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le « pro multis » de la consécration du vin du canon romain doit-il être traduit par « pour beaucoup » ou « par « pour tous », voire « pour la multitude »?

publié dans nouvelles de chrétienté le 11 septembre 2012


Dossier:

sur la traduction en langue vernaculaire du « pro multis » de la forme de la consécration du vin  dans le sacrement de la sainte Eucharistique, par « pour beaucoup » ou « pour tous ».

Dossier:

Au sujet du “pro multis” ou du “pro omnibus”?

Source: sur le site Chiesa

A- “Pour beaucoup” ou bien “pour tous”? La bonne réponse est la première.

C’est ce que Benoît XVI écrit aux évêques allemands. Et il veut que dans toute l’Église on respecte les paroles prononcées par Jésus lors de la dernière cène, sans en inventer d’autres comme dans les missels postconciliaires. Le texte intégral de la lettre du pape

par ***

CITÉ DU VATICAN, le 3 mai 2012 –  L’une après l’autre, les Églises des différents pays du monde sont en train de rétablir, dans les textes de la messe, les paroles de la consécration du vin tirées textuellement des Évangiles et utilisées pendant des siècles, mais qui, au cours des dernières décennies, ont été remplacées, presque partout, par une traduction différente.

Alors que le texte traditionnel, dans sa version de base en latin, dit encore aujourd’hui : “Hic est enim calix sanguinis mei […] qui pro vobis et pro multis effundetur”, les nouvelles versions postconciliaires ont lu dans le “pro multis” un imaginaire “pro omnibus”. Et, au lieu de “pour beaucoup”, elles ont traduit “pour tous”.

Déjà, au cours de la dernière phase du pontificat de Jean-Paul II, quelques dirigeants du Vatican, peu nombreux, parmi lesquels Joseph Ratzinger, avaient essayé de faire revivre dans les traductions la fidélité au “pro multis”. Mais sans aucun succès.

NB: pour être objectif, il faut ajoputer aussi le cardinal Stickler

Benoît XVI a pris personnellement l’affaire en mains. La preuve en est la lettre qu’il a écrite le 14 avril dernier aux évêques d’Allemagne.

On trouvera ci-dessous la traduction intégrale de cette lettre. Benoît XVI y résume les éléments principaux de la controverse, afin de mieux motiver sa décision de rétablir une traduction correcte du “pro multis”.

Mais, pour mieux comprendre le contexte, il est utile de rappeler ici un certain nombre de points.

*

Tout d’abord, en envoyant sa lettre aux évêques d’Allemagne, Benoît XVI veut également s’adresser, à travers eux, aux évêques des autres régions germanophones : l’Autriche, les cantons d’expression allemande en Suisse, le Sud-Tyrol en Italie.

En effet, alors qu’en Allemagne la conférence des évêques a récemment choisi, même si ce n’a pas été sans de fortes résistances, de traduire le “pro multis” non plus par “für alle”, pour tous, mais par “für viele”, pour beaucoup, il n’en va pas de même en Autriche.

Et en Italie non plus. Au mois de novembre 2010, lors d’un vote, sur 187 évêques votants 11 seulement avaient choisi le “pour beaucoup”. Une majorité écrasante avait voté en faveur du “pour tous”, sans se soucier des indications données par le Vatican. Peu de temps auparavant, les conférences épiscopales des seize régions ecclésiastiques italiennes, à la seule exception de la Ligurie, s’étaient également prononcées pour le maintien de la formulation “pour tous”.

Dans d’autres parties du monde on en revient à l’utilisation du “pour beaucoup” : c’est le cas dans différents pays d’Amérique latine, en Espagne, en Hongrie, aux États-Unis. Souvent avec des contestations et des désobéissances.

Mais il est évident que, dans cette affaire, Benoît XVI veut aller jusqu’au bout. Sans imposer, mais en exhortant les évêques à préparer le clergé et les fidèles, par une catéchèse appropriée, à un changement qui devra de toutes façons être effectué.

Après cette lettre, il est donc facile de prévoir que le “pour beaucoup” sera également rétabli dans les messes célébrées en Italie, en dépit du vote contraire émis par les évêques en 2010.

La nouvelle version du missel, approuvée par la conférence des évêques d’Italie, est actuellement en cours d’examen à la congrégation vaticane pour le culte divin. Et elle sera certainement corrigée, sur ce point, d’après les indications du pape.

*

Une seconde remarque concerne les obstacles que le rétablissement d’une traduction correcte du “pro multis” a continuellement rencontrés sur sa route.

Jusqu’en 2001, les partisans des traductions plus “libres” des textes liturgiques s’appuyaient sur un document élaboré en 1969 par le “Consilium ad exsequendam Constitutionem de Sacra Liturgia” qui avait pour secrétaire Mgr Annibale Bugnini. Ce document non signé est, particularité insolite, rédigé en français, et il est habituellement désigné par ses premiers mots : “Comme le prévoit”.

En 2001, la congrégation pour le culte divin publia une instruction, “Liturgiam authenticam”, consacrée à l’application correcte de la réforme liturgique conciliaire. Le texte, daté du 28 mars, portait la signature du cardinal préfet Jorge Arturo Medina Estevez et celle de l’archevêque secrétaire Francesco Pio Tamburrino, et il avait été approuvé par Jean-Paul II lors d’une audience accordée huit jours plus tôt au cardinal secrétaire d’état Angelo Sodano.

Rappelant que le rite romain “a un style et une structure propres qui doivent être respectés autant que possible, y compris pour les traductions”, l’instruction recommandait une traduction des textes liturgiques qui soit l’expression “non pas tant de l’exercice d’une créativité que du souci de la fidélité et de l’exactitude quand il s’agit de rendre les textes latins en langue vernaculaire”. Les bonnes traductions – prescrivait le document – “doivent être détachées de toute dépendance excessive vis-à-vis des formes d’expression modernes et, en général, vis-à-vis d’une langue à tonalité psychologisante”.

L’instruction “Liturgiam authenticam” ne citait même pas le texte “Comme le prévoit”. Et c’était une omission volontaire, afin de retirer définitivement à ce texte une autorité et un caractère officiel qu’il n’avait jamais eus.

Mais, malgré cela, l’instruction rencontra une très forte résistance, y compris au sein de la curie romaine, au point même d’être ignorée et contredite par deux documents pontificaux ultérieurs.

Le premier est l’encyclique “Ecclesia de Eucharistia” publiée par Jean-Paul II en 2003. Dans son paragraphe 2, où sont rappelées les paroles de Jésus pour la consécration du vin, on lit : “Prenez et buvez-en tous : ceci est la coupe de mon sang, pour l’alliance nouvelle et éternelle, versé pour vous et pour la multitude [« pro omnibus » dans le texte latin officiel de l’encyclique] en rémission des péchés (cf. Mc 14, 24 ; Lc 22, 20 ; 1 Cor 11, 25)”. Le “pour la multitude” [« pro omnibus », pour tous] est ici une variation qui n’a aucune correspondance dans les textes bibliques cités et qui est évidemment introduite par imitation des traductions présentes dans les missels postconciliaires.

Le second document est la dernière des lettres que Jean-Paul II avait l’habitude d’adresser aux prêtres chaque Jeudi Saint. Elle était datée de la Polyclinique Gemelli, le 13 mars 2005, et au quatrième paragraphe elle disait :

“‘Hoc est enim corpus meum quod pro vobis tradetur’. Le corps et le sang du Christ sont donnés pour le salut de l’homme, de tout l’homme et de tous les hommes. C’est un salut intégral et en même temps universel, parce qu’il n’y a pas d’homme qui, à moins d’un acte libre de refus, soit exclu de la puissance salvifique du sang du Christ : ‘qui pro vobis et pro multis effundetur’. Il s’agit d’un sacrifice offert pour ‘beaucoup’, comme le dit le texte biblique (Mc 14, 24 ; Mt 26, 28 ; cf. Is 53, 11-12) en une expression sémitique typique qui, tout en mentionnant la multitude atteinte par le salut opéré par l’unique Christ, implique en même temps la totalité des êtres humains auxquels ce salut est offert : c’est le sang ‘versé pour vous et pour tous’, comme cela est légitimement explicité dans certaines traductions. La chair du Christ est en effet donnée ‘pour la vie du monde’ (Jn 6,51 ; cf. 1 Jn 2,2)”.

La vie de Jean-Paul II ne tenait qu’à un fil, il allait mourir une vingtaine de jours plus tard. Et c’est à un pape qui était dans cet état, qui n’avait même plus la force de lire, que l’on fit signer un document en faveur de la formule “pour tous”.

La congrégation pour la doctrine de la foi, à laquelle ce texte n’avait pas été soumis préalablement, nota le fait avec désappointement. La preuve en est que, quelques jours plus tard, le 21 mars, Lundi Saint, lors d’une réunion orageuse des chefs de certains dicastères de la curie, le cardinal Ratzinger émit des protestations.

Moins d’un mois plus tard, ce même Ratzinger était élu pape. Ce qu’annonça au monde, avec une satisfaction visible, le cardinal proto-diacre Medina, celui-là même qui avait signé l’instruction “Liturgiam authenticam”.

*

Benoît XVI ayant été élu pape, le rétablissement d’une traduction correcte du “pro multis” devint immédiatement un objectif de sa “réforme de la réforme”, dans le domaine de la liturgie.

Il savait qu’il rencontrerait des oppositions tenaces. Mais dans ce domaine il n’a jamais craint de prendre des décisions même fortes, comme le prouve le motu proprio “Summorum pontificum” de 2007 pour la libéralisation de la messe selon le rite ancien.

Un point très intéressant est la manière que Benoît XVI veut employer pour mettre en œuvre ses décisions. Pas exclusivement en donnant des ordres péremptoires, mais en cherchant à convaincre.

Trois mois après avoir été élu pape, il fit réaliser par la congrégation pour le culte divin, alors présidée par le cardinal Francis Arinze, un sondage auprès des conférences épiscopales, afin de connaître leur avis en ce qui concernait la traduction du “pro multis” par “pour beaucoup”.

Ayant obtenu ces avis, le 17 octobre 2006, le cardinal Arinze, sur les indications du pape, envoya à toutes les conférences épiscopales une circulaire dans laquelle il énumérait six raisons d’adopter le “pour beaucoup” et exhortait les évêques – là où la formule “pour tous” était utilisée – à “entreprendre la nécessaire catéchèse des fidèles” en vue du changement.

C’est la catéchèse que Benoît XVI suggère de faire en particulier en Allemagne, dans la lettre qu’il a envoyée aux évêques allemands le 14 avril dernier. Dans laquelle il fait remarquer que, à sa connaissance, cette initiative pastorale suggérée par des voix autorisées six ans plus tôt n’a jamais été mise en œuvre.

Deux notes en marge du texte pontifical : 1) Le “Gotteslob” est le livre commun de chants et de prières utilisé dans les diocèses catholiques de langue allemande. 2) La citation “Grâces soient rendues au Seigneur qui, par sa grâce, m’a appelé dans son Église…” est le dernier verset de la première strophe d’un chant qui revient souvent dans les églises allemandes : “Fest soll mein Taufbund immer stehen”.

B- La lettre du pape à l’épuiscopat allemand

Le pape Benoît XVI  a envoyé une lettre au président de la conférence épiscopale allemande sur ce sujet, le 14 avril 2012. En voici la traduction française

LETTRE DE SA SAINTETÉ BENOÎT XVI
AU PRÉSIDENT DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE ALLEMANDE

À Son Excellence
Monseigneur Robert Zollitsch
Archevêque de Fribourg
Président de la Conférence épiscopale allemande
Herrenstraße 9
D- 79098 FREIBURG

Du Vatican, le 14 avril 2012

Excellence,
Vénéré et cher Archevêque,

À l’occasion de votre visite du 15 mars 2012, vous m’avez fait savoir que, pour ce qui regarde la traduction des mots « pro multis » dans les Prières Eucharistiques de la Messe, il n’y a pas encore d’unité entre les Évêques de l’aire de langue allemande. À ce qu’il semble, le danger menace que pour la publication de la nouvelle édition du « Gotteslob » [livre de chants et prières], attendue dans peu de temps, certaines parties de l’aire de langue allemande maintiennent la traduction « pour tous », même au cas où la Conférence épiscopale allemande conviendrait d’écrire « pour la multitude », comme demandé par le Saint-Siège. Je vous avais promis que je me serais exprimé par écrit par rapport à cette importante question, afin de prévenir une telle division dans le lieu le plus intérieur de notre prière. La lettre qu’ici, par votre intermédiaire, j’adresse aux membres de la Conférence épiscopale allemande, sera envoyée aussi aux autres Évêques de l’aire de langue allemande.

Tout d’abord, laissez-moi dire brièvement un mot sur les origines du problème. Dans les années soixante, quand, sous la responsabilité des Évêques, il fallait traduire en allemand le Missel Romain, il existait un consensus exégétique sur le fait que le mot «la multitude», « beaucoup » en Isaïe 53, 11s., était une forme d’expression hébraïque pour indiquer la totalité, « tous ». Le mot « multitude » dans les récits de l’institution de Matthieu et de Marc aurait donc été un « sémitisme » et aurait du être traduit par « tous ». Ce concept s’appliqua aussi au texte latin directement à traduire, dans lequel le « pro multis » aurait renvoyé, à travers les récits évangéliques, à Isaïe 53 et par conséquent aurait du être traduit par « pour tous ». Ce consensus exégétique, entre temps, s’est effrité ; il n’existe plus. Dans la traduction œcuménique allemande de la Sainte Ecriture, dans le récit de la dernière Cène, on lit : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est versé pour beaucoup » (Mc 14, 24 ; cf. Mt 26, 28). Par là une chose très importante est mise en évidence : la restitution de « pro multis » par « pour tous » n’était pas une simple traduction, mais une interprétation, qui était et demeure fondée sûrement ; mais toutefois elle est bien une interprétation et elle est plus qu’une traduction.

Cette fusion de traduction et interprétation appartient, en un certain sens, aux principes qui, aussitôt après le Concile, guidèrent la traduction des livres liturgiques dans les langues modernes. On était conscient de ce que la Bible et les textes liturgiques étaient loin du monde du parler et du penser de l’homme d’aujourd’hui, si bien que même traduits ils seraient demeurés amplement incompréhensibles aux participants à la liturgie. C’était une entreprise nouvelle que les textes soient rendus accessibles, en traduction, aux participants à la liturgie, tout en demeurant, toutefois, à une grande distance de leur monde ; et, les textes sacrés apparaissaient ainsi justement dans leur grande distance. On s’est senti pour cela non seulement autorisés, mais même dans l’obligation de fondre déjà l’interprétation dans la traduction, et de raccourcir de cette façon la route vers les hommes, dont on voulait que le cœur et l’intelligence soient rejoints justement par ces paroles.

Jusqu’à un certain point, le principe d’une traduction du texte de base qui a trait au contenu et pas nécessairement littérale, demeure justifié. À partir du moment où je dois réciter les prières liturgiques constamment en diverses langues, je note que, parfois, dans les diverses traductions, il n’est possible de trouver presque rien de commun et que le texte unique qui en est à la base, souvent n’est reconnaissable que de loin. Ensuite, il y a eu des banalisations qui représentent de vraies pertes. Ainsi, au cours des années, il m’est aussi devenu personnellement toujours plus clair que le principe de la correspondance non littérale, mais structurelle, comme ligne de conduite dans la traduction, a ses limites. Suivant des considérations de ce genre, l’Instruction sur les traductions « Liturgiam authenticam », de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements, le 28 mars 2001, a placé de nouveau au premier plan le principe de la correspondance littérale, sans évidemment prescrire un verbalisme unilatéral. L’acquisition importante qui est à la base de cette Instruction consiste dans la distinction, à laquelle j’ai déjà fait allusion au commencement, entre traduction et interprétation. Elle est nécessaire aussi bien à l’égard de la parole de l’Écriture qu’à l’égard des textes liturgiques. D’un côté, la parole sacrée doit se présenter le plus possible comme elle est, même dans son étrangeté et avec les questions qu’elle porte en elle ; d’un autre côté, c’est à l’Église qu’est confiée la charge de l’interprétation, afin que, dans les limites de notre compréhension actuelle, ce message que le Seigneur nous a destiné nous rejoigne. La traduction la plus soignée ne peut pas non plus remplacer l’interprétation : rentre dans la structure de la révélation le fait que la Parole de Dieu soit lue dans la communauté interprétante de l’Église, et que fidélité et actualisation soient liées réciproquement. La Parole doit être présente telle qu’elle est, dans sa propre forme, qui nous est peut-être étrangère ; l’interprétation doit se mesurer à la fidélité à la Parole elle-même, mais en même temps elle doit la rendre accessible à l’auditeur d’aujourd’hui.

Dans ce contexte, il a été décidé par le Saint-Siège que, dans la nouvelle traduction du Missel, l’expression « pro multis » doit être traduite comme telle et non en même temps déjà interprétée. À la place de la version interprétative « pour tous » doit être employée la simple traduction « pour la multitude ». Je voudrais faire noter ici que ni en Matthieu, ni en Marc il n’y a l’article, donc non pas « pour les nombreux », mais « pour (la) multitude ». Si cette décision est, comme je l’espère, absolument compréhensible à la lumière de la corrélation fondamentale entre traduction et interprétation, je suis toutefois conscient qu’elle représente un défi énorme pour tous ceux qui ont la charge d’exposer la Parole de Dieu dans l’Église. En effet, pour ceux qui participent habituellement à la Messe ceci apparait presque inévitablement comme une rupture justement au cœur du Sacré. Ils demanderont : mais le Christ n’est-il pas mort pour tous ? L’Église a-t-elle modifié sa doctrine ? Peut-elle et est-elle autorisée à le faire ? Y a-t-il ici une réaction qui veut détruire l’héritage du Concile ? Par l’expérience des 50 dernières années, nous savons tous combien les changements de formes et de textes liturgiques touchent profondément les personnes dans leur esprit ; combien une modification du texte dans un point aussi central peut fortement inquiéter les personnes. Pour ce motif, au moment où, sur la base de la différence entre traduction et interprétation, on choisit la traduction « multitude », on décide, en même temps, que cette traduction doit être précédée, dans chaque aire linguistique, d’une catéchèse soignée, par laquelle les Évêques auraient dû faire comprendre concrètement à leurs prêtres et, par eux, à tous les fidèles, de quoi il s’agit. Le fait de faire précéder la catéchèse est la condition essentielle pour l’entrée en vigueur de la nouvelle traduction. Pour ce que j’en sais, une telle catéchèse jusqu’à maintenant n’a pas été faite dans l’aire linguistique allemande. L’intention de ma lettre est de vous demander à tous avec la plus grande urgence, chers Confrères, d’élaborer maintenant une telle catéchèse, pour en parler ensuite avec les prêtres et la rendre en même temps accessible aux fidèles.

Dans une telle catéchèse on devra peut-être, en premier lieu, expliquer brièvement pourquoi dans la traduction du Missel après le Concile, le mot « multitude » a été rendu par « tous » : pour exprimer de façon sans équivoque, dans le sens voulu par Jésus, l’universalité du salut qui vient de lui. Mais ensuite surgit aussitôt la question : si Jésus est mort pour tous, pourquoi dans les paroles de la dernière Cène a-t-il dit « pour la multitude » ? Et pourquoi alors nous, tenons-nous à ces paroles de l’institution de Jésus ? Sur ce point il faut tout d’abord ajouter encore que, selon Matthieu et Marc, Jésus a dit « pour la multitude » alors que selon Luc et Paul il a dit « pour vous ». Ainsi le cercle, apparemment, se resserre encore plus. Par contre, justement en partant de là on peut aller vers la solution. Les disciples savent que la mission de Jésus va au-delà d’eux et de leur cercle ; qu’il était venu pour réunir du monde entier les enfants de Dieu dispersés (Jn 11, 52). Le « pour vous », rend, cependant, la mission de Jésus absolument concrète pour les présents. Ils ne sont pas des éléments anonymes quelconques d’une énorme totalité, mais chacun en particulier sait que le Seigneur est mort justement « pour moi », « pour nous ». « Pour vous » s’étend au passé et à l’avenir, se réfère à moi tout à fait personnellement ; nous, qui sommes réunis ici, nous sommes connus et aimés de Jésus en tant que tels. Ensuite ce « pour vous » n’est pas une restriction, mais une concrétisation, qui vaut pour chaque communauté qui célèbre l’Eucharistie et qui l’unit concrètement à l’amour de Jésus. Dans les paroles de la consécration, le Canon Romain a uni entre elles les deux lectures bibliques et, conformément à cela, il dit : « pour vous et pour la multitude ». Cette formule a ensuite été reprise, dans la réforme liturgique, dans toutes les Prières eucharistiques.

Mais, encore une fois : pourquoi « pour la multitude » ? Le Seigneur n’est-il pas mort pour tous ? Le fait que Jésus Christ, en tant que Fils de Dieu fait homme, soit l’homme pour tous les hommes, soit le nouvel Adam, fait partie des certitudes fondamentales de notre foi. Sur ce point, je voudrais seulement rappeler trois textes de l’Écriture : Dieu a livré son Fils « pour tous » affirme Paul dans la Lettre aux Romains (Rm 8, 32). « Un seul est mort pour tous », dit-il dans la Deuxième Lettre aux Corinthiens, parlant de la mort de Jésus (2 Cor 5, 14). Jésus « s’est livré en rançon pour tous », est-il écrit dans la la Première Lettre à Timothée (1 Tm 2, 6). Mais alors, à plus forte raison, on doit se demander, encore une fois : si ceci est aussi clair, pourquoi dans la Prière Eucharistique est-il écrit « pour la multitude » ? A présent, l’Église a repris cette formulation des récits de l’institution dans le Nouveau Testament. Elle parle ainsi par respect pour la parole de Jésus, pour lui demeurer fidèle jusque dans la parole. Le respect révérenciel pour la parole même de Jésus est la raison de la formulation de la Prière Eucharistique. Mais alors nous nous demandons : pourquoi donc Jésus lui-même a-t-il dit ainsi ? La raison vraiment exacte consiste dans le fait que, par là, Jésus s’est fait reconnaître comme le Serviteur de Dieu d’Isaïe 53, il a montré être cette figure que la parole du prophète attendait. Respect révérenciel de l’Église pour la parole de Jésus, fidélité de Jésus à la parole de « l’Écriture » : cette double fidélité est la raison concrète de la formulation « pour la multitude ». Dans cette chaine de fidélité révérencielle, nous nous insérons avec la traduction littérale des paroles de l’Écriture.

Comme nous avons vu auparavant que le « pour vous » de la traduction lucano-paulinienne ne rétrécit pas, mais concrétise ; de même maintenant nous pouvons reconnaître que la dialectique « multitude » – « tous » a sa signification propre. « Tous » se situe sur le plan ontologique – l’être et l’action de Jésus comprennent toute l’humanité, le passé, le présent et l’avenir. Mais de fait, historiquement, dans la communauté concrète de ceux qui célèbrent l’Eucharistie, il atteint seulement « la multitude ». Alors il est possible de reconnaître une triple signification de la corrélation de « multitude » et « tous ». Tout d’abord, pour nous, qui pouvons nous asseoir à sa table, elle devrait signifier surprise, joie et gratitude parce qu’il m’a appelé, parce que je peux être avec lui et que je peux le connaître. « Je suis reconnaissant au Seigneur, que par grâce il m’a appelé dans son Église… » [chant religieux « Fest soll mein Tauƒbund immer stehen », strophe 1]. Ensuite, cependant, en deuxième lieu ceci signifie aussi responsabilité. Comme le Seigneur, à sa façon, rejoint les autres – « tous » – reste à la fin son mystère. Sans doute, cependant, le fait d’être appelé par lui directement à sa table constitue une responsabilité, si bien que je peux entendre : « pour vous », « pour moi », il a souffert. Beaucoup portent la responsabilité pour tous. La communauté de la multitude doit être lumière sur le candélabre, ville sur la montagne, levain pour tous. Ceci est une vocation qui concerne chacun, de façon tout à fait personnelle. La multitude, que nous sommes, doit prendre la responsabilité pour l’ensemble, consciente de sa mission. Enfin, on peut ajouter un troisième aspect. Dans la société actuelle nous avons le sentiment de ne pas être du tout « une multitude », mais très peu – un petit groupe, qui continuellement se réduit. Non au contraire – nous sommes « la multitude » : « Après quoi, voici qu’apparut à mes yeux une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue », dit l’Apocalypse de Jean (Ap 7, 9). Nous sommes beaucoup et nous représentons tous. Ainsi les deux paroles « multitude» et « tous » vont ensemble et se mettent en relation l’une l’autre dans la responsabilité et dans la promesse.

Excellence, chers confrères dans l’Épiscopat ! J’ai voulu ainsi indiquer les lignes fondamentales du contenu de la catéchèse au moyen de laquelle prêtres et laïcs devront être préparés le plus rapidement possible à la nouvelle traduction. Je souhaite que tout ceci puisse servir, en même temps, à une plus profonde participation à la sainte Eucharistie, s’insérant ainsi dans la grande tâche qui nous attend avec « l’Année de la foi ». Je peux espérer que la catéchèse soit présentée rapidement et prenne part ainsi à ce renouveau liturgique, pour lequel le Concile s’est engagé dès sa première session.

Avec la Bénédiction et mes saluts de Pâques,

Bien vôtre dans le Seigneur.

Benedictus PP. XVI

     C- La nouvelle position de Mgr Force

La conversion de l’évêque-théologien Bruno Forte

C’était un partisan convaincu du “pour tous” dans les paroles de la consécration. Mais la lettre du pape aux évêques allemands l’a fait changer d’avis. Maintenant il veut, lui aussi, que l’on dise “pour beaucoup”. Les dessous de ce virage

par ***
CITÉ DU VATICAN, le 10 septembre 2012 – La discussion relative à la traduction du “pro multis” dans la formule de la consécration eucharistique s’est enrichie, en Italie, d’une nouvelle et intéressante contribution.

C’est en effet à ce sujet qu’une personnalité connue, l’archevêque de Chieti et Vasto, Bruno Forte, ancien membre de la commission théologique internationale et consacré évêque par celui qui était alors le cardinal Joseph Ratzinger, est intervenue dans le principal quotidien italien, le “Corriere della Sera” du dimanche 26 août :

> Quell’Ultima Cena con le sedie vuote

Dans cet article, Forte suit les traces de la lettre adressée le 14 avril dernier par Benoît XVI aux évêques allemands et prend nettement position en faveur de la traduction “pour beaucoup”, au lieu du “pour tous” entré en usage, après le concile, en Italie et dans beaucoup d’autres pays.

“Du point de vue théologique – écrit Forte – je trouve plus respectueuse de la liberté de chacun la traduction ‘pour beaucoup’ qui, par ailleurs, n’exclut aucunement l’offre du salut à tous faite par Jésus sur la croix”.

“C’est pourquoi – ajoute-t-il en conclusion de son article – je préfère la traduction ‘pour beaucoup’ et je considère que, bien expliquée, elle peut être une aide et un stimulant pour beaucoup de gens”.

Forte critique également la traduction qui se trouve dans le missel français, “pour la multitude”, dont deux chercheurs italiens, Francesco Pieri et Silvio Barbaglia, ont indiqué récemment qu’ils l’appréciaient.

Forte liquide la version “pour une multitude” que ceux-ci proposent, parce qu’il y voit une de ces “solutions intermédiaires” qui “bien qu’appréciables” sont “inévitablement des compromis”.

*

L’intervention de Forte est significative et, par certains côtés, surprenante.

Significative parce que c’est l’un des évêques italiens les plus connus, y compris au niveau international, et qu’il est suivi par un nombre important de ses confrères évêques ; ceux-ci l’ont en effet élu comme leur représentant au synode mondial consacré à la nouvelle évangélisation, qui aura lieu à Rome au mois d’octobre. Parmi les quatre prélats qui ont été choisis, il est le seul à ne pas avoir reçu la pourpre, les trois autres étant en effet cardinaux : Angelo Bagnasco, Giuseppe Betori et Angelo Scola.

Surprenante parce que Forte a toujours été considéré comme un théologien du camp progressiste, le camp qui s’oppose le plus, et pas seulement en Italie, au passage de “pour tous” à “pour beaucoup”.

Lors du mémorable colloque ecclésial de Lorette, en 1985, qui marqua l’ascension de Camillo Ruini, alors évêque auxiliaire de Reggio Emilia, vers le leadership de l’Église d’Italie, Forte militait avec Anastasio Ballestrero, alors président de la conférence des évêques, et le cardinal Carlo Maria Martini, dans le camp opposé, le plus fort à ce moment-là. Et c’est lui qui fit la conférence théologique d’introduction.

C’est pourquoi il s’est trouvé plus d’une fois dans le collimateur de ses collègues théologiens plus conservateurs.

Dans un article paru en 2004, Mgr Nicola Bux, consulteur – à l’époque et aujourd’hui – de la congrégation pour la doctrine de la foi, avait désigné Forte comme l’un des “propagateurs” d’une “théologie faible et dérivante” à propos de la résurrection de Jésus, réduite “à un ‘conte étiologique’, autrement dit à un artifice destiné à étayer le culte que les judéo-chrétiens célébraient sur le lieu de la sépulture de Jésus”.

Mais l’intervention de Forte est encore plus surprenante parce qu’elle marque chez lui un changement de jugement par rapport au passé.

Lors de l’assemblée générale de la CEI [conférence des évêques d’Italie] de novembre 2010, quand les évêques italiens réaffirmèrent par un vote massif qu’ils étaient en faveur du maintien de la version “pour tous”, Forte fut l’un des rares à intervenir à ce sujet au cours de la discussion en salle de séances. Et il intervint pour soutenir la majorité.

À cette occasion, le théologien napolitain – il est l’oncle, du côté maternel, du procureur John Henry Woodcock, bien connu pour ses très médiatiques enquêtes judiciaires, la dernière en date concernant l’ex-président de l’IOR Ettore Gotti Tedeschi – affirma certes que “l’alternative ‘pour beaucoup/pour tous’ contenait une nuance théologiquement fondée” mais il ajouta que c’était une nuance “trop subtile à expliquer aux gens” et qu’il était d’avis de “conserver la traduction actuellement en usage”.

Au cours de cette assemblée, les évêques plébiscitèrent le maintien du “pour tous”, avec 171 voix pour sur 187 votants (il y eut un bulletin blanc, 11 évêques seulement votèrent en faveur du “pour beaucoup” et 4 pour la version “pour les multitudes”). Et cela en dépit de la lettre circulaire par laquelle, au mois d’octobre 2006, la congrégation vaticane pour le culte divin avait donné aux épiscopats du monde entier l’indication faisant autorité, sur mandat de Benoît XVI qui venait d’être élu, de traduire par “pour beaucoup” le “pro multis” de l’”editio typica” en latin du missel romain.

*

Actuellement le texte de la nouvelle traduction du missel italien est en train d’être passé au crible par la congrégation pour le culte divin, qui doit donner la nécessaire “recognitio”. Et, à la lumière de la lettre adressée par le pape aux évêques allemands en avril dernier, on peut facilement prévoir que ce dicastère ne transigera pas sur le changement de “pour tous” en “pour beaucoup”.

Mais la partie pourrait rester encore ouverte en ce qui concerne d’autres points sensibles de la traduction. Comme les changements proposés par les évêques – qui ont voté massivement en faveur d’un éloignement par rapport à l’original latin – pour le “pax hominibus bonæ voluntatis” du Gloria et pour le “ne nos inducas in tentationem” du Notre Père, ou, selon un critère opposé, la demande de ne pas toucher à l’actuelle version italienne du “Domine non sum dignus”, spectaculairement – et arbitrairement – différente de l’original latin (“Seigneur, je ne suis pas digne de participer à ton repas”, au lieu du “Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit” du missel latin, repris littéralement de Matthieu 8, 7).

C’est dans ce contexte que se situe le virage de Forte en faveur du “pour beaucoup”. Virage que les plus malveillants interprètent comme une montée sur le char du vainqueur, dans une bataille qu’il considère comme désormais perdue, en vue d’éventuelles promotions à venir.

Forte avait été considéré comme étant dans la course pour le patriarcat de Venise et il avait reçu pour ce poste un “endorsement” public de l’ancien maire de centre-gauche de la ville, le philosophe Massimo Cacciari.

Les grandes manœuvres ont déjà commencé pour deux évêchés italiens traditionnellement cardinalices – Bologne et Palerme – dont les actuels pasteurs, respectivement Carlo Caffarra et Paolo Romeo, atteindront l’âge de 75 ans au cours de l’année 2013. Mais cela, c’est une autre histoire.

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