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de Mattei: à propos des gilets jaunes

publié dans regards sur le monde le 20 décembre 2018


Correspondance européenne | 360France

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France : les deux âmes des gilets jaunes

La marche arrière de la République en Marche d’Emmanuel Macron face à l’avancée des gilets jaunes montre l’importance de la manifestation explosée en France ces dernières semaines.

La première cible de la manifestation était l’arrogant président français qui, dans son discours à la nation du 10 décembre, a dû reconnaître l’échec de sa politique.
Mais Macron est la personnification du pouvoir technocratique européen et son échec est aussi l’échec des mesures économiques et sociales imposées à la France par les eurocrates.
Les vainqueurs politiques du bras de fer sont pour l’instant les partis politiques vaincus aux élections présidentielles de 2016. Le Rassemblement National de Marine Le Pen et La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui avaient obtenu au premier tour 47 % des voix contre 24 % de Macron et avaient ensuite perdu au deuxième tour, prennent aujourd’hui leur revanche.

Le mot d’ordre de ces partis, rappelle Eric Zemmour, était “souveraineté”: «Souveraineté de la nation et souveraineté du peuple. Souveraineté de la nation contre l’oligarchie européenne. Souveraineté du peuple contre les élites françaises qui l’ont bradée» (Le souverainisme à deux visages, in Le Figaro, 6 mai 2016). Aujourd’hui, selon les sondages, l’appel à la souveraineté est partagé par plus de 60 % des Français, comme en Italie où le même pourcentage d’électeurs soutient le gouvernement du Premier ministre Giuseppe Conte. De nombreux observateurs ont souligné les similitudes entre les revendications des gilets jaunes et l’accord du gouvernement Ligue-Cinq Etoiles. Les premiers sont à l’opposition, les derniers au gouvernement, mais les élections européennes sont à nos portes et pourraient changer d’horizon politique, à commencer par la France.

Un autre mot résonne à côté de celui de souveraineté: “populisme”. La traditionnelle bipolarité gauche-droite semble être remplacée par la dichotomie peuple-élites. La nouvelle opposition dialectique est théorisée à la fois par l’ancien conseiller de Trump, Steve Bannon, et par le politologue cher à Poutine, Aleksandr Dugin, qui a proclamé: «Aujourd’hui, il n’y a plus de droite ni de gauche: il n’y a que des gens contre l’élite. Les “gilets jaunes” créent une nouvelle histoire politique, une nouvelle idéologie».

Mais la dichotomie droite et gauche a-t-elle vraiment disparu? Et la nouvelle dialectique peuple-élites est-elle une alternative authentique à la précédente?

Du point de vue historico-politique, les deux concepts sont nés avec la Révolution française qui a marqué la fin de la civilisation chrétienne et la naissance d’un espace politique “profane”. Lorsque les États généraux se réunissent à Versailles en 1789, l’État monarchique français se caractérisait par une société tripartite. Au sommet se trouvent le clergé et la noblesse, à la base le tiers état. Après la dissolution des États généraux, les défenseurs du trône et de l’autel se retrouvent à droite et les libéraux et républicains à gauche. Les premiers défendent les classes supérieures, les derniers le peuple, qui est “en dessous”. Les deux métaphores, verticale et horizontale, sont étroitement liées. Au cours de son histoire, la gauche a toujours fait du peuple le sujet exclusif de la vie politique de la nation, en proposant une conception de la souveraineté opposée à la conception traditionnelle. Pour Rousseau et pour l’abbé Sieyés, pères intellectuels de la Révolution française, la souveraineté réside infailliblement dans le peuple qui ne peut en aucune manière aliéner son pouvoir, le déléguer ou le partager. Un historien de renom tel que George Mosse (1918-1999) a souligné que les “cultes” aberrants de la Révolution française n’étaient que la preuve générale de l’adoration de la “volonté générale” par les totalitarismes modernes.

Or l’histoire n’a jamais été faite par le peuple mais toujours par des minorités. Les minorités ont fait la révolution française et le Risorgimento italien: une minorité a fait la révolution bolchevique, une minorité a fait Mai soixante-huit et une minorité dirige le mouvement apparemment acéphale des gilets jaunes.

Le rôle des minorités dans la gouvernance de la société a été souligné par tous les grands maîtres de la pensée politique, de Platon à Aristote en passant par l’école moderne de science politique, née en Italie au début du XXe siècle avec Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto, Roberto Michels. En étudiant la politique comme une “science”, cette ligne de pensée a montré que, dans toutes les sociétés humaines, l’orientation politique de la société est toujours affirmée par une minorité organisée, qu’ils définissent comme une élite.

Le mot “élite” est la transcription moderne de “aristocratie” qui signifie, étymologiquement, le gouvernement des meilleurs. Lorsqu’une classe dirigeante devient corrompue, elle devient une oligarchie, financière, partitocratique ou autre, mais toujours caractérisée par la poursuite égoïste d’intérêts personnels ou d’un certain groupe. Au contraire, l’élite est une classe dirigeante qui subordonne ses intérêts à ceux du bien commun de la nation. Comme le souligne Plinio Corrêa de Oliveira, ce qui caractérise une élite, c’est la disposition à sacrifier ses propres intérêts pour servir le bien commun, l’intérêt primordial de la société (Noblesse et élites traditionnelles analogues dans les allocutions de Pie XII au Patriciat et à la Noblesse romaine, Albatros 1993). Pie XII appelle la noblesse à être «une élite non seulement du sang et de la race, mais encore plus des œuvres et des sacrifices, des réalisations créatrices au service de toute la communauté sociale » (Discours au Patriciat et à la Noblesse romaine du 11 janvier 1951).

Après la chute des totalitarismes communiste et nazi, la démocratie représentative, apparemment victorieuse, est sur le point de s’effondrer définitivement. Ce qui s’est passé au cours des deux derniers siècles et qui s’est accentué au cours des vingt dernières années, est un processus de “pyramidisation” de la société qui a vu le remplacement des élites traditionnelles par des nouvelles oligarchies. En 1995, Christopher Lasch publia un essai posthume consacré à La révolte des élites et à la trahison de la démocratie (Flammarion 2007), dans lequel l’historien américain accusait la nouvelle élite d’avoir trahi les valeurs de l’Occident, en s’enfermant dans un environnement artificiel et globalisé, loin des vrais problèmes de société.

L’anti-élitisme qui caractérise également la pensée de Noam Chomsky est cependant un point fort de la gauche.

Yves Mamou, dans Le Figaro du 4 décembre, déclare que les gilets jaunes ne sont pas une révolution, mais un mouvement de “restauration nationale” contre la révolution imposée au cours des 30 dernières années par les élites politiques, économiques et administratives. L’analyse est juste si l’on parle d’une certaine âme de la protestation, mais en réalité celle-ci a au moins deux âmes: une de droite et une de gauche. La première incarne la vraie France, la France paysanne, les artisans, les commerçants, les professionnels, les soldats, la France de la richesse réelle, qui est avant tout une richesse morale car fondée sur le sacrifice et sur un patrimoine de valeurs communes.

La seconde est la France de la haine sociale, qui descend directement de la Révolution française. Le rêve est celui de la démocratie directe des jacobins, des anarchistes et des trotskystes qui cherchent leur revanche après l’échec de l’Etat bureaucratique marx-léniniste. Deux âmes qui se rejoignent en un carré “souverainiste” et “populiste”, devant lesquelles, cependant, un autre carré affûte ses armes dans l’ombre.

Les immigrants de première, deuxième et troisième générations sont restés absents d’une révolte qui a pour objectif le rejet de l’immigration, mais ils ne resteront pas silencieux longtemps. À l’avenir, le scénario qui voit en tant que protagonistes les gilets jaunes semble devoir se recouper avec celui évoqué par Laurent Obertone dans son roman visionnaire Guerilla: Le jour où tout s’embrasa (Ring 2016). Alors que la Ve République montre sa vulnérabilité, les places prêtes à exploser en France sont désormais deux: la place multiculturelle et la place souveraino-populiste. Et si la France explose, l’Europe explose. (Roberto de Mattei)

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