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Semaine Sainte 2013: A-Le jeudi Saint B-Le Vendredi Saint C- Le dimanche de Pâques

publié dans couvent saint-paul le 29 mars 2013


 

A- Le Jeudi Saint. (2013)

L’Institution de l’Eucharistie

Nous laisserons cette année les considérations  théologiques sur l’Eucharistie pour suivre, au plus près,  le récit évangélique qui nous raconte le premier Jeudi Saint, Saint parce que jour de l’institution de l’Eucharistie et du Sacerdoce. Comment cela s’est-il déroulé ?

Dès le matin du jeudi, après la belle journée du dimanche des Rameaux, les Apôtres demandèrent à Jésus où manger la Pâque, car Jérusalem était pleine de périls.

Jésus répondit : « Allez à la ville  – c’est Jérusalem –  en y arrivant, vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau, vous le suivrez, et entrant dans la maison où il ira vous direz au maître du logis : Voici ce que dit notre Maître : Mon temps est proche ; je viens faire la Pâque chez vous avec mes disciples. Où est le lieu où je dois la manger ? Et lui-même vous montrera une salle haute, grande ornée de lits et disposée à l’avance. Préparez-y tout ce qu’il faudra. » (Mc 14 13-16 ; Mt 26 18)

Deux disciples, Pierre et Jean s’exécutèrent. Aux portes de la ville, ils rencontrèrent un des hommes qui montaient l’eau puisée à la fontaine de Siloë, et suivant ses pas ils trouvèrent l’hôte indiqué. C’était quelque disciple inconnu des Apôtres. Le Sauveur, se voyant contraint à presser l’heure de la Pâque, l’avait averti de tenir sa demeure préparée.

C’est le Cénacle. C’est là que  Jésus consacra l’Eucharistie et institua le sacerdoce; C’est aussi le lieu de deux apparitions du Christ Ressuscité, l’une aux disciples, l’autre, plus particulièrement , à Thomas ; c’est le lieu où Pierre, libéré par l’ange de la Prison d’Hérode, retrouva la petite communauté encore tremblante ;  c’est le lieu où les disciples reçurent l’Esprit Saint, le jour de la Pentecôte. On comprend que ce cénacle soit un endroit béni pour l’Eglise naissante. La salle est vaste, haute de plafond, comme le dit l’Ecriture ; nous l’avons vu. C’est bien ainsi.  Elle est aujourd’hui vide. Mais elle était à l’époque, garnie de lits situés en fer a cheval, à la manière antique, le service se faisant au centre, les convives allongées de chaque côté du fer à cheval.

Quand tout fut prêt, Jésus y entra. Les douze le suivirent (Mt 26 20). Ils prirent place autour de lui. Jean, couché à sa droite, n’avait qu’à renverser la tête pour reposer sur le sein du Maître. Pierre était à côté du bien-aimé, ou en face de l’autre côté du fer à cheval et Judas non loin de Jésus.

L’heure était venue et le cœur de Jésus en tressaillait de joie : « J’ai désiré d’un grand désir, dit-il, manger cette pâque avec vous avant que de souffrir » (Lc 22 15-16). C’était l’heure du témoignage suprême : « Sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout » par le don du sacrifice eucharistique.(Jn 13 1-3)

 Les circonstances étaient solennelles. Il voyait « que tout lui était remis en main par son Père » ; « il savait qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu » ; « il n’avait plus qu’à donner aux hommes le gage suprême de son amour », son sacrifice eucharistique. Mais auparavant, il voulut s’humilier devant eux, pour montrer par quel anéantissement il s’était incarné, par quel anéantissement, il allait se donner en nourriture et s’offrir en sacrifice.

Jésus se leva de table, déposa ses vêtements, prit un linge et se ceignit les reins ; puis versant de l’eau dans un bassin, il se mit à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge qui lui servait de ceinture. (Jn 13 4-20). Pierre, le premier, vit le Maître se courber devant lui : « Quoi ! Seigneur, s’écria-t-il, vous me laveriez les pieds ! – Tu ne sais pas en ce moment ce que je veux faire, répondit le Sauveur, mais tu le sauras bientôt. » Et par là, il laissait pressentir que cette ablution n’était qu’un symbole, l’image de la Rédemption qui lave en nous le péché ; mais Pierre s’obstinait à ne voir que l’humiliation de son Maître : « Jamais, non jamais, dit-il, vous ne me laverez les pieds. »

Pour vaincre sa résistance, Jésus lui dit : « Si je ne te lave, tu n’auras pas de part avec moi. » Pierre comprit la menace, et tout entier à sa ferveur : « Seigneur, s’écria-t-il, non seulement les pieds mais les mains et la tête. » Jésus, modérant le feu de l’Apôtre : « ceux qui sortent du bain, dit-il, n’ont besoin que de se laver la poussière de leurs pieds, et ils sont purs de toute souillure. » Ainsi en était-il des Apôtres : lavés des grands péchés, il ne leur restait avant la Cène qu’à ôter les moindres taches.

Parmi eux néanmoins se trouvait un impur, et sans nommer Judas, Jésus l’avertit à mots couverts qu’il voyait son crime : « Vous êtes purs, mais non pas tous. » Toutefois le traite n’y prit garde, il laissa le Seigneur venir à lui, verser l’eau sur ses pieds, les presser de ses mains. Judas demeura impassible.

L’ablution achevée, Jésus reprit ses vêtements et s’étendit de nouveau sur le lit de repas : « Savez-vous, dit-il, ce que je viens de vous faire ? Vous m’appelez Maître, Seigneur, et vous avez raison, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous lavez les pieds les uns aux autres, car je vous ai donné l’exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait. »

« Comme je vous ai fait », dit le Seigneur, non pas « ce que je vous ai fait ». C’est moins l’œuvre en effet qu’il importe de reproduire que l’abnégation de Jésus. Le lavement des pieds, symbole de sa mission, le montrait tel qu’il apparut sur la terre, dépouillé de gloire et revêtant la forme d’un serviteur pour purifier les hommes ; se dévouer jusque-là est la loi que le Christ laissait aux apôtres ; et vraiment, ajouta-t-il : «  Heureux serez-vous si vous comprenez ces choses, heureux si vous les faites ! »

Tous dans le collège apostolique ne connaîtront pas cette béatitude. Jésus le répéta : tous n’étaient purs, et la phrase de l’Ecriture allait s’accomplir : « Celui qui mange à ma table lèvera le pied contre moi ».

Jésus ne pouvait détourner son esprit de cette trahison. Songeant à la dignité que violait Judas (Jn 13 20), car «  recevoir le Christ, c’est recevoir le Père qu’il l’envoyait » (Jn 13 20- 21), « il se troubla en son esprit » et resta silencieux un instant, comme hésitant à découvrir  le secret des cœurs. Mais bientôt reprenant la parole : « En vérité, en vérité, dit-il, un de vous me trahira, et il mange avec moi. »(Mc 14 18) Les disciples étonnés se regardèrent les uns les autres, ne sachant duquel il parlait, et dans leur tristesse, chacun se mit à dire : « Sera-ce moi, Seigneur ? » Judas se taisait. Jésus répondit : « C’est l’un des douze ; il met la main au plat en même temps que moi. Celui-là me trahira. » Plusieurs disciples sans doute touchaient en ce moment le plat : le traite ne se trouva donc pas encore désigné. Une fois de plus, le Maître l’avertissait, lui montrant l’abîme près de l’engloutir. « Le fils de l’homme s’en va, dit-il, selon qu’il est écrit de lui, mais malheur à celui par qui le Fils de l’homme sera livré ! Il vaudrait mieux pour cet homme n’être jamais né. »

Epouvantés de ces menaces, les Apôtres n’osaient plus interroger le Sauveur, et se demandaient entre eux de qui il parlait ; mais nul ne songeait à Judas. Le traite répéta après les autres : « Sera-ce moi, Maître ? –Tu l’as dit, répartit Jésus, c’est toi. » ( Mt 26 25)

Faite à voix basse, cette réponse ne fut entendue que de Judas, et le laissa aussi impénétrable que jamais. Désormais rien ne pouvait plus le toucher, il était prêt au crime : et ce fut avec la certitude de voir son corps et son sang profanés que Jésus prit dans ses mains le pain de l’Eucharistie qu’Il allait consacrer. Et c’est pourquoi saint Paul parlant du jour de l’institution de l’Eucharistie dit qu’elle eut lieu la nuit de la trahison :  : « In qua nocte tradebatur, accepit panem ». (1 Cor 11 23)

– L’institution de l’Eucharistie

Le repas touchait à sa fin (Mt 26 26). « Comme ils mangeaient encore, Jésus prit un des pains azymes et ayant rendu grâces, « il le bénit, le rompit selon le rituel juif  et en présenta les fragments aux apôtres : « Prenez, mangez, dit-il, ceci est mon corps, livré, rompu pour vous », froissé, brisé sous les coups. (Lc 22 19)

Un profond silence accueillit ces paroles, silence d’étonnement sans doute, mais aussi d’une foi humble et soumise, car tous gardaient le souvenir de la promesse faite au bord du lac de Tibériade: « Le pain que je vous donnerai, ce sera ma chair pour la vie du monde. Ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang vraiment un breuvage. » (Jn 6 52-56) Si Judas répéta secrètement les murmures des Capharnaïtes, il n’en fut pas ainsi des autres disciples ; pour eux nul doute ; la parole de Jésus n’était ni une figure vide de sens, ni une comparaison obscure ; elle leur montrait sous les apparences du pain, la chair de Dieu fait homme..

Le pain azyme rompu et changé au corps de Jésus reposaient sur un plat de la table. Tous en prirent leur part, et dans cette communion, la première de toutes, il y eut à côté d’un sacrilège, de saints ravissements, de bels actes de foi répétant les paroles de Pierre : « A qui irions nous Seigneur, vous avez les paroles de la vie éternelle ».

Jésus venait de se donner tout entier, et il le marqua en ajoutant, sans attendre la consécration de la coupe : « Faites ceci en mémoire de moi. » (Lc 22 19) Il lui restait néanmoins à présenter une plus complète expression de sa mort, en montrant après sa chair immolée, son sang répandu. La double consécration symbolisait la séparation de l’âme et du corps et donc la mort et ici le sacrifice, le don total de soi pour la rémission des péchés -.Et voici comment il fit :

Le repas était terminé ; la troisième coupe, « le calice de bénédiction » (Lc 22 20) qu’on buvait avant les derniers chants, venait d’être versé. Jésus la prit, la bénit et la présentant aux Apôtres disant: « Buvez-en tous, ceci est mon sang, (Mt 26 27-28) le sang du sacrifice qui consacre la nouvelle alliance, le sang qui sera répandu pour plusieurs en rémission des péchés»,  paroles dont Saint Luc resserre toute la substance, écrivant : « Cette coupe est le nouveau testament dans mon sang qui sera versé pour vous. »(Lc 22 20)

Il y avait donc dans cette coupe un sang qui devait bientôt couler et consommer l’alliance nouvelle. Il offrait aux siens dans ce calice une source de vie nouvelle : « En vérité, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai à nouveau avec vous dans le royaume de mon Père. Pour vous, toutes les fois que vous le boirez, faites-le en mémoire de moi. » ( Mt 26 29)

A peine Jésus achevait ces mots, que la vue de Judas revint l’obséder : « Voici la main du traître, dit-il, qui est avec moi à la table ! » ( Lc 22 21-23). Et maudissant le sacrilège, il répéta : « Le Fils de l’homme s’en va selon les décrets divins ; mais malheur à celui qui le trahit ! » A cet anathème, les Apôtres frémirent, et se demandèrent de nouveau qui d’entre eux allait commettre ce crime.

Or l’un d’eux, celui que Jésus aimait, s’étant penché sur le sein du Maître, (Jn 13 23-30) cherchait à lire dans ses yeux. Pierre remarqua l’attitude familière de Jean et pensa qu’il savait tout ; d’un geste, d’un mot plutôt deviné qu’entendu : « Qui est-ce ? dit-il, Jean l’ignorait encore : « Maître, demanda-t-il, qui est-ce ? » Jésus répondit : « Celui à qui je présenterai le morceau de pain trempé dans ce plat, « et l’ayant trempé, il le donna à Judas Iscariote, fils de Simon. « Avec le morceau de pain, Satan entra en lui. » « Ce que tu fais, lui dit Jésus, hâte-toi de le faire. » (Jn 13 27) Les Apôtres entendirent ces paroles, et comme Judas avait la bourse commune, ils crurent que Jésus lui disait : « Achète ce qu’il faut pour la fête ou donne aux pauvres quelque aumône. » Jean seul comprit ce qui se passait ; il vit, aussitôt le pain reçu, le traite se lever et disparaître : « Il était nuit, » ajoute-t-il. Judas venait d’entrer dans les ténèbres éternelles.

 

 B- Le chemin de Croix

Nous avons assisté hier jeudi saint à la Cène du Seigneur, à l’institution de la Sainte Eucharistie en suivant le récit des Evangiles. Je voudrais poursuivre  ce récit tout en faisant ce chemin de Croix.

Aussi me permettrez-vous, je pense, d’adapter, cette année, un peu,  les 14 stations du chemin de Croix pour suivre plus à fond le texte des Ecritures.

Ière station : Jésus est capturé au Jardin de Gethsémani

Après son agonie au jardin de Gethsémani, Jésus vint  vers ses disciples endormis. Et leur dit : «  réveillez-vous, allons, voilà celui qui va me trahir, il s’avance ».
Jésus parlait encore, quand parut aux abords du jardin une troupe armée d’épées et de bâtons (Id. XXVI, 17) (Jean, XVIII, 3). C’était un tribun romain et ses légionnaires, entourés de Juifs de tout rang, officiers du sanhédrin, gardes du Temple, serviteurs des grands prêtres ; à leur tête marchait Judas, « l’un des douze ». Des torches et des lanternes brillaient dans cette foule.

Arrivés à Gethsémani, ils s’arrêtèrent près du jardin afin de prendre leurs dispositions. Judas rappela qu’un baiser était le signe convenu pour indiquer le Sauveur, qu’ils saisiront et à emmèneront, en se gardant de sa puissance surnaturelle (Marc, XIV, 44). Pendant qu’ils se concertaient ainsi, tout à coup le Maître paraît. A sa vue Judas hésite ; toutes ses ruses avortaient. « Qui cherchez-vous ? » dit Jésus (Jean, XVIII, 4-9). L’apôtre et ceux qui, comme lui, connaissaient le Sauveur, interdits d’être prévenus, se taisaient ; les autres, voyant Judas silencieux et immobile au milieu d’eux, croyant peut-être n’avoir affaire qu’à un étranger, répondent aussitôt : « Jésus de Nazareth. – C’est moi, » leur dit le Sauveur. Epouvantés ils reculent, et tombent à terre.
« Qui cherchez-vous ? » demande de nouveau Jésus. Ils savent qui est devant eux ; ils n’osent dire : Toi-même. « Jésus de Nazareth, répondent-ils – Je vous l’ai déjà dit : Jésus de Nazareth, c’est moi. « Le Christ se livre une seconde fois par ces paroles, mais en même temps il n’oublie pas les siens. « Si c’est moi que vous cherchez, ajoute-t-il, laissez donc ceux-ci se retirer. »

Au sein même des humiliations, et dans les mains de ses ennemis, il marque jusqu’où peut aller leur violence, quelle limite elle doit respecter. Ainsi s’accomplissait la promesse du Sauveur : « Père, je n’ai perdu aucun de ceux que vous m’avez donnés ».

Il fallait un terme à ces hésitations : les soldats, le tribun, troublés de ce qui venait de se passer, regardaient Judas et attendaient le signal convenu. Le traître s’approcha précipitamment : « Maître, salut ! dit-il, et ses lèvres touchèrent le Christ (Marc, XIV, 45). « Judas, lui répondit le Sauveur, mon ami, est-ce pour cela que tu es ici ? Livrer le Fils de l’homme par un baiser ! » (Mat. XXVI, 50)
Les soldats s’approchèrent aussitôt de Jésus et le saisirent. Les apôtres l’entouraient encore, tenant deux épées ; voyant ce qui allait se passer, l’un d’eux s’écria : « Maître, frapperons-nous ? » (Luc, XXII, 49) Au même instant on vit le fer briller dans la main de Simon et s’abattre sur un des serviteurs du grand prêtre, nommé Malchus (Mat., XXVI, 51) ; celui-ci se jeta de côté et reçut le coup à l’oreille droite, qui fut tranchée (Jean, XVIII, 10). La colère était dans les cœurs ; Jésus l’apaisa d’un mot : « Laissez faire, » dit-il (Luc, XXII, 51). Puis, apercevant Malchus sanglant, de ses mains captives, mais non pas encore liées, il toucha l’oreille du serviteur et le guérit.

Se tournant alors vers Pierre, Jésus lui reprocha de troubler sa Passion et de ravaler sa dignité à la condition d’un criminel en révolte : « Remets ton épée dans le fourreau, car quiconque prendra l’épée périra par l’épée » (Mat., XXVI, 52-54). « Quoi ! je ne boirai pas le calice que mon Père m’a donné à boire ? Penses-tu que je ne puisse pas le prier, et à l’heure même il m’enverrait ici plus de douze légions d’anges ? Mais alors, comment s’accompliront les Ecritures où il est dit qu’il en doit être ainsi ? » Cette abnégation confondit Pierre ; pourtant il comprit qu’en ce temps même d’humiliation, le Sauveur nommait Dieu son Père, et qu’au lieu de douze apôtres tremblants, il pouvait appeler autant de légions d’anges pour anéantir ses ennemis ; renonçant à pénétrer les desseins du Maître, il se tint en repos.

Jésus protesta sans colère contre la violence dont il était victime : « Vous êtes venus à moi comme à un voleur, me prendre avec des épées et des bâtons. J’étais tous les jours au milieu de vous enseignant dans le temple, et vous ne m’avez pas arrêté ; mais c’est que voici votre heure et la puissance des ténèbres ». Jésus déclarait ainsi à ses ennemis qu’ils avaient dû attendre pour l’arrêter, l’heure marquée par Dieu. « Et tout ceci, dit-il, arrive pour accomplir ce qui a été écrit par les prophètes ».
Les disciples, entendant ces paroles, s’enfuirent et laissèrent la troupe armée entourer leur Maître (Mat., XXVI, 56) ; soldats, tribun, Juifs, tous se jetèrent sur lui pour le lier, car ils tremblaient encore devant celui qui venait de les terrasser (Jean, XVIII, 12). Abandonné des siens, Jésus fut entraîné vers Jérusalem (XIV, 51, 52). Seul, un jeune homme s’attachait à ses pas ; habitant sans doute la vallée du Cédron, et éveillé par le bruit, il n’avait eu que le temps de jeter sur lui un léger manteau. Son empressement à suivre le Sauveur inspira du soupçon, et les gardes voulurent le retenir ; mais il laissa son vêtement entre leurs mains, et s’enfuit loin d’eux.

2ème station ; Jésus devant Anne.

De Gethsémani, la route qui mène à la colline de Sion franchit le torrent, puis serpentant, parmi les tombeaux, au flanc du mont Moriah, elle s’élève sur la pente d’Ophel, et pénètre dans la ville par une des portes du sud. Les soldats suivirent cette voie pour conduire Jésus au palais où habitaient les deux grands prêtres Caïphe et Anne.
Malgré sa déposition, Anne conservait une réelle prééminence, maintint dans sa famille le souverain sacerdoce et demeura aux yeux de ses compatriotes le seul pontife légitime. Il est en effet entouré d’honneurs par les sanhédrites, et fut saisi, le premier, du procès de Jésus, au mépris des droits de Caïphe, son gendre, grand prêtre imposé par Rome. Les deux pontifes habitant probablement deux ailes du même palais, rien ne trahissait le double jeu des Juifs, et il suffit, pour mener Jésus d’Anne chez Caïphe, de lui faire traverses la cour qui séparait leurs demeures.

Le Sauveur fut donc en premier lieu conduit chez Anne, qui, pour laisser au Conseil le temps de s’assembler, l’interrogea « sur ses disciples et sur sa doctrine ». L’ordre même de ces questions indique l’esprit qui les dictait. On voit qu’aux yeux du grand prêtre, le principal était moins de juger un enseignement que de surprendre un complot. Il tenait le règne de Jésus pour l’un de ces rêves qui agitaient l’Orient, surtout la Judée, et réunissant des aventuriers, les précipitaient dans les hasards d’une révolte contre Rome. Ce qu’il cherchait, c’était des complices pour tirer de leurs aveux la condamnation du Nazaréen et frapper à coup sûr.

Le Christ ne pouvait accepter le rôle de conspirateur ; sans répondre sur ses disciples, il s’éleva à une hauteur qu’Anne ne soupçonnait pas : « J’ai parlé publiquement, dit-il, j’ai toujours enseigné dans la synagogue et le Temple où les Juifs s’assemblent ; et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interroger ? Interrogez ceux qui m’ont entendu sur ce que je leur ai dit. Ceux-là savent ce que je leur ai enseigné ». Par ses répétitions de mots, le texte, à lui  seul, montre l’énergie des paroles de Jésus, il l’attire uniquement sur sa personne divine : C’est moi, moi seul, lui dit-il, qu’il importe de connaître. Ma doctrine, c’est moi ; et moi, librement, sans rien dissimuler, j’ai parlé au monde. Moi, partout et toujours, j’ai enseigné dans les synagogues, dans les parvis du Temple, partout où les Juifs se rassemblent. Pourquoi parler de secret ? Je n’ai rien dit de caché. Pourquoi ces questions ? Interrogez non pas mes disciples, mais ceux qui m’ont entendu. Voyez, ceux-ci même, ajouta-t-il en désignant ceux qui l’entouraient, savent ce que j’ai dit.
Les derniers mots de Jésus étaient un refus de se justifier. Les assistants le comprirent, et l’un des officiers d’Anne qui était près du Sauveur lui donna un soufflet en disant : « Est-ce ainsi que tu réponds au grand prêtre ? » Jésus se contenta de répliquer : « Si j’ai mal parlé, montrez ce que j’ai dit de mal ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? »

Anne, vaincu par ce calme, cessa l’interrogatoire et renvoya Jésus lié à Caïphe (Jean, XVIII, 24), l’avertissant ainsi qu’il lui livrait une victime, moins pour la questionner que pour la condamner. D’ailleurs, qu’attendre de Caïphe, qui, comme le rappelle saint Jean, avait dit quelques jours auparavant : « Il est bon qu’un seul homme meure pour tout le peuple ? »

3ème station : Jésus devant Caïphe et le sanhédrin

Jésus fut amené devant le sanhédrin, que Caïphe lui-même présida  durant cette nuit. Régulièrement cette fonction appartenait à Rabban Gamaliel, qui la remplissait depuis le mort de son père Simon ; mais on l’avait sans doute écarté à dessein. D’un esprit élevé, il avait rompu avec le rigorisme des scribes, et plus tard nous le verrons plaider la cause des chrétiens. Un tel homme n’était pas pour condamner Jésus : il fallut donc que le grand prêtre prît la direction du tribunal. (Act., V, 34-39). Il n’était pas rare d’ailleurs que les pontifes se réservent ce droit quand le culte de Dieu était en cause.
L’assemblée devant laquelle comparut Jésus était la haute cour de justice en Judée. Elle comptait dans ses réunions plénières soixante et onze membres, mais la présence de vingt-trois suffisait pour constituer le tribunal et donner force à ses arrêts. Caïphe, « patriarche » du sanhédrin, siégeait sur une estrade et  présidait aux délibérations ; autour de lui, sur des coussins posés à terre, étaient assis les autres juges, en demi-cercle. Caïphe  avait, à sa droite, un vice-président qui dirigeait les débats, et, près de lui, les Sages, conseillers habituels de la cour. Aux deux extrémités se tenaient deux secrétaires, chargés, l’un de recueillir tout ce qui était à la charge de l’accusé, l’autre, ce qui lui était favorable ; des officiers subalternes entouraient l’accusé, armés de cordes et de lanières pour le lier ou le frapper au premier ordre. Tel était l’aspect du tribunal devant lequel Jésus fut amené.

Dès le commencement, il fut facile de prévoir jusqu’où irait la prévention des juges contre leur victime. Nulle trace qu’on ait respecté la règle du sanhédrin qui ordonnait d’exposer d’abord dans les causes capitales tout ce qui est en faveur de l’accusé. Aucun avocat, aucun témoin à décharge ne prit sa défense. L’accusation avait changé de face ; il n’était plus question de doctrine secrète, mais d’enseignement public et de blasphème contre la religion. Répondant par une dérision à la demande du Christ « qu’on interrogeât ses auditeurs (Jean, XVIII, 21), les chefs du sanhédrin produisirent des témoins subornés qui assurèrent l’avoir entendu proférer des paroles de scandale (Mat., XXVI, 59-62) : c’étaient quelques-unes de ces expressions mal comprises dont nous trouvons de nombreux exemples dans les Evangiles. On garda à l’égard de ces délateurs les formalités habituelles, le serment leur fut déféré, et ils entendirent le solennel avertissement: « Sachez que le sang de l’innocent et de sa postérité retombera sur vous à tout jamais ». Mais si résolus qu’ils fussent à calomnier, ils ne purent se concerter sur tous les points, et devant le tribunal, où ils parurent l’un après l’autre, leurs dépositions ne s’accordaient pas. Jésus n’eut donc qu’à écouter en silence pour voir les ruses de ses adversaires se détruire d’elles-mêmes.
A la fin, deux hommes attestèrent qu’ils avaient entendu dire à Jésus : « Je puis détruire le Temple de Dieu, et en trois jours le réédifier ». Saint Marc rapporte ce témoignage sous une autre forme (Marc, XIV, 58, 59) : « Nous lui avons entendu  dire : Je détruirai ce Temple fait de main d’homme, et en trois jours j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme ». Même sur ce point ils ne purent s’entendre. L’accusation languissait au milieu de ces dépositions contradictoires ; l’imposture d’ailleurs était manifeste, car c’était publiquement et au milieu du Temple que Jésus avait dit : « Renversez ce saint des saints, – lui – » par vos prévarications et vos crimes ; « en trois jours je le redresserai ». Et par là, on s’en souvient, il désignait son corps, destiné à devenir le saint des saints de l’alliance nouvelle.
Fort du témoignage que lui rendait la vérité, Jésus se taisait et laissait la confusion régner autour de lui (Marc, XIV, 61) (Mat., XXVI, 62). Caïphe sentit combien ce silence parlait éloquemment ; il s’élança de l’estrade, et s’avançant au milieu de la salle en face du prisonnier : « Tu ne réponds rien, dit-il, à ce que ceux-ci déposent contre toi ? » Jésus se taisait toujours. Le pontife déconcerté comprit qu’il fallait finir. Laissant donc de côté les détours et les questions captieuses, il déféra à Jésus le serment solennel qui, selon la Loi, l’obligeait à répondre : « Je t’adjure, au nom du Dieu vivant, dis-nous si tu es le Fils de Dieu » (Mat., XXVI, 63). La parole de Caïphe allait plus loin que sa pensée ; il ne disait pas : Dis-nous si tu te prétends vraiment le Fils de Dieu ; mais « si tu es le Christ, le Fils du Dieu béni. – Je le suis, » répondit Jésus, et il joignit à sa déclaration quelques développements, dont l’évangéliste a conservé le trait capital : « Toutefois, je vous le dis, un jour vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la majesté de Dieu et venant sur les nuées du ciel » (Marc, XIV, 61, 62).
Les scribes ne pouvaient pas ne pas voir dans ces paroles un double emprunt fait aux livres sacrés : d’un côté, le souvenir du psaume qui annonce la divinité du Christ : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite (Ps., CIX, I) ; » et de l’autre, une allusion à la vision de Daniel où le Messie « s’avance sur les nuées des cieux vers l’Ancien des jours » (Dan., VII, 13). Jésus proclamait donc par là qu’il était le Christ attendu d’Israël ; que sa place était à la droite de Dieu, et sa mission de venir à la fin des temps juger le monde. Mais les sanhédrites fermèrent l’oreille à ces témoignages, et le grand prêtre n’y répondit qu’en déchirant ses vêtements : « Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? s ‘écria-t-il : vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble ? » Tous répondirent : « Il mérite la mort ».
Aussitôt commença une scène d’outrages sans nom (Marc, XIV, 65) (Mat. XXVI, 67, 68). Il semble, d’après le récit de saint Marc, que, dans le sein même du Conseil, quelques-uns des magistrats, donnant le signal de ces indignités, crachèrent les premiers au visage de Jésus ; puis lui ayant couvert la face, ils lui donnaient des soufflets ; d’autres, dit saint Matthieu, frappaient Jésus et lui disaient après chaque coup : « Christ, prophétise, qui t ‘a frappé ? » Quand leur fureur se fut lassée, les sanhédrites livrèrent Jésus à leurs valets. Ceux-ci le reçurent à coups de bâton, selon une des variantes du texte sacré : selon l’autre, ils le chassèrent devant eux en le maltraitant (Marc, XIV, 65).

4ème station : le reniement de Pierre.

Dans cette nuit s’accomplit ce qu’avait prédit le Seigneur : tandis qu’il comparaissait devant Anne et Caïphe, Pierre, le chef de ses apôtres, le renia trois fois. Les évangélistes notent assez exactement l’heure de ces actes d’infidélité ; Nous croyons probable qu’en trois occasions distinctes, pendant cette nuit, Pierre fut reconnu par différentes personnes, et qu’en ces trois occasions il abandonna son Maître, réitérant chaque fois le reniement sous des formes variées et devant plus d’un témoin…

Pour bien voir la succession des faits, il importe de remonter aux premiers moments qui suivirent la scène du jardin de Gethsémani.
Deux des apôtres, remis de leur premier effroi, revinrent bientôt sur les pas du Sauveur. Pierre, l’un d’eux, restait loin (Jean, XVII, 15); mais l’autre disciple se rapprocha de la troupe armée : c’était Jean, qui, au péril de sa vie,  ne devait plus quitter son Maître. Comme il était connu au palais du pontife, il y entra avec Jésus, sans remarquer que son compagnon – Pierre- n’avançait pas. Celui-ci, n’osant pénétrer dans la cour, se tenait au dehors (Jean, XVIII, 16-17). Jean s’en aperçut ; il sortit, parla à la servante qui gardait la porte, et l’introduisit. Cette femme jeta un regard curieux sur l’étranger : « N’es-tu pas aussi, lui dit-elle, des disciples de cet homme ? –Je n’en suis point, » répondit Pierre, et il passa rapidement.

Dans cette saison, les nuits de Judée sont d’autant plus fraîches que le jour a été plus ardent. Pour se garantir du froid, les gardes et les valets avaient allumé dans la cour un de ces buissons épineux qui abondent autour de Jérusalem. Pierre, assis dans ce groupe, se chauffait « attendant la fin » (Luc, XXII, 55), quand il fut rejoint par la servante (Mat., XXVI, 58, 69, 70). Elle le regarda fixement à la lueur du foyer (Luc, XXII, 56) : « Certes, dit-elle, tu étais avec Jésus de Nazareth ». (Marc, XIV, 67) Pierre le nia devant tous. « Je ne sais ce que tu veux dire ». Et comme elle insistait, disant aux autres (Luc, XXII, 56, 57) : « Certainement il était avec lui. – Femme, répondit Pierre, je ne le connais même pas ». Puis troublé, il se retira du groupe ; en ce moment on entendit le premier chant du coq (Marc, XIV, 68).

En se rapprochant de l’entrée, il trouva une autre servante à qui la première avait apparemment communiqué ses doutes (Mat., XXVI, 71, 72). Elle aussi dit à ceux qui l’entouraient : « Cet homme était avec Jésus de Nazareth ». Pierre le nia avec serment. La servante commise à la porte le suivait toujours : « Assurément, reprit-elle de nouveau, c’est un de ceux-là » (Marc, XIV, 69, 70). Il le nia encore. Un des témoins de cette scène s’adressant à l’apôtre : « Tu es donc de ces gens-là ? lui dit-il. – Homme, répondit Pierre, je n’en suis point » (Luc, XXII, 58).

Le témoignage de Saint Jean dans son évangile : Jean avait entendu le premier reniement à l’entrée du palais ; mais occupé depuis lors à suivre le jugement de Jésus, il n’assista pas aux scènes précédentes racontées par les synoptiques. Quand il regarda dans la cour, les serviteurs ranimaient le feu et se chauffaient, car le froid devenait vif. Pierre, debout près d’eux, se chauffait aussi. Repoussé de la porte par des questions importunes, il était retourné à sa première place (Jean, XVIII, 18, 25). Jean entendit qu’on lui disait : « Toi aussi, tu es un de ses disciples », à quoi il répondit : « Non, je n’en suis point ».

On se lassa de l’interroger, et il demeura près d’une heure tranquille ; mais s’étant mis à parler avec ses voisins (Luc, XXII, 59) : « Certes, reprirent-ils, tu es un de ses disciples, car ton accent te trahit ; tu es Galiléen ». (Mat., XXVI, 73) (Marc, XIV, 70) (Jean, XVIII, 26) Un des serviteurs du grand prêtre, parent de Malchus dont Pierre avait coupé l’oreille, ajouta : « Ne t’ai-je pas vu dans le jardin avec lui ? » Pierre  le nia  encore : « Je ne sais ce que tu dis, répondit-il, je ne connais pas cet homme dont tu me parles ». Et son effroi se manifesta par des anathèmes et des serments répétés. Il protestait encore quand le coq chanta pour la seconde fois (Mat., XXV, 74). C’est alors que Jésus se tourna et le regarda (Marc, XIV, 72). Pierre n’y put tenir ; il se souvint que le Maître lui avait dit : « Avant le chant du coq, tu m’auras renié trois fois » (Luc, XXII, 61). Désespéré, hors de lui-même, il ne vit plus les dangers qui l’entouraient. A cet éclat de douleur, la foule s’écarta et lui ouvrit un libre passage. Il sortit, pensant à la parole de Jésus et pleura amèrement.

5ème station : la seconde séance du Sanhédrin

Livré aux gardes du sanhédrin, Jésus eut encore à subir d’indignes traitements (Luc, XXII, 63-65). Saint Luc, qui omet la séance de nuit devant Caïphe, montre le Sauveur au milieu de ces valets, insulté et battu. « Ils lui bandèrent les yeux, dit-il, et le frappant au visage le défiaient de prophétiser, et ils proféraient beaucoup d’autres injures contre lui ».

Jésus resta plus d’une heure entre ces mains impitoyables, puisque ce fut au matin seulement que les membres du sanhédrin le rappelèrent devant eux (Id. XXII, 66). Ils s’étaient réunis dès l’aube pour aviser aux moyens d’exécuter l’arrêt qui frappait Jésus. Le principal était d’obtenir l’assentiment du procurateur Ponce Pilate, car depuis l’asservissement de la Judée, le sanhédrin n’avait plus le droit de mort. Rome, tolérante sur la religion des peuples conquis, se réservait toujours d’administration de la justice, et chargeait ses proconsuls d’étudier les coutumes locales pour les accorder avec le droit romain et former un corps de lois particulier à chaque région. A la vérité, le commun des affaires était laissé aux juges ordinaires de la province ; mais les appels, les causes graves, et surtout le droit de vie et de mort, demeuraient au gouverneur roùain. Si jaloux de leur autorité que fussent les sanhédrites, ils pliaient sous le joug romain ; ils s’y résignèrent alors d’autant plus facilement que le concours de Pilate, les déchargeant de toute responsabilité, prévenait un conflit avec le peuple. Que dans cette foule qui, cinq jours auparavant, acclamait le Sauveur, un des malades guéris à sa parole s’indignât de l’état où on le réduisait, n’était-ce pas assez pour exciter la sédition et délivrer Jésus ? De là leur empressement à le faire passer sous la garde de Rome, en obtenant du gouverneur qu’il ratifiât la condamnation.

Cette négociation n’allait pas sans difficulté, car prompt à verser le sang dans un moment de désordre, Pilate apportait aux affaires le respect des Romains pour les formes juridiques. Or toutes avaient été violées dans la procédure. Des prescriptions sages autant qu’humaines ordonnaient aux juges d’être à jeun, de ne prononcer la sentence qu’après mûre réflexion, même, si elle était capitale, de la remettre à un autre jour que l’interrogatoire. Elles défendaient encore au sanhédrin de se rassembler pendant la nuit, et de tenir séance avant le sacrifice offert dès l’aurore. Caïphe et ses collègues ne pouvaient ignorer ces prescriptions, ni le mépris qu’ils en avaient fait. Soucieux, avant tout, de couvrir tant d’irrégularités, ils crurent y arriver en faisant de nouveau comparaître Jésus au lever du jour. Les courts instants qui s’écoulèrent entre la séance de la nuit et celle du matin n’empêchaient pas qu’en réalité la règle qui prescrivait un délai ne fût enfreinte, car la loi juive comptait les jours du soir au soir. Mais cette distinction entre la nuit et le jour jetait comme une ombre d’illégalité sur le jugement ; la haine du sanhédrin passa outre.
Jésus fut donc amené devant ses juges et Caïphe lui répéta la demande (Luc, XXII, 66-71) : « Si tu es le Christ, dis-le-nous. – Si je vous le dis, répondit-il, vous ne me croirez pas, et si je vous interroge, vous ne me répondrez point et ne me laisserez point aller ». Par là, il rappelait aux sanhédrites qu’en leur présence, quelques heures auparavant, il s’était proclamé le Messie, et qu’ils ne l’avaient point cru. Comment le croiraient-ils maintenant ? Jésus consentit cependant à répéter encore une fois et dans les mêmes termes ce qu’il avait dit pendant la nuit : qu’il était Fils de l’homme et Fils de Dieu ; vainement l’avait-on souffleté, couvert de crachats et d’insultes ; après comme avant ces opprobres, il montrait de loin à ses bourreaux leur victime triomphante au sein de la gloire, et assise à la droite du Très-Haut. « Tu es donc le Fils de Dieu ? demandèrent les sanhédrites. – Vous l’avez dit, répondit Jésus, je le suis. – Qu’avons-nous besoin de témoins ? s’écrièrent-ils aussitôt, nous l’avons entendu nous-mêmes de sa bouche ». Se levant tous à cette parole, ils lièrent Jésus plus étroitement, et l’entraînèrent au prétoire (Marc, XV, 1) chez Pilate.

7ème station : la mort de Judas

Par un juste retour des choses humaines, la première victime de cette sentence fut celui-là même qui en avait été le premier auteur. Confondu dans la foule, Judas avait observé de loin sa victime, inquiet, troublé, conservant peut-être encore un secret espoir que Jésus dominerait ses juges et leur échapperait ; mais quand il le vit condamné et qu’il l’eut suivi jusqu’au palais du gouverneur, le remords s’éveilla dans son âme (Mat., XXVII, 3) ; la vie de Jésus, dont il avait été témoin, repassa tout entière devant ses yeux, et les dernières paroles du Maître lui revinrent comme un reproche. Accablé de honte, saisi par un esprit de vertige, il alla, non à ce Jésus qui l’eût accueilli et sauvé, mais vers les prêtres complices du crime.
Il les avait vus, au sortir du palais de Caïphe, prendre le chemin du Temple ; il s’y rendit et monta les degrés qui séparaient du sanctuaire la cour des gentils (Mat. XXVII, 3-10). Entre le parvis des prêtres et celui des Juifs, s’élevait la salle du Gazith. Bien qu’elle ne fût plus le lieu de séance du sanhédrin, tout fait présumer que Judas y trouva les prêtres et les anciens réunis. « J’ai péché, s’écria-t-il en les abordant, j’ai livré le sang du Juste, » et sa main leur tendait les trente deniers. Ils ne répondirent à ce cri de désolation que par le dédain : « Que nous importe ? C’est ton affaire ». Judas reprit l’argent ; dans l’égarement du désespoir, franchissant l’entrée du « saint », il y jeta le prix de la trahison, et disparut.
Les prêtres ramassèrent l’argent ; autour d’eux étaient les troncs destinés à recevoir les aumônes. « Il n’est pas permis, dirent-ils, de le mettre dans le trésor, puisque c’est le prix du sang ». Etrange scrupule chez ces docteurs d’Israël , pleins de haine et qui eurent besoin d’un conseil pour décider de l’emploi de trente pièces d’argent. Judas vint à leur aide.
Sorti du Temple, il avait suivi la route qui descend vers la fontaine de Siloë. Arrivé à l’endroit où le Cédron se joint au torrent d’Hinnom, il remonta le lit de ce dernier, dont l’aspect n’était pas pour calmer son désespoir. Aujourd’hui encore, Jérusalem n’a point de lieu plus saisissant : une gorge profonde, des collines aux flancs escarpés ou couverts de rares oliviers, et dans ce val, Judas s’éleva sur la pente qui fait face au mont de Sion, et vint dans le champ d’argile d’un potier. De là, embrassant du regard la voie par où il avait traîné sa victime, de Gethsémani au palais des pontifes, son esprit acheva de s’égarer. « Il s’alla pendre, » (Mat. XXVII, 5) ; « son corps précipité la face contre terre se brisa, et ses entrailles se répandirent sur la terre du sang (Act. I, 18, 19).

Instruits de cette mort, les sanhédrites s’empressèrent de faire disparaître ce complice. Les trente deniers de Judas étaient entre leurs mains ; ils achetèrent le champ du potier pour enterrer le cadavre au lieu même où ses entrailles s’étaient répandues ; puis, afin d’effacer le souvenir du crime, ils consacrèrent cet endroit à la sépulture des prosélytes étrangers qui mourraient dans la ville. Mais les habitants de Jérusalem avaient connu la fin tragique de Judas, et comme cette terre maudite avait bu le sang du traître, ils l’appelèrent Haceldama, « le champ du sang ».

8ème station : Jésus au Prétoire

Le sanhédrin, comme nous l’avons vu, avait résolu de livrer Jésus à Pilate (Mat., XXVII, 2) ; les prêtres, étant appelés au Temple par le sacrifice du matin, ne purent l’accompagner, mais le reste forma autour de Jésus un long cortège, qui, traversant la ville, mena le prisonnier au prétoire.

Les gouverneurs romains avaient coutume d’habiter le palais des princes qu’ils remplaçaient, et en mainte occasion les procurateurs occupèrent celui d’Hérode sur la colline de Sion ; mais au temps de Pâque, Pilate résidait dans l’Antonia, forteresse bâtie au nord du Temple et dominant sur les parvis. Il pouvait braver le tumulte du haut de cette citadelle, qui lui offrait d’ailleurs une magnificence royale : vastes portiques, bains, cours immenses où campaient les soldats.

Introduit dans une des salles, Jésus comparut devant Pilate ; il n’était pas un étranger pour le gouverneur, car bien que la Galilée et la Pérée, théâtre accoutumé de son ministère, ne fussent point soumises à la juridiction romaine, sa prédication avait trop remué Jérusalem, pour que le bruit n’en fût pas venu à Césarée. L’épouse de Pilate, surtout, secrètement gagnée au culte de Yahweh, et touchée de la vertu de celui qu’elle appelait « le Juste » (Mat., XXVII, 19), en avait entretenu le procurateur ; aussi le voyons-nous instruit de tout ce qui concernait Jésus : de son non de Christ, des colères du sanhédrin, et des haines qui le poursuivaient.
Le captif était seul ; ses accusateurs, malgré leur animosité, n’avaient pu se résoudre à franchir le seuil du prétoire. La crainte de se souiller, et par suite d’être exclus de la Pâque, l’emportait dans leur cœur sur le désir de soutenir eux-mêmes leurs dénonciations. Toutefois, aux liens qui chargeaient les bras de Jésus, Pilate comprit que les sanhédrites voulaient sa mort ; leur usage étant de livrer en cet état les coupables qu’ils jugeaient dignes du dernier supplice.

A la vue de Jésus, le premier sentiment du juge fut la pitié ; rien dans son attitude qui marquât l’orgueil des séditieux si souvent amenés devant lui, rien qui appelât le châtiment. Doué du tact habituel aux politiques romains, Pilate soupçonna quelque intrigue, et pensa que peut-être il y avait lieu de réformer plutôt que de confirmer une sentence.

Néanmoins, par égard pour les scrupules des Juifs, qui refusaient de pénétrer jusqu’à lui, il sortit, et vint les trouver au dehors (Joan. XVIII, 29-31) : « Quelle accusation, dit-il, apportez-vous contre cet homme ? » Les sanhédrites avaient espéré que Pilate aurait suivi leur courroux.  Leur dépit s’exprima en paroles amères : « Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne vous l’aurions  pas livré ». Cette réponse arrogante blessa le gouverneur. Il usa à son tour d’ironie et de dédain : « Prenez-le vous-mêmes, dit-il, et jugez-le selon vos lois ». L’excommunication, les trente-neuf coups de fouet donnés dans la synagogue ne suffisaient-ils pas à punir la violation de leurs droits ? « Nous n’avons plus le pouvoir de faire mourir personne, » reprirent les Juifs, dévoilant ainsi où ils en voulaient venir. Mystérieuse conduite de la Providence ! Si Dieu leur avait ôté le pouvoir capital, c’était pour qu’ils ne lapidassent point le Christ, selon la Loi, mais que Rome l’élevât sur la croix « d’où il allait tout attirer à lui ». La parole de Jésus devait être accomplie, annonçant de quelle mort il allait mourir.

Evidemment Pilate ne consentait pas à ratifier la condamnation de Jésus, mais entendait évoquer l’affaire et le juger lui-même. Mis en demeure de produire leurs chefs d’accusation, les sanhédrites s’y résignèrent. Le titre de Fils de Dieu que le Sauveur s’était attribué, et qui était la vraie cause de sa perte, fut laissé dans l’ombre ; mais comme, en se déclarant Christ, il se proclamait par là même roi d’Israël, cette dernière prétention lui fut imputée à crime, et l’accusation réduite à trois charges, qui devaient mouvoir Pilate (Luc, XXVII, 2) : « Nous l’avons trouvé, dirent-ils, soulevant le peuple, empêchant de payer le tribut à César, et se disant le Christ-Roi ».
Pilate connaissait trop les Juifs pour être dupe de leur zèle à venger les injures de Rome. Ses officiers, d’ailleurs, ne lui avaient révélé aucune trace de conjuration, aucun refus d’impôt. Il ajouta donc peu de foi aux bruits d’une sédition qu’il eût facilement réprimée ; mais le nom de Christ le saisit. Qu’était-ce que ce titre tout à la fois civil et religieux ? A quelle royauté pouvait prétendre le prisonnier qu’il avait entre les mains ? Résolu de s’en éclaircir, Pilate rentra dans le prétoire et appela Jésus (Jean, XVIII, 33-38).
Le Sauveur resta donc seul avec son juge, loin des Juifs, dont les cris de mort venaient de frapper ses oreilles. Pilate, en le soustrayant à leurs clameurs furieuses, laissait déjà voir que son cœur n’était pas indifférent à cette infortuné. Jésus, loin d’en profiter pour plaider sa cause, ne songea qu’à l’éternelle vérité, et tenta de la faire descendre dans l’esprit de Pilate qu’il voyait devant lui, incertain, obscurci, s’entr’ouvrant néanmoins aux clartés célestes.

Pilate parla le premier : « Es-tu vraiment roi des Juifs ? » dit-il à Jésus. Le Sauveur, moins attentif aux paroles qu’à la pensée de celui qui l’interrogeait, lui répondit : « Dites-vous cela de vous-même, ou d’autres vous l’ont-ils dit de moi ? » Le gouverneur, surpris de se voir pénétrer, repartit brusquement : « Suis-je donc Juif, moi ? Ta nation et les pontifes t’ont livré à moi. Qu’as-tu fait ? » Cette question n’obtint pas de réponse. Tout entier aux luttes intérieures qui agitaient Pilate, Jésus le voyait avec compassion repoussant la grâce qui l’appelait à la vérité, et toujours obsédé du problème redoutable : « Qu’est-ce donc que ce royaume ? » C’est à cette voix secrète que le Christ répondu : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes ministres combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ». Mais, vous le voyez à mes liens, à mon abandon, « mon royaume n’est pas d’ici. – Tu es donc roi ? s’écria Pilate. – Vous l’avez dit », répliqua Jésus, et il ajouta des paroles que saint Jean n’a pas rapportées en leur entier, mais qui confirmaient cette déclaration : « Je suis né, et je suis venu dans le monde afin de rendre hommage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. – Qu’est-ce que la vérité ? » reprit Pilate, et il sortit pour échapper à l’ascendant que Jésus prenait sur lui.
Il s’en alla donc vers les Juifs, et leur dit : « Je ne trouve en cet homme aucune cause de mort ». A cette réponse, ils éclatèrent en cris de rage. Les prêtres et les anciens insistèrent avec violence, répétant aux oreilles du gouverneur des accusations vagues, contradictoires, souvent même incompréhensibles pour lui.

Pilate fit venir Jésus ; sa présence excita une nouvelle fureur (Luc, XV, 3-5) ; il semble même, d’après le texte de saint Matthieu, que les sanhédrites l’aient interpellé directement, mais en vain (XXVII, 12-14). Pilate se tournant vers lui : « N’entends-tu pas, lui dit-il, de combien de choses ils t’accusent ? » Jésus ne répondit pas un seul mot. Ce silence, cette paix au milieu d’une foule déchaînée, jeta le gouverneur dans l’admiration.

Il cherchait à sortir d’embarras, mais les Juifs firent de vives instances, disant : « Il soulève le peuple, enseignant par toute la Judée, commençant par la Galilée jusqu’ici (Luc, XXVIII, 5-7). Le nom de Galilée fut un trait de lumière : lancé à dessein de rappeler au juge le caractère remuant de cette province et le sang des séditieux versé dans le Temple, il lui découvrait un expédient pour se dégager. Aussitôt, Pilate demanda si Jésus était Galiléen, et ayant connu qu’il était du ressort d’Hérode, il le renvoya au tétrarque.

9ème station : devant Hérode.

Ce prince habitait dans l’ancienne demeure des Machabées, où s’étaient retirés les fils d’Hérode, quand le palais de leur père fut livré aux gouverneurs romains. Les légionnaires y conduisirent Jésus entouré de ses ennemis.

L’arrivée de Jésus n’éveilla chez Hérode qu’une joie frivole, car son âme dépravée était incapable même du trouble qui agitait Pilate (Luc, XXIII, 6-12). Depuis longtemps instruit de ce qu’on rapportait du Christ, il souhaitait le voir et être témoin de ses prodiges. Nul doute que ce thaumaturge – Jésus – , pour éviter le supplice, satisferait  sa curiosité et  opérerait quelque miracle. Plein de ces pensées, Hérode traita d’abord le prisonnier avec égard, l’accabla de questions, et le pressa de manifester son pouvoir surnaturel. Mais Jésus pénétrait l’indignité de ce prince ; et lui, qui avait eu pour Pilate des paroles de miséricorde, ne daigna même pas répondre à Hérode. Ce silence déconcerta le tétrarque ; les sanhédrites, de leur côté, n’étaient pas moins déçus. Ils avaient compté reprendre leurs avantages devant un prince de leur nation, et sans avoir besoin de faux prétextes, frapper en Jésus ce qu’ils haïssaient le plus, sa doctrine, ses prétentions au titre de Messie.  Mais vainement ils pressèrent  Hérode par leurs instances furieuses. Il  avait depuis trop longtemps étouffé sa conscience pour prendre intérêt à des questions religieuses.

D’ailleurs, à condamner Jésus, ne courait-il pas le risque d’un mouvement populaire ou des terreurs qui l’avaient assailli après l’exécution de Jean-Baptiste ? Occupé de son repos avant tout, le despote égoïste se hâta de rendre à Pilate honneur pour honneur, en lui renvoyant Jésus ; mais, outré d’avoir été méprisé, il voulut en retour témoigner au Christ son dédain et le revêtit par dérision d’une robe blanche. Que représentait ce vêtement ? La toge des consuls ou des candidats romains, travestissant Jésus en monarque de théâtre ; ou l’habit que prenaient les Juifs renvoyés d’une cause capitale, Hérode indiquant qu’il regardait le prisonnier comme un insensé, incapable de crime ? Le procurateur paraît l’avoir interprété dans ce dernier sens, car, en disputant au peuple la vie du Christ, il s’appuya, pour le sauver, sur cette absolution moqueuse.

I0 ème   station, Jésus de nouveau devant Pilate.

Si importuné que fût Pilate de reprendre une cause dont il se croyait délivré, il reçut quelque satisfaction de la courtoisie d’Hérode et cette mutuelle déférence apaisa leurs ressentiments ; les entreprises du gouverneur sur l’autorité du tétrarque, le sang des Galiléens versé dans le temple, tout fut oublié, et de ce jour-là, ils devinrent amis.
Encore une fois Jésus fut traîné à l’Antonia. La magnificence dérisoire dont il était revêtu rendait son infortune plus sensible. Pilate en fut touché, et, fort du renvoi d’Hérode, essaya d’arracher au sanhédrin sa victime. Il assembla donc les princes des prêtres et les anciens (Luc, XXIII, 13-16) ; mais ceux-ci, de leur côté, résolus à forcer son consentement, avaient amassé des gens du peuple pour imposer davantage. Pilate ayant Jésus près de lui : « Vous m’avez présenté cet homme, leur dit-il, l’accusant de soulever le peuple ; et voilà que, l’interrogeant devant vous, je n’ai rien trouvé en lui de ce que vous lui reprochez. Et de même, Hérode, à qui je vous ai renvoyés, ne l’a pas non plus trouvé digne de mort ».

Qu’un silence menaçant ou des murmures aient accueilli ces paroles, Pilate crut devoir les corriger de quelque manière, et il ajouta : « Je le châtierai donc et le renverrai ». Cette attitude était  inique, un signe de faiblesse, qui ne pouvait échapper aux sanhédrites. Ils résolurent de pousser hardiment leur avantage.

Cependant la foule commençait de monter à la forteresse Antonia, attirée ou par le rassemblement formé devant le prétoire, ou par une cérémonie qui s’accomplissait vers cette heure-là (Mat., XXVII, 15) (Marc, XV, 6-10).

Au matin de ce temps pascal, les gouverneurs romains, afin d’en rehausser la solennité, faisaient grâce à un prisonnier désigné par les Juifs. Pilate  respecta la coutume .
La vue de la foule remplissant la place devant le Palais et réclamant à grands cris la délivrance d’un prisonnier, suggéra à Pilate un nouvel expédient.

Parmi les condamnés qui devaient être exécutés, selon l’usage, aux fêtes de Pâque, il y avait un homme nommé Barrabas, d’une scélératesse insigne (Mat., XXVII, 16) (Marc, XV, 7). A la tête de séditieux, il avait versé le sang dans Jérusalem, et tenté une révolte non seulement contre l’autorité de Rome, mais contre celle des sanhédrites ; car c’est dans leurs prisons que le gouverneur alla le chercher. L’exclamation de saint Jean, à la pensée que le divin Maître lui fut comparé, dit assez quel mépris entourait le criminel : « Or, Barrabas était un brigand ! » (Joan. XVIII, 40)
Pilate espérait qu’entre ce scélérat et l’innocent qu’ils poursuivaient, les Juifs ne pourraient refuser à celui-ci la préférence : « Qui voulez-vous que je vous délivre, dit-il, Barrabas ou Jésus qui est appelé Messie ? » et il monta les degrés du tribunal placé devant le prétoire (Mat., XXVII, 17). Comme il était assis, des serviteurs vinrent le trouver, envoyés par sa femme, qui, de l’Antonia, regardait cette scène. La tradition, qui l’appelle Claudia Procula, la donne comme une femme pieuse; une lumière divine lui avait montré la doctrine de Jésus plus parfaite même que la Loi de Yahweh. Dès la veille, un trouble étrange s’était emparé d’elle, au bruit que le Sauveur allait être arrêté ; le sommeil n’avait pas calmé ses angoisses, et, toute la nuit, des songes terribles l’avaient agitée. Aussi, quand elle vit Jésus entouré d’un peuple furieux, Pilate chancelant, prêt à le condamner, elle ordonna de porter à son époux ce message : « Qu’il n’y ait rien entre vous et ce juste, car j’ai été aujourd’hui fort tourmentée en songe à cause de lui ». Seule au milieu de juges iniques, de faux témoins, de bourreaux, cette païenne trouvait dans son cœur assez de force et de tendresse pour plaider la cause de Jésus.

Les prêtres et les anciens avaient mis le temps à profit. Répandus dans la foule, ils l’enflammaient de leurs passions, et lui persuadèrent de préférer Barrabas au Sauveur (Mat. XXVII, 20). Aussi, quand Pilate demanda pour la seconde fois : « Voulez-vous que je vous délivre le roi des Juifs ? » (Marc, XV, 9) un cri unanime s’éleva du peuple : « Débarrassez-nous de lui, et délivrez Barrabas (Luc, XXIII, 18). – Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ? reprit le gouverneur (Marc, XV, 12). – Crucifiez-le, crucifiez-le, répondit la foule tout d’une voix. – Mais quel mal a-t-il fait ? poursuivit le juge, devenu avocat de son prisonnier ; pour moi, je ne trouve en lui aucune cause de mort ; je le châtierai donc et le renverrai » (Luc, XXIII, 22, 23). Mais la multitude ne répétait qu’avec plus de fureur : « Crucifiez, crucifiez-le ! » « Et ils faisaient des efforts horribles, criant qu’on le crucifiât, et leurs cris augmentaient toujours ».
Voyant qu’il ne gagnait rien, mais qu’au contraire, le tumulte croissait, Pilate voulut montrer qu’il tenait Jésus pour juste (Mat., XXVII, 24-26). Il se fit apporter de l’eau et se lava les mains : « Je suis innocent du sang de ce juste, dit-il ; pour vous, c’est votre affaire ». Tout le peuple répondit : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » Pilate n’eut pas le courage d’aller plus loin, et renvoyant Barrabas dégagé de chaînes, il livra le Christ aux mains des soldats. Sans doute il ne comptait pas encore l’abandonner ; mais la flagellation étant le préliminaire du crucifiement, il espéra que le sang de Jésus calmerait ses ennemis et permettrait de le sauver.

11ème  Station : la condamnation de Jésus.

La flagellation infligée à Jésus était une cruelle torture (Mat., XXVII, 26). Dépouillé de ses vêtements et attaché par les mains à une basse colonne, le condamné présentait son dos aux coups qui le déchiraient. L’instrument du supplice pour les étrangers était non les verges d’orme, réservées aux citoyens romains, mais les lanières de cuir armées d’osselets et de balles de plomb. Sous cet horrible fouet, la peau se soulevait en lambeaux, le sang coulait, et la victime, tombant bientôt aux pieds des licteurs, exposait à leurs violences tout  son corps. Il n’était pas rare de voir les condamnés succomber dans ce premier supplice, car la loi romaine ne connaissait pas les limites fixées par la Synagogue à la durée de la peine. Nulle règle ne déterminait le nombre des coups : tout était laissé au caprice des licteurs, qui ne s’arrêtaient que par dégoût ou par lassitude. Les Evangiles nomment le châtiment sans entrer dans le détail ; mais le silence de Jésus, qui rendit les bourreaux plus acharnés, l’intention de Pilate d’émouvoir les Juifs par le spectacle de leur victime, l’état où le Sauveur fut réduit, jusqu’à ne pouvoir soutenir sa croix, tout fait soupçonner une scène de longues tortures. Elle se passa dans le prétoire et sous les yeux du peuple, car nous voyons qu’aussitôt après la flagellation, les soldats ramenèrent Jésus dans les cours de l’Antonia (Mat., XXVII, 27) (Marc, XV, 16).
Là, renouvelant la scène de moquerie jouée en leur présence par Hérode, ils appelèrent à eux toute la cohorte et rendirent au roi des Juifs d’insultants hommages (Mat., XXVII, 27-30). Jésus, assis sur un trône dérisoire, fut couvert du manteau de laine rouge que portaient les légionnaires. Quelques-uns d’entre eux cependant tressaient une couronne d’épines qui ceignit bientôt la tête du Sauveur ; puis, prenant un roseau, ferme comme le bois, ils le placèrent dans sa main ; un trône, une couronne, un sceptre, rien ne manquait au nouveau monarque que les adorations de ses sujets ; elles lui furent prodiguées : « Salut, roi des Juifs ! » criaient-ils en fléchissant le genou devant lui, et ils ne se relevaient que pour le couvrir de soufflets et de crachats. Durant ces indignes traitements, le roseau échappa sans doute aux mains de Jésus liées et défaillantes ; ils s’en saisirent, et frappant cette tête sacrée, ils y enfonçaient les épines.
La compassion que Pilate avait toujours témoignée pour Jésus ne permet pas de supposer qu’il ait assisté à cette scène. Ses ordres avaient été fidèlement accomplis, outrepassés même ; il voulut en profiter pour émouvoir le peuple (Joan, XIX, 4-16). Paraissant de nouveau sur la place de devant le palais: « Voici, dit-il aux Juifs, que je vous l’amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun crime ». Et Jésus sortit, la couronne d’épines au front, le manteau rouge flottant sur son corps ensanglanté ; on lui fit monter les degrés du tribunal. « Voilà l’homme ! » dit Pilate à la foule. Mais leurs cœurs étaient fermés à la pitié. « Crucifiez, crucifiez-le ! » s’écrièrent-ils. Leur cruauté indigna le gouverneur ; il y eut en lui comme un élan pour sauver Jésus : « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; car moi, je ne trouve en lui aucune cause de mort ». Les Juifs ne pouvaient tenir pour sérieux un pareil congé ; c’est pourquoi voyant toutes leurs accusations de nul effet, ils découvrirent la cause de leur acharnement contre Jésus, ce prétendu blasphème par lequel il s’égalait à Dieu, et que la Loi punissait de lapidation (Lev. XXIV, 16). Rome respectait les coutumes religieuses de ses sujets ; ils espérèrent que le gouverneur finirait par céder : « Nous avons une loi, dirent-ils, et, selon cette loi, il doit mourir, parce qu’il se fait le Fils de Dieu ».

Fils de Dieu ! Ce mot jeta Pilate dans un trouble encore plus grand. En vain se détournait-il de la victime que ses soldats venaient de déchirer sous les fouets. Roi tout à l’heure, Jésus s’élevait maintenant au-dessus de l’humanité ; ce Juif, uniquement coupable de s’être dit Fils de Dieu, ne justifiait-il pas de si hautes prétentions par son calme au milieu des tortures ? Qu’était-ce que ce Fils de Dieu ? D’où venait-il ? Plus inquiet que jamais, il fit de nouveau rentrer le Sauveur, et seul à seul avec lui : « D’où es-tu ? » dit-il. Jésus ne fit aucune réponse. « Quoi ! reprit le gouverneur, tu ne me parles pas ! Ne sais-tu donc pas que j’ai le pouvoir de te crucifier et le pouvoir de rompre tes liens ? »
« Vous n’auriez aucun pouvoir sur moi, répondit Jésus, s’il ne vous était donné d’en haut ». Puis, comparant le crime de Pilate à celui des Juifs, il fit la part de la haine et celle de la faiblesse. « Et c’est pour cela que le crime de celui qui me livre entre vos mains est plus grand que le vôtre ».

Résolu enfin de délivrer Jésus, le gouverneur sortait du prétoire, quand de nouveaux cris l’assaillirent : « Si vous renvoyez cet homme, vous n’êtes pas ami de César ; quiconque se fait roi est ennemi de César ». Terrible menace, car César était alors Tibère, et nul n’ignorait le crédit des délateurs. Oubliant Jésus, il ne vit plus que le maître soupçonneux qui, de Rome, faisait trembler le monde ; les Juifs le traînant à ce juge implacable, le crime de lèse-majesté pesant sur lui, sa fortune brisée, l’exil, la mort. Il ne put tenir devant ces fantômes ; la crainte l’emportant sur tout autre sentiment, il fit sortir Jésus, et monta au tribunal. C’était la veille de Pâque, vers la sixième heure (entre dix heures et demie et onze heures du matin), les Juifs entouraient le siège élevé où Pilate, devenu l’instrument de leur haine, cherchait encore à imposer en couvrant sa terreur des apparences de l’ironie. « C’est donc là votre roi ? » répéta-t-il. Mais sa voix fut étouffée par les cris de la foule : « Enlevez, enlevez-le, crucifiez-le ! – C’est votre roi, et je le crucifierai ! » Un dernier mot eut raison de ses lenteurs : « Nous n’avons d’autre roi que César, » dirent les grands prêtres. Vaincu, il leur livra Jésus (Joan, XIX, 17).

12ème station : le chemin de croix

Une route que la vénération des siècles a nommée la Voie douloureuse s’ouvrait devant Jésus. Le prétoire, qui était au nord du temple et près des parvis, marque le commencement de la Voie douloureuse ; l’église du Saint-Sépulcre, dont l’enceinte renferme le Calvaire, en indique le terme ; c’est donc entre ces deux points extrêmes que s’étendait la route par où Jésus marcha au supplice.

Nous ne discuterons pas de l’itinéraire. Nous ne verrons que  le Golgotha. Ce nom, qui signifie crâne, désignait sans doute un roc nu perçant la terre et s’élevant comme un crâne au-dessus du sol. Le Golgotha devait être peu éloigné des murs de Jérusalem, car les Grecs et les Romains avaient coutume d’exécuter les coupables aux portes des villes, dans un lieu assez fréquenté pour que ce spectacle servît d’exemple.

D’après le récit de saint Jean, Jésus condamné passa aux mains des Juifs. « Pilate, dit-il, leur livra Jésus pour le crucifier (Joan, XIX, 16) ; ils le prirent et le conduisirent à la mort ». Mais il suffit de rapprocher ce témoignage de celui des synoptiques pour se convaincre que des soldats romains et un centurion furent les exécuteurs d’un supplice inusité chez les Juifs ; les grands prêtres se contentèrent d’y assister.

L’exécution suivit immédiatement la sentence : c’était l’usage romain, et les Juifs avaient hâte que tout fût fini, de peur que le cadavre demeurant sur la croix ne souillât la fête. Le cortège se forma donc incontinent : en tête un centurion à cheval, derrière lui quatre soldats entourant Jésus et deux malfaiteurs envoyés à la mort (Joan, XIX, 23). Le Sauveur ne portait plus le manteau rouge, les bourreaux le lui avaient enlevé pour lui rendre ses vêtements (Marc, XV, 20). Mais son front gardait la couronne d’épines et à son cou pendait la tablette où était écrite sa condamnation.
L’instrument du supplice fut apporté, la Croix.  Elle pesa lourdement sur les épaules déchirées de Jésus. Tous les condamnés traînaient leur gibet jusqu’au lieu du supplice, et si cruelle que fût la flagellation, elle ne leur enlevait pas d’ordinaire la force de supporter ce fardeau ; mais il n’en alla pas de même du Sauveur, épuisé par l’agonie de Gethsémani, la sueur de sang et les coups.

Tout était prêt ; le cortège marcha rapidement vers le Golgotha. Entouré d’une foule insolente, Jésus traîna le bois infamant à travers les rues de Jérusalem et sur la voie qui monte au Calvaire. Il approchait des portes, quand tout défaillit en lui ; les insultes, les coups de pique et d’aiguillon n’étaient pas épargnés aux infortunés qui tombaient sous le faix ; mais on vit bientôt que les violences seraient inutiles, et que la victime était incapable de porter plus loin sa croix.

En ce moment un homme entrait dans la ville : c’était un Juif cyrénéen revenant des champs (Mat. XXVII, 32) ; à son costume, aux provisions qu’il apportait pour la Pâque, les soldats reconnurent un étranger employé à des travaux serviles ; c’en fut assez pour lui imposer une des corvées auxquelles le caprice des légionnaires soumettait les habitants des provinces. Ils le forcèrent donc à porter la croix derrière Jésus.

Ce service involontaire rendu au Sauveur a suffi pour tirer de l’oubli Simon le Cyrénéen. Etait-ce un disciple du Christ ? L’Evangile ne le dit pas, mais saint Marc rappelle que Simon était le père d’Alexandre et de Rufus, noms connus des premiers chrétiens comme ceux de leurs frères dans la foi (Marc, XV, 21).

Pour Jésus, les soldats durent le relever, le soutenir même jusqu’au Calvaire (Marc, XV, 22). A la vue de l’homme de douleurs mené au supplice, un frémissement de pitié agita la foule, et d’une troupe de femmes qui était près de Jésus s’élevèrent des cris et des lamentations ; pleurant sur lui, elles frappaient leur poitrine (Luc, XXIII, 27-31). La Loi défendait d’accorder aux suppliciés des témoignages de regrets, mais la compassion qui se manifestait autour du Christ était un de ces mouvements que nul ordre ne peut maîtriser.
Emu de la désolation de ces femmes, Jésus se tourna vers elles : « Filles de Jérusalem, dit-il, ne pleurez pas sur moi ; mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants, parce qu’il viendra bientôt des jours où l’on dira : Heureuses les stériles ! heureuses les entrailles qui n’ont pas enfanté et les mamelles qui n’ont pas nourri ! Alors ils commenceront à crier aux montagnes : Tombez sur nous ! et aux collines : Couvrez-nous ! Car si les hommes traitent ainsi le bois vert, que sera-t-il fait au bois sec ? »
Cette réponse dut surprendre les filles de Jérusalem ; le ton en est grave, presque sévère ; c’est moins un remerciement qu’une exhortation à la pénitence. Jésus y montrait plus de crainte pour elles que pour lui-même.

13ème station : le crucifiement.

Jésus arrivait sans forces au lieu de l’exécution (Mat., XXVII, 34) ; les soldats lui présentèrent un vin mêlé de myrrhe et de pavot que les Juifs avaient coutume d’offrir aux condamnés pour les jeter dans l’engourdissement et adoucir leurs souffrances (Mar, 23). Les soldats, se prêtant à l’usage des Juifs, offrirent ce breuvage au Sauveur.
Jésus, l’ayant goûté, ne voulut pas boire ; mais résigné à toutes les amertumes du supplice, il en suivit les apprêts : la croix enfoncée dans le sol, les marteaux, les clous préparés, les échelles dressées, les cordes tendues. A l’approche des tourments, si un frisson agita ses membres, son âme demeura ferme dans l’attente de la mort.

Les bourreaux le saisirent enfin et le dépouillèrent de ses vêtements et le clouèrent au bois de la croix. Sans doute il fut nécessaire de lier les membres au gibet, afin de maintenir les pieds et les mains sous les clous qui les perçaient. On fixait d’abord les mains, dont le fer traversait la paume ou les poignets. Parfois les pieds n’étaient que serrés avec des cordes, mais le plus souvent le bourreau les clouait sur le bois. C’est ce qui eut lieu pour Jésus ; car nous le voyons, après la Résurrection, montrer à ses disciples ses pieds percés comme ses mains, et la tradition, d’un concert unanime, lui applique la prophétie du Psalmiste : « Ils ont percé mes pieds et mes mains ».
A la même heure s’accomplissait cet autre oracle d’Isaïe (Is. LIII, 12) : « Il a été mis au nombre des scélérats ». Deux croix avaient été dressées, l’une à la droite, l’autre à la gauche de Jésus, portant deux larrons condamnés à mourir. Il ne restait plus aux soldats que d’attacher au-dessus de la tête du Christ l’inscription dictée par Pilate (Joan, XIX, 19-22). On y lisait ces mots, en hébreu, en grec et en latin : « Celui-ci est Jésus de Nazareth, roi des Juifs ».

A ce titre dérisoire, à la vue des deux scélérats qui entouraient le Christ, formant sa cour et son peuple, les Juifs comprirent l’ironie. Trop faible pour défendre sa dignité contre une foule soulevée, Pilate avait repris courage et ne cherchait qu’une occasion de se venger ; aussi quand il reçut la tablette destinée à indiquer le crime de Jésus, il y écrivit une injure pour les Juifs, et afin d’être mieux compris, il employa non seulement le latin, langue officielle, mais le grec, familier aux Juifs de la dispersion, et le dialecte araméen, compris du peuple. Et comme s’il eût craint que l’insulte ne fût pas assez sentie, il ordonna de conduire et de crucifier aux côtés de Jésus deux brigands : c’était montrer à la nation juive quel mépris il faisait de leur royauté chimérique.
Dans le trouble et la rapidité de la marche, cette inscription ne fut pas remarquée ; mais à peine parut-elle sur la croix que l’affront fut compris ; bientôt toute la ville le connut, car le Golgotha se trouvait aux portes de Jérusalem et la foule passait devant le gibet. Aussitôt les grands prêtres, laissant de côté les préparatifs de la Pâque, se firent les interprètes du peuple et vinrent trouver le gouverneur. Ils lui demandaient de corriger l’inscription et d’écrire, non plus : « Voici le roi des Juifs », mais : « Voici celui qui s’est donné pour le roi des Juifs ». « Ce qui est écrit est écrit, » répondit Pilate.

14ème station : la mort de Jésus.

Les soldats avaient achevé leur œuvre, fixant Jésus sur la croix, enfonçant les clous dans les membres divins. Le Sauveur en prit occasion de prier pour eux (Luc, XXIII, 34) : « Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Touchante parole, que les bourreaux entendirent à peine, car d’autres soins les occupaient déjà. Comme la loi romaine leur attribuait les dépouilles du condamné, ils se partageaient la tunique et le manteau de Jésus (Joan, XIX, 23, 24). Ce dernier vêtement, étant fait de plusieurs pièces, fut divisé sans peine en quatre parties ; mais il n’en fut point de même de la tunique, car elle était sans couture, « et depuis le haut jusqu’en bas de même tissu ». Séparer cette robe, c’eût été en détruire la valeur. « Ne la déchirons pas, dirent les soldats, mais jetons le sort à qui l’aura ». Et ils s’en remirent au hasard pour décider de la robe du Christ. « C’était, dit saint Jean, l’accomplissement des paroles prophétiques : Ils ont partagé mes vêtements entre eux, ils ont jeté le sort sur ma robe » (Ps., XXI, 19). Tout étant fini, les soldats s’assirent au pied de la croix et veillèrent à ce que personne n’enlevât le corps des crucifiés, avant qu’ils eussent expiré.

D’ordinaire, sur l’échafaud, les criminels sont entourés de pitié et de respect ; Jésus n’eut même pas cette consolation (Marc, XV, 20, 30). Repoussés du prétoire, ses ennemis vinrent à la croix et se vengèrent sur lui en le couvrant d’opprobres. Au premier rang se trouvaient les faux témoins que le sanhédrin avait produits la nuit précédente. Ils passaient et repassaient devant le gibet, branlant la tête en signe de mépris, blasphémant et rappelant au Christ la calomnie dont il était victime : « Va donc, toi qui détruis le temple de Dieu et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même et descends de la croix ! » D’autres lui lançaient le défi que Jésus avait entendu au jour de la tentation : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix ! » (Mat. XXVII, 40)

Cependant la foule restait immobile, regardant le Sauveur avec plus de curiosité que de haine (Luc, XXIII, 35). Ce silence irrita les sanhédrites, car il suffisait pour que le cri de la justice se fît entendre au fond des cœurs. Aussi vit-on bientôt ces princes d’Israël prendre part aux injures avec leurs valets. C’étaient les mêmes outrages, la même fureur ; seule l’arrogance les distinguait. Ils ne daignaient même pas se tourner vers le Christ et l’insulter en face : prêtres, scribes, anciens raillaient entre eux sa muette agonie (Marc, XV, 31, 32). N’osant nier devant le peuple les miracles du Galiléen, ils tentaient de les obscurcir par l’impuissance où on le voyait réduit : « Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même ! » Puis levant les yeux vers l’inscription dont Pilate leur imposait l’humiliante ironie : « Que le Christ, le roi d’Israël descende présentement de sa croix, disaient-ils, afin que nous le voyions et que nous croyions en lui ! »

Le nom de Christ rappelait à Jésus l’interrogatoire de la nuit ; celui de roi, les luttes d’où Pilate était sorti vaincu, lui-même flagellé et conduit au supplice. Leur rage alla plus loin ; elle osa s’attaquer à l’amour de Jésus pour son Père, et par un blasphème défier jusqu’au Tout-Puissant (Mat. XXVII, 43) : « Il s’est confié en Dieu ; si donc Dieu l’aime, qu’il le délivre, puisqu’il a dit : Je suis le Fils de Dieu ». Rien n’arrêtait ce débordement d’injures qui entraîna bientôt tout le peuple et les soldats eux-mêmes (Luc, XXIII, 35, 37). Ceux-ci s’étant levés tendirent avec une pitié moqueuse la coupe de vin qu’ils buvaient entre eux et crièrent à Jésus : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi donc ! »

Toutefois l’insulte n’était pas à son comble. Jésus avait des compagnons de supplice ; il vit ceux-là mêmes se tourner contre lui, et, des croix dressées à ses côtés, il entendit qu’on répétait ce blasphème (Luc, XXIII, 39-43) : « Si tu es le Christ, sauve-toi, sauve-nous ! » Un seul des larrons avait parlé, l’autre contemplait le Sauveur, admirait sa résignation, et se sentait attiré par lui. Aussi quand il entendit l’outrage de son compagnon, lui fit-il ce reproche : « Tu ne crains pas Dieu, quoique tu te trouves condamné au même supplice. Encore pour nous c’est avec justice, puisque nous souffrons la peine que nous avons méritée, mais celui-ci n’a rien fait de mal ». Et sa foi s’échauffant dans ce témoignage : « Seigneur, ajouta-t-il, quand vous serez venu en votre royaume, souvenez-vous de moi ». Jamais grâce plus soudaine ne transforma un criminel en martyr, mais jamais aussi, confession ne fut plus méritoire, car c’est à l’heure où, renié de tous, Jésus expirait sur le gibet, que le bon larron salua sa royauté divine.
Le Sauveur ne pouvait faire un mouvement sans augmenter ses souffrances ; mais ayant entendu cette prière, il tourna la tête vers son compagnon et lui répondit : « Je vous le dis, en vérité, vous serez aujourd’hui avec moi dans le paradis ». L’humble pénitent ne demandait qu’un souvenir, et c’est le plus riche don qui lui est accordé : la béatitude au sein de Dieu. Il se contentait d’une espérance, et dès ce jour-là même une félicité sans bornes devient son partage. Nous ne trouvons cet épisode que dans le troisième Evangile. Saint Matthieu et saint Marc semblent l’avoir ignoré, car ils parlent en termes vagues de blasphèmes proférés par les brigands. On sait tout ce que saint Luc dut à Marie ; c’est d’elle sans doute qu’il apprit cet entretien murmuré au haut des croix et entendu par la mère qui s’attachait au gibet de son fils expirant.

Cependant l’emportement des ennemis du Christ était moins violent ; bientôt le pied des gibets fut libre, un petit groupe s’en approcha : il se composait de trois femmes et d’un disciple (Joan, XIX, 25-27). C’était la Vierge sainte et sa sœur Marie, femme de Cléophas, près d’elle Magdeleine la pécheresse ; Jean les suivit, lui le disciple bien aimé.
Ils s’arrêtèrent devant la croix, debout, les yeux fixés sur celui qu’ils aimaient. Jésus abaissa ses regards sur ses amis qui lui demandaient un dernier adieu, sur sa mère percée du glaive qui lui avait annoncé le vieillard Siméon. La plus touchante de nos hymnes, le Stabat, rend à peine ce qu’avait de poignant pour une mère un tel spectacle. Mieux que personne Jésus le sentait ; il voyait approcher pour lui la mort ; pour sa mère, le deuil et l’abandon. De tous ses apôtres Jean seul demeurait près de lui, et plus fidèle à mesure que croissait le danger, il soutenait Marie. Evitant de la nommer, pour ne pas l’exposer aux insultes en révélant qui elle était : « Femme, dit Jésus, voici votre fils ! » et à Jean : « Voici votre mère ! » Depuis ce moment, le disciple prit Marie dans sa demeure et le regarda comme sa mère.

Jésus se jeta alors dans le sein de Dieu pour consommer sa Passion. Il fit entendre encore sa voix: « Eloï ! Eloï ! Lamma sabachtani ? » « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? ». Cri de désolation !

Pour embrasser l’étendue de cette désolation, il faut se rappeler que, malgré son innocence, Jésus sur la croix était chargé de crimes véritables et qu’il soutenait l’iniquité du monde. Jésus, devenu péché pour nous, fait « malédiction, exécration », selon l’expression de saint Paul, Jésus, souffrait les souffrances du Serviteur souffrant d’Isaïe

Tout à coup un nouveau cri se fit entendre (Joan, XIX, 28-29) : « J’ai soif, » disait Jésus, lamentant la plus affreuse torture du crucifiement. Un des assistants courut tremper une éponge dans l’aigre boisson des soldats et l’offrit au Sauveur. Et comme son bras ne pouvait atteindre à la tête du crucifié, il prit un roseau, mit l’éponge au bout de la tige et l’approcha des lèvres du Christ. Cet acte de pitié excita dans la foule un cri de haine (Mat., XXVII, 49) : « Laisse donc, laisse-nous voir si Elie viendra le sauver. (Marc, XV, 36)
Le Sauveur appuya ses lèvres contre l’éponge imbibée de vinaigre  et dit (Joan, XIX, 30). « Tout est consommé». Il expira.

« Aussitôt le voile du temple fut déchiré du haut en bas, et mis en deux parts (Mat. XXVII, 51, 52) ; la terre trembla, les rochers furent fendus, les tombeaux s’ouvrirent, et plusieurs corps de saints qui étaient endormis ressuscitèrent ».
Le centurion romain fut le premier à s’incliner devant ces prodiges. Avec les soldats, il était demeuré sur le Calvaire, « vis-à-vis de Jésus » (Marc, XV, 39) ; mais quand il sentit la terre trembler sous ses pieds, et qu’il vit le Christ « mourir en jetant ce grand cri », la crainte le saisit, ses yeux s’ouvrirent et il rendit gloire à Dieu (Luc, XXIII, 47) : « Ah ! vraiment, cet homme était juste, s’écria-t-il, c’était le Fils de Dieu » (Marc, XV, 39). Et sa foi entraînant les légionnaires (Mat. XXVII, 54) : « Vraiment, répétèrent-ils, c’était le Fils de Dieu ! »

Cette confession de païens en face du Christ expirant était la condamnation des Juifs (Luc, XXIII, 48).

C- Le dimanche de Pâques

La Résurrection

Vainement les ennemis de Jésus avaient espéré que sa mort leur donnerait quelque répit (Mat., XXVII, 62-66). A peine fut-il dans la tombe qu’ils se rappelèrent ses prédictions. N’avait-il pas annoncé qu’au troisième jour, il ressusciterait ; qu’il ne leur accordait qu’un signe, celui de Jonas enseveli trois jours dans les flots pour en sortir plein de vie ; qu’un temple mystérieux serait détruit et réédifié en trois jours ?

Ces souvenirs les assaillirent dans la nuit, et leur trouble fut tel, que nous les voyons dès l’aube assemblés de nouveau.

C’était pourtant le lendemain de la Parascève, fait remarquer saint Matthieu, au matin du grand sabbat de la Pâque. Mais tout cédait à leurs terreurs, le repos sacré lui-même, et ils bravèrent le sacrilège de conférer avec un païen dans ce jour solennel.

Pontifes et pharisiens allèrent ensemble chez Pilate : « Seigneur, dirent-ils, nous nous sommes souvenus que cet imposteur a dit, pendant qu’il vivait encore : Après trois jours, je ressusciterai. Ordonnez donc que le sépulcre soit gardé jusqu’au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent le dérober et ne disent au peuple : « Il est ressuscité d’entre les morts ». « Car cette dernière erreur serait pire que la première ».

Pilate leur dit : « Prenez des gardes ; allez, gardez-le comme vous l’entendez ». Ils allèrent donc, et pour empêcher qu’on n’ouvrit le sépulcre, ils en scellèrent la pierre et y posèrent des soldats romains.

Tandis que les sanhédrites prenaient ainsi leurs sûretés contre Jésus, le commun des Juifs avait abandonné le Calvaire pour ne songer qu’aux cérémonies de la Pâque.

Durant ce jour que se passa- t-il dans le cœur des disciples ? Pour eux aussi tout n’était-il pas fini, leurs rêves dissipés, leur abattement d’autant plus profond que l’attente avait été vive et légitime ? Nous serions curieux de connaître les entretiens d’hommes si cruellement déçus. Nous serions curieux aussi d’entendre leurs plaintes et leurs regrets. Mais l’Évangile se tait sur les angoisses qu’ils éprouvèrent. Il ne marque que leur fidélité à la Loi (Luc, XXIII, 56) : « Selon le commandement, dit-il, le repos du sabbat fut gardé. »

Toutefois si l’on attendait plus rien du Maître enseveli, on l’aimait toujours. Les dernières à quitter son tombeau, les femmes qui l’avaient suivi de Galilée, furent les premières à y retourner, ayant hâte d’embaumer le Seigneur avec plus de soin que n’avait fait Nicodème. La plupart d’entre elles, après le crucifiement, avaient eu le temps de préparer la myrrhe et les aromates ; revenues plus tard du Calvaire, Marie Magdeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé, ne purent acheter leurs parfums qu’au soir du lendemain, après le repos sacré ; mais au milieu de la nuit suivante toutes étaient prêtes, et elles se levèrent pour accomplir leur pieux devoir.

Il faisait sombre encore quand, devançant le premier jour de la semaine, elles sortirent de la ville (Joan, XX, 1) (Marc, XVI, 1-3) : « Qui, nous ôtera la pierre de l’entrée du sépulcre ? » se disaient-elles. A entendre ces paroles, il semble que Marie Magdeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé, nommées par saint Marc, se trouvent seules en ce moment, car toutes réunies les saintes femmes n’auraient point désespéré de remuer la porte du tombeau. Leurs compagnes suivaient sans doute, mais de loin.

Les trois Galiléennes étaient encore à quelque distance du jardin, quand tout à coup la terre trembla sous leurs pieds (Mat. XXVIII, 2-4). L’ange du Seigneur descendit des cieux, et s’approchant, roule la pierre qui fermait le sépulcre. Il était déjà vide, car Jésus était ressuscité avant l’aurore et sans éclat. L’ange s’assit sur la pierre ; son visage était plus brillant que l’éclair, ses vêtements d’une blancheur de neige ; les gardes en sont tellement saisis, qu’ils tombent comme morts, et bientôt s’enfuient à la ville.

Trop éloignées du tombeau pour voir ce qui se passait, les saintes femmes hésitent un instant, mais rassurées par le silence, elles entrent dans le jardin, et, s’enhardissant à lever les yeux, voient la pierre écartée ; elle est grande. Cela  frappe leurs regards (Marc, XVI, 4).

A cette vue, Magdeleine s’élance vers Jérusalem : plus de doute, le tombeau du Maître est violé, son corps à l’abandon (Joan, XX, 2). Elle court, elle appelle ses amis : Jean, le bien-aimé ; Pierre, qui, dans la demeure de celui-ci, pleure peut-être, près de Marie sa faute et la mort de Jésus : « Ils ont enlevé le Seigneur du sépulcre, et nous ne savons ce qu’ils en ont fait ».

Les disciples y volent, mais ne trouvent plus Marie, mère de Jacques, ni Salomé ; elles venaient de s’enfuir, « transportées d’épouvante et de joie » tout ensemble (Marc, XVI, 8).

Restées seules après le départ de Magdeleine, les deux femmes étaient entrées dans l’intérieur du tombeau. Elles y trouvent un ange assis au côté droit de la grotte ; son aspect est celui d’un jeune homme vêtu de blanc. Elles frémissent à sa vue, et la crainte enchaîne leur langue, mais il les rassure : « Ne craignez rien, dit-il ; je le sais, vous cherchez Jésus de Nazareth qui fut crucifié : il est ressuscité, il n’est plus ici ; venez et voyez le lieu où on l’avait mis. Hâtez-vous d’annoncer à Pierre et aux disciples qu’il est ressuscité des morts ; il sera devant vous en Galilée ; c’est là que vous le verrez, selon qu’il vous a prédit ; je vous en avertis d’avance ! »

Les deux femmes sortent du sépulcre, partagées entre le bonheur et l’effroi ; mais bientôt la crainte l’emporte, et elles s’enfuient, n’osant redire ce qu’elles venaient de voir et d’entendre.

Cependant les deux apôtres sont parvenus au jardin (Joan, XX, 3-10). Tous deux couraient ensemble, mais Jean arrive le premier. Redoutant de pénétrer dans le tombeau, il se penche pour regarder à l’intérieur et n’aperçoit que les linges posés à terre. Pierre le rejoint enfin, entre sans hésiter, et voit non seulement ces bandelettes, mais le suaire qui enveloppait la tête de Jésus roulé à part dans un coin. Rassuré, Jean le suit et partage son admiration. Dans la tombe vide, nulle trace de violence ; les étoffes n’avaient été ni enlevées, ni abandonnées à la hâte, mais pliées avec soin. A ce signe, les yeux des apôtres s’ouvrent ; ils croient alors ce qu’une connaissance plus profonde de l’Ecriture leur eût d’abord révélé : « qu’il fallait que le Christ ressuscitât des morts, » (Luc, XXIV, 12). Ils retournent à leurs demeures pleins de joie, admirant en eux-mêmes ce qui était arrivé.
Les saintes femmes et les deux apôtres avaient cru sur le témoignage de l’ange, mais il était réservé à Marie de Magdala d’apercevoir la première Jésus ressuscité (Joan, XX, 11-18).

Revenue au tombeau, elle se tenait dehors pleurant, et tout en pleurant elle se baisse pour regarder au fond : elle y vit deux anges vêtus de blanc, assis au lieu où avait été le corps de Jésus, l’un à la tête, l’autre aux pieds : « Femme, dirent-ils, pourquoi pleurez-vous? – C’est qu’ils ont enlevé mon Seigneur, répondit-elle, et je ne sais où ils l’ont mis ». Et ayant dit ces mots elle se retourne, aperçoit un homme, et l’entend qui disait : « Femme, pourquoi pleurez-vous? Qui cherchez-vous? » C’est le jardinier, pense-t-elle ; peut-être a-t-il pris le corps pour le soustraire aux outrages : « Seigneur, répondit-elle, si vous l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis : j’irai et je l’emporterai ». Jésus ne répondit qu’un mot : « Marie ! » et Magdeleine reconnait la voix qui l’avait tant de fois consolée. Elle se précipite aux pieds de Jésus : « Maître ! » s’écrie-t-elle, et, dans le transport de sa joie, elle cherche à saisir le corps transfiguré qu’elle n’avait plus revu depuis le Calvaire. Jésus l’arrête, car il la voyait trop attachée à son humanité. « Ne me touche pas, dit-il, car je ne suis pas encore monté à mon Père ; mais va trouver mes frères et dis-leur : Je monte à mon Père et à votre Père, à mon Dieu et à votre Dieu ».

Sublime message, où le Sauveur annonçe à ceux qu’il venait de racheter que maintenant ils n’avaient plus d’autre Père que le sien, et qu’ils devaient détacher leur cœur de la terre, pour suivre par la foi Jésus dans les cieux.

Marie Magdeleine se lève et porte aux disciples cette parole : « J’ai vu le Seigneur, et voilà ce qu’il m’a dit. » Mais ni Pierre, ni Jean n’étaient encore revenus près de ceux-ci ; Magdeleine les trouve donc dans le deuil et les larmes (Marc, XVI, 10, 11). En vain leur annonçe-t-elle que Jésus vivait et lui était apparu ; sa voix émue, son ardente conviction, le transport où l’avait jetée la vue de son Dieu demeurent impuissants : ils ne la croient point.

Pendant que la messagère du Christ recevait ce triste accueil dans Jérusalem, d’autres Galiléennes s’approchaient du tombeau (Luc, XXIV, 1-9). Elles venaient, à l’exemple des deux Maries et de Salomé, embaumer le corps du Seigneur, et amenaient avec elles, outre quelques disciples, Joanna, épouse de Chusa, l’intendant d’Hérode Antipas.

A la vue du sépulcre ouvert, elles pressent le pas, et étant entrées dans l’intérieur y cherchent vainement le corps de Jésus. Comme elles s’arrêtent consternées, deux anges paraissent tout à coup devant elles, couverts de robes étincelantes. Saisies d’effroi, elles baissent les yeux : « Pourquoi, dirent les anges, cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n’est plus ici, il est ressuscité. Souvenez-vous de ce qu’il vous disait étant encore en Galilée : Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs et crucifié, et qu’il ressuscite au troisième jour ». Elles se rappellent de faite ces paroles du Maître et vont  porter la nouvelle aux onze et à tous les disciples.

Mais comme elles étaient sur la route, Jésus lui-même leur apparait (Mat. XXVIII, 8-10). « Salut, » dit-il. Elles s’approchent en tremblant, lui baisent les pieds et l’adorent. » « Ne craignez rien, poursuivit le Seigneur, allez dire à mes frères qu’ils aillent en Galilée, c’est là qu’ils me verront ». Les saintes femmes obéissent et vont annoncer aux apôtres qu’elles ont vu et touché le corps ressuscité de Jésus (Luc, XXIV, 9-11) ; mais leurs paroles ne trouvent pas plus de crédit que celles de Magdeleine.

Ce qu’elles disaient leur parait une rêverie, et ils s’obstinent à ne pas croire.

La haine avait rendu par contre plus clairvoyants les ennemis de Jésus (Mat., XXVIII, 11-15). Avertis par quelques-uns des gardes de ce qui s’était passé, les grands prêtres appelent les anciens d’Israël, et tiennent conseil sur ce qu’il convient de faire pour ôter toute créance au prodige.

Le temps ne permettait pas d’imaginer quelque explication habile ; ils se contentent de réunir une grosse somme d’argent et de la donner aux soldats en leur disant : « Vous attesterez que ses disciples sont venus de nuit, et ont dérobé le corps pendant que vous dormiez ; et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous mettrons en sûreté ». Les soldats, prenant l’argent, font ce qu’on leur disait, et de bouche en bouche, ajoute saint Matthieu, cette fable a eu cours parmi les Juifs jusqu’au jour présent.

Les disciples d’Emmaüs – Jésus dans le Cénacle

Cependant la journée s’écoulait, et hormis Pierre et Jean, aucun disciple ne croyait encore à la résurrection du Maître. Vers le soir, deux d’entre eux sortirent de la ville et prirent le chemin d’Emmaüs, village situé à soixante stades vers le couchant (Luc, XXIV, 13-35). Le crucifiement, les prodiges du sépulcre, le bruit répandu par les femmes, faisaient l’objet de leur entretien. Pendant que leur esprit s’y perdait, Jésus s’approchant fait route à leurs côtés. Mais « leurs yeux étaient voilés, de sorte qu’ils ne le reconnurent point », et ils se taisent, croyant avoir affaire à un étranger.
« Que disiez-vous, demande le Seigneur, et que débattiez-vous si vivement sur la route ? » Les disciples le regardent avec une tristesse mêlée de défiance. « Etranger, dit l’un d’eux nommé Cléopas, seul dans Jérusalem ignores-tu donc ce qui s’y est passe en ces jours-ci ? – Quoi donc ? dit le Sauveur. – Mais Jésus de Nazareth, » répondent-ils, et tous deux, étonnés de son ignorance, rappelent à l’envi quel homme était ce Jésus, prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple. « Ne sais-tu pas que les princes des prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort, et l’ont crucifié ? Nous espérions qu’il délivrerait Israël ; cependant, après tout cela, voici déjà le troisième jour que ces choses ont été faites. Il est vrai que certaines femmes, qui sont des nôtres, nous ont fort effrayés. Etant allées avant le jour au sépulcre, elles n’ont point retrouvé son corps, et sont revenues nous dire que des anges leur ont apparu et leur ont dit qu’il était vivant. Quelques-uns de nous sont allés au sépulcre, et ont trouvé toutes choses comme les femmes avaient dit, mais pour lui ils ne l’ont point vu ».

C’était avouer qu’ils ne croyaient plus en Jésus et ne voyaient en lui qu’un prophète qui, après avoir brillé un instant, disparaissait comme tant d’autres ; n’espérant plus rien d’un homme mort, ils s’éloignaient tristement déçus : « O insensés et pesants de cœur, s’écria leur compagnon, qui ne pouvez croire ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses pour entrer dans sa gloire ? » Et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua ce qui était dit de lui. Dans ce tableau où se trouve ébauchée la figure du Messie, il était facile à Jésus de montrer dépeintes, trait pour trait, sa passion, sa mort et sa résurrection. Mais seuls, que peuvent les livres saints, même commentés par une bouche divine ? Ils ne font luire aux yeux que les premiers rayons de la foi : pour éclairer et convaincre l’âme, il faut la grâce qui la pénètre.

Les trois voyageurs arrivent au bourg d’Emmaüs : Jésus feint de passer outre ; mais les disciples, enflammés par ce qu’ils venaient d’entendre, le forcent à s’arrêter : « Demeurez avec nous, dirent-ils, car il se fait tard et le jour est sur son déclin ». Jésus, cédant à leurs instances, entre dans la salle, où la place d’honneur lui est donnée, se met à table, prend du pain, le bénit, le rompit, et le donne à ses compagnons. Mais, entre les mains du prêtre éternel, le froment de la terre était devenue le pain des cieux ; en même temps, une grâce puissante opérait dans le cœur des disciples. Leurs yeux s’ouvrent enfin, ils reconnaissent Jésus, et bien qu’il disparaisse aussitôt, leur foi en  sa résurrection n’en demeure pas moins ferme: « N’est-il pas vrai, se disent-ils l’un à l’autre, que notre cœur était tout brûlant en nous quand il nous parlait en chemin et nous découvrait le sens des Ecritures ? » Et se levant à l’heure même, ils retournent à Jérusalem pour faire part aux apôtres de ce qui s’était passé.

Ils trouvèrent les onze assemblés au cénacle et furent accueillis par ces paroles : « Le Seigneur est vraiment ressuscité ; il a apparu à Simon (Luc, XXIV, 31). » Et eux à leur tour racontent ce qui était arrivé dans la route et comment ils l’avaient connu à la fraction du pain. Mais leur parole n’obtint pas le même crédit que celle de Pierre (Marc, XVI, 12 , 13) ; ce voyageur cheminant avec eux, rompant le pain à leur table, n’était plus le Christ triomphant que Simon et les femmes avaient adoré. Loin de confirmer la foi naissante, ce nouveau témoignage ne contribua qu’à faire renaître le doute dans ces esprits mobiles ; et autour de la table où mangeaient les apôtres, l’incrédulité était grande encore, quand tout à coup Jésus apparut.

« La paix soit avec vous ! » dit-il. Leur premier sentiment est l’effroi (Joan, XX, 19). C’était bien le Seigneur qu’ils avaient devant les yeux ; ses traits, le son de sa voix, jusqu’à son salut accoutumé, tout empêchait de le méconnaître. Mais comment avait-il pu entrer sans bruit, les portes étant fermées par crainte des Juifs ? (Luc, XXIV, 36-13) N’était-ce pas un esprit ? Et ils s’épouvantent. Jésus les rassure : « C’est moi, dit-il, ne craignez point. Pourquoi vous troubler et raisonner ainsi dans vos cœurs ? Regardez mes pieds et mes mains ; c’est bien moi. Touchez et considérez qu’un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’ai ». Et leur montrant ses pieds et ses mains percés, découvrant son côté, il leur fait contempler, toucher sa chair et ses blessures.
Saisis de joie et d’admiration, les apôtres demeuraient éperdus. Il fallait un dernier signe pour les convaincre : « Avez-vous ici quelque chose à manger ? » dit Jésus. Un morceau de poisson rôti et un rayon de miel se trouvaient sur la table. Il en mange, non qu’il eût faim, mais pour montrer que son corps ressuscité n’avait pas changé de nature. Prenant ensuite les restes, il les donne aux apôtres.
La paix ramenée dans les esprits, Jésus reproche aux siens la dureté de leur cœur, parce qu’ils n’avaient pas voulu croire ceux qui l’avaient vu ressuscité (Marc, XVI, 14). Mais aussitôt, reprenant sa compassion pour ces hommes grossiers, il ne songe plus qu’à relever leur courage par des promesses : « Paix à vous tous, dit-il de nouveau ; comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie » (Joan, XX, 21-23). Et soufflant sur eux en signe qu’il leur communiquait sa puissance : « Recevez l’Esprit-Saint ; les péchés que vous remettrez seront remis, ceux que vous retiendrez seront retenus ». Jamais autorité plus haute n’avait été conférée, car Jésus, par ces paroles, instituant le sacrement de pénitence, donnait à des hommes mortels le pouvoir de disposer des biens éternels, le droit d’ouvrir et de fermer les portes des cieux.

Or Thomas, l’un des douze, n’était pas avec eux quand Jésus apparut dans le cénacle (Jean, XX, 24-29). De tous c’était le plus enclin au doute ; aussi quand les disciples joyeux vinrent à lui et lui dirent : « Nous avons vu le Seigneur ! » il leur fit cette réponse : « Si je ne vois dans ses mains le trou des clous, et si je n’enfonce mon doigt à la place de ses clous et ma main dans son côté, je ne croirai pas ».

Et cependant, tout défiant qu’était Thomas, il n’en restait pas moins attaché au Maître qu’il pleurait, à ses frères dont il enviait la foi et le bonheur.

Huit jours plus tard nous le retrouvons avec eux, toujours incrédule et se consumant en regrets. Comme auparavant, les portes du cénacle étant closes, Jésus vint et se tint debout au milieu des disciples : « Paix à vous ! » dit-il, puis s’adressant à Thomas : « Mets ici ton doigt et vois mes mains, approche ta main et enfonce-la dans mon côté, et ne sois pas incrédule mais fidèle. – Mon Seigneur et mon Dieu ! » s’écria l’apôtre. Il ne demandait plus à toucher les plaies du Sauveur ; mais, prosterné à ses pieds, il l’adorait et implorait son pardon. Jésus, pour tout reproche, oppose à cette soumission tardive le mérite et le bonheur de tant d’âmes qui croiront en lui sans l’avoir vu : « Tu as cru, Thomas, parce que tu m’as vu : bienheureux ceux qui croiront sans avoir vu! »

 

 

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