basculer un conflit disputé avec des moyens classiques en désastre nucléaire et légitimé d’immédiates représailles atomiques, lesquelles auraient été massives et auraient abouti à la destruction du pays.

Le successeur de M. Mitterrand décida de mettre un terme à la politique militaire du général de Gaulle. Avec perspicacité, l’expert danois Sten Rynning a écrit : « Les décisions de Chirac ont un caractère irrévocable, non seulement parce que le traité d’interdiction totale des essais nucléaires a un destin mal défini, mais parce que le site des essais du Pacifique a été démantelé et ont été fermées deux usines de fabrication de matière fissile » (7).

A la grande satisfaction des États-Unis, de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et plus généralement de nos autres partenaires européens, sans parler des Etats du Pacifique, la France rentrant, enfin, dans le rang, celui des puissances sous-moyennes.

En Europe on désarme tandis que les Etats-Unis surarment et que l’Asie Pacifique arme

A vouloir devenir une entité politique, les pays de l’Europe géographique sortent de l’Histoire. De plus en plus elle se fait sans eux. Ces pays perdent chacun leur souveraineté sans être en mesure de s’en remettre à une souveraineté unique et totale, analogue à celle dont bénéficient des grands Etats depuis longtemps politiquement structurés, tels les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie etc.
Aussi les pays européens désarment-ils faute d’un dessein stratégique qui ne peut être que l’expression d’une volonté populaire commune totalement inexistante. La foudre nucléaire, politiquement s’entend, ne s’accommode pas du vide politique. Les pays européens ne sont plus capables que de fournir la piétaille nécessaire aux explosions militaires voulues par les États-Unis, leur mentor économique et stratégique.
Ce fut le cas lors de la guerre du Golfe, de l’aventure somalienne et des interventions des Etats-Unis contre la Serbie et les Talibans d’Afghanistan. En Europe, la militarisation de l’atome, y compris sa puissance d’intimidation, ne sont plus de mise.
En revanche, l’Asie Pacifique prend le relais. Trois puissances militaires vont y figer les frontières comme l’atome l’a fait en Europe durant la « guerre froide »

La Chine détiendrait quelque 400 ogives nucléaires dont les énergies de destruction varient de quelques kilotonnes à 4 mégatonnes. Ces ogives explosives peuvent être lancées par une centaine d’avions et 150 missiles balistiques.

Les nouveaux missiles balistiques intercontinentaux « Dongfeng 5 » présentés lors du défilé des 60 ans de la RPC à Pékin, le 1er octobre 2009.

L’Inde posséderait une trentaine d’ogives atomiques et serait en mesure d’en construire une centaine d’autres. Elle dispose de trois types d’engins lanceurs dont l’un d’une portée de 2000 kilomètres, et elle étudie un sous-marin à propulsion atomique.

– Le Pakistan est crédité par les experts américains de quelques charges nucléaires et de la capacité d’en assembler une cinquantaine. Les avions porteurs sont des F-16 fournis par les Etats-Unis auxquels s’ajoutent deux types de missiles balistiques étudiés par les ingénieurs de la Corée du Nord.
Si se réalise enfin la réunification des deux Corée, celle du nord et celle du sud, la péninsule unifiée comptera quelque 80 millions d’habitants. I1 n’est pas exclu que, bénéficiant des travaux des Coréens du Nord dans le domaine de l’atome et grâce à l’aisance économique et financière de la Corée du Sud, cette nouvelle puissance s’arme également d’une panoplie atomique.
Dans cette hypothèse, le Japon peut-il demeurer le seul grand Etat de la zone Asie-Pacifique pourvu seulement d’armes traditionnelles ? Ceci alors que sur les rives du grand océan et au centre de l’Asie, Russie, Chine, Inde, Pakistan et Corée pourraient pratiquer les uns vis-à-vis des autres une stratégie d’intimidation limitant leurs éventuels conflits à des escarmouches ou à des incidents de frontière, l’escalade vers la violence extrême n’étant plus concevable.
Ainsi, non seulement démographiquement, dans un proche futur, économiquement, mais aussi stratégiquement, l’Asie Pacifique est-elle en voie de se substituer à l’Europe et d’être seule en mesure de rivaliser avec les Etats-Unis.
Cette forme de déclin européen n’est pas inéluctable.
Certes, la chute des taux de natalité y contribue largement mais une politique familiale peut y remédier.
Cependant, même dans l’état actuel des questions de démographie, on peut se demander pourquoi, par exemple, une nation de 60 millions d’habitants comme la France ne peut demeurer souveraine et indépendante alors que le Canada (30 millions) la Corée du Sud (47 millions), pour ne considérer que des Etats techniquement évolués, demeurent souverains et n’entendent pas relever d’un pouvoir supranational ?

L’exemple relativement récent des douze « vraies glorieuses », les années 1956 à 1968, devrait inciter les Français à inverser leur marche vers la régionalisation de leur nation. C’est 1a période durant laquelle fut mise sur pied la force nucléaire de dissuasion. Elle comporte quatre années de guerre d’Algérie, deux années de la IVe République et dix de la Ve République. Au cours de cette période, les prélèvements obligatoires étaient en moyenne de 33% du PIB et non pas plus de 46% comme c’est le cas aujourd’hui. L’Etat disposait donc, par rapport à la fortune nationale, de moins de ressources qu’il n’en a aujourd’hui. Et pourtant, voici les réalisations que les Français peuvent porter à leur crédit :

Deux porte-avions.

Le « Foch », était le vaisseau-frère du « Clemenceau »

Le paquebot « France ».

L’indépendance énergétique grâce aux centrales nucléaires construites à cette époque, centrales qui ont également permis l’électrification du réseau ferré et le TGV, donnant à la France la première place en matière ferroviaire.

La bombe dite à hydrogène à fusion d’atomes légers.
Le système d’armes Mirage IV avec ses 60 bombardiers supersoniques.

Le plateau d’Albion équipé des missiles à ogives nucléaires.
Le premier sous-marin à propulsion atomique, lance missiles (« Le Redoutable »).

La France devient la troisième puissance spatiale avec la fusée « Diamant ».

Elle s’adjuge la plus large part du marché mondial des avions de combat en vendant sa production à plus de 20 pays étrangers.
Le RER a été construit durant cette période.
L’ « Airbus » est conçu et l’Allemagne ensuite associée à sa production et à ses ventes.

Le « Concorde » est dessiné et construit à Toulouse, la Grande-Bretagne fournissant le système de propulsion.

Enfin, la France a mis sur pied une défense autonome qui lui permet de sortir de I’OTAN et de recouvrer la totale disponibilité de ses forces armées. Elle parlait haut dans le monde et celui-ci comptait avec elle.
Mais la France était souveraine et l’État était fort, la sécurité extérieure et intérieure assurées, les interventions militaires limitées à la défense de ses intérêts. Elle avait un grand dessein et elle l’accomplissait.
C’était hier. Il ne dépend que des Français que ce soit aussi demain.

Général Pierre Marie Gallois

(1). Dominique Mongin « La bombe atomique française » 1945-1958,
Paris, Bruylant 1997, p. 24.
(2). Grâce à André Labarthe, j’ai pu rencontrer ces deux derniers.
(3). Général de Gaulle, « Discours et messages », Plon 1970, Tome I page 637
(4). »Discours et messages », Plon 1970, Tome 2, p; 607
(5).Op. cit., pages 409-410
(6). En 1967, les États-Unis détenaient 32 500 ogives atomiques et en 1986 l’Union soviétique en avait produit 45 000.
(7). « Changing Military Doctrine », Ed. Praeger, « Wesçort, London »,
2001, p. 165.

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